Quelques cercles

J’ai les mots au bout des doigts : « j’ai retrouvé la chanson. » je crois. celle qui passait au café, là où tu m’as serrée contre toi en disant « excuse-moi » et je me suis sentie entendue. comprise. deux jours je l’ai cherchée, écouté tous les albums, et enfin, dans une compilation, par hasard, trébuché sur elle

voilà encore quelque chose qu’on taira. pour garder intact
l’intention. le mot. la projection de l’oreille tendue, la parfaite projection d’une parfaite réception

Nous vivons, je vis, des attentes, des tracés déliés fendus dans les toiles de la réalité – je vis des sillons creusés par les ongles, à la saignée des tempes la peau tailladée, nous vivons, je vis, de

Nous vivons de devenir des personnes meilleures. alors nous nous taisons dans la grande ellipse de nos vies, cette place, ma place, cette appartenance, mon appartenance, comme toujours, comme jamais : elles n’existent pas.

Nous vivons, je vis, de cette errance, de ne pas suffire et que ça ne suffise pas. suspendue à l’espoir qu’on soit prêt en face. à coups de « malheureusement » martelés dans mes rétines, des justifications aux araignées filantes, dans les ambivalences aux lâchetés logistiques, aux phrasés dramaturges plantés dans des décors qui choient de se prendre au sérieux.

Je vis, nous vivons de
Je vis de donner vie et sens à ces vécus, ces imaginés, projetés et créés, ici, tout prend la valeur, le potentiel d’un sentiment océanique, ici, aux vides dorer les flancs, à la non-place, la non-appartenance, à la solitude rendre leur noblesse.

on taira ou pas. qu’il me restera ça : vivre, écrire. écrire, vivre.
et même si je m’en satisfais, est-ce que ça fera jamais de moi une personne meilleure ?

Son : Patrick Watson, Here Comes The River, in Wave, 2019

Vassily Kandinsky, Quelques cercles, 1926, Guggenheim Museum, New York

Dimanche

Enfin convergé avec mon doctorant J. sur le proceeding1, dont la deadline de soumission était il y a deux jours. Que de pression2. Dix ans de travail et quarante particules candidates repêchées dans du bruit. Que de péripéties et d’itérations avec J.
J’ai une todo liste longue comme le bras, et envie surtout de lire Salinger, plonger dans la musique spectrale, jouer avec des sons et des phrases voir si ça collerait.
il fait frais mais on sent que la trêve est de courte durée
j’ai des effilochés de Bouvier dans la tête entremêlés de mots nocturnes et de d’éclats bleus
Mon beau-frère joue à Duel en bas dans le salon avec A., j’entends A. râler (mauvais perdant)
P. taille le lierre qui fait de la poussière et une odeur verte et forte
je suis sur le lit
étrange suspension en ce dimanche

[Edit : une heure plus tard, ça explose en hurlements démentiels qui couvrent tous les spectres à la frontière cérébrale (A.) – est-ce ça qui était suspendu ?]

  1. Article qui accompagne une présentation à une conférence. ↩︎
  2. C’est J. qui, modestement, présente les premiers rayons cosmiques trouvés par lui et moi la collaboration G. à la conférence internationale du domaine cet été. ↩︎
The New Yorker, June 5, 1948

La chair du temps

Le pendule de laiton oscillait. Assis sur les marches de marbre derrière les colonnes du Panthéon, A. a sorti son carnet et j’ai expliqué en trois schémas le transfert d’énergie cinétique et gravitationnelle, les frottements de l’air et la preuve de la rotation de la Terre. Une collection de vitrines d’art figeaient par symboliques un peu cliché la guerre de 14-18. Par intermittence, un chœur s’élevait, In nomine lucis, de Dusapin, semblant ralentir les battements, tellement que A. s’est exclamé : « Regarde, le pendule s’est arrêté ! »

Je leur avais avoué rue Soufflot : je cherche de l’inspiration pour mon texte – une commande en prélude à un morceau de Gérard Grisey. L’un des inventeurs du courant dit spectral, dont la musique serait sensuelle, utilisant la chair du temps… J’essaie d’appréhender, la construction, l’intention, par lectures et rencontres, et l’écoute surtout, d’une œuvre qui m’est étrangère et étrange – surtout pour moi qui ai zéro formation musicale.

Mais à force de fouiller, je récupère des mots, des bribes d’état d’esprit avec lesquels entrer en résonance et chercher à coïncider par petites touches. Deleuze, la force plutôt que la forme. La préparation méticuleuse mais un rendu à la courbe organique. Ce fragment de journal :

14h. Voilà, j’ai tout de même bien travaillé, mais il n’est pas facile de s’arracher à cette pesanteur. « Pesanteur » le mot qui convient bien à cette journée, le ciel est si bas. J’ai des douleurs un peu partout, nostalgique comme si souvent, la vue des déchirures de lumière dans les nuages et là-bas, cette pellicule blanche à l’horizon de la baie me pétrifient. Le temps passé glisse, s’insinue, s’effiloche. La musique fuit, la musique passe, j’essaie d’en cerner à ma mesure quelques palpitations. Pour Epilogue, je relis les schémas de partiels, modulations et transitoires. Une vie de travail et de « patience ». Comme si je voulais cerner une forme intérieure, l’ossature-même de mon âme… Je jubile. De la grande, de la très grande musique, après moi on se demandera pourquoi, comment… Je jubile : Epilogue, si j’en ai l’énergie aura une sacrée gueule !

— Gérard Grisey, Journal, à propos de la composition d’Épilogue dans Les espaces acoustiques., 1985

Le morceau qu’on me propose de compléter par des mots prononcés est construit à partir de pulsations de pulsars.

J’ai en vrac dans la tête les équations de magnétosphères du papier de Michel (1973), la pêche de Jocelyn Bell, le bourdonnement du grand radio-télescope de Nançay, la navigation interstellaire, le Pulsar Timing Array, et des éclats de lumière, de particules, la fusion d’étoiles à neutrons et les ondes gravitationnelles, j’ai aussi les flashs de séquences rembobinées de Koyaanisqatsi, et allez comprendre pourquoi, Voyelles de Rimbaud en puissante litanie. J’ai aussi enfoui juste sous la surface, à savoir si on l’utilisera ou si elle restera elliptique, une image secrète, intime, la véritable.

Préparation méticuleuse, force plutôt que forme, organique, sensuelle, l’utilisation du silence. Difficile d’être à la hauteur d’une telle commande, le renouveau du texte d’un astrophysicien qui a été conçu à l’époque en dialogue avec le compositeur. Mais quelles que soient ensuite les critiques, ce qui compte est que la création soit viscérale.

Une version dernier cri de la musique des pulsars, basée sur les données du projet Radioastron, 2019.

Secrètement eschatologique et implicitement métaphysique

Un être cher me lançait il y a peu : « La personne que tu cherches n’existe pas. Bon courage pour ta quête. » Et moi, avec impertinence : « C’est la quête qui est intéressante. » Je réalise qu’au fond, ce n’est pas une quête, c’est une espèce d’attente. Ironie pour moi qui déteste tant attendre que je me débrouille pour toujours être en retard, mon impatience chevillée au corps, ma petite phrase en pied de nez « Je suis nulle en attente. »

Et il semblerait pourtant… Qu’est-ce que j’attends ? Qui ? Le bouleversement ? Que le prochain événement transitoire illumine le ciel, au moment où nous aurons construit notre détecteur de particules d’ultra-haute énergie ? La démonstration ultime que j’ai de la chance, que je suis, sans conteste, la plus chanceuse de l’Univers ?

Peu avant sa disparition, le philosophe Guy Samama écrivait cet habile assemblage de mots, qui donne sens à ces labyrinthes cérébraux.

Le tragique de l’attente, c’est que sans objet ni projet véritable autre que de continuer à exister, elle définit notre finitude, s’identifie à notre conscience et nous fait sentir notre irrémédiable solitude. Ce que révèle l’attente, c’est une impossibilité ontologique de coïncider avec soi-même alors que cette impossibilité coïncide avec nous-mêmes au point de nous constituer. C’est ce qui fait sans doute sa vocation à la fois secrètement eschatologique et implicitement métaphysique.

— Guy Samama, L’attente : trompe-l’œil du désir, 2016

Son [accompagnement indissociable de ce billet, sans lequel l’expérience est incomplète] : Philipp Glass, Prophecies, in Koyaanisqatsi, 1983

Greg Dunn, HIPPOCAMPUS II. Enamel on composition gold and aluminum, 2010

Écrire – laying the ground

Restée trop longtemps loin de la plume – ici l’exercice est nécessaire, mais ce ne sont que des fibroses, qui peut-être serviront un jour comme tissus pour des gaines plus abouties. J’ai une commande de texte court pour juillet – curieuse, sombre et arythmique, « entre littérature et science » m’a-t-on écrit – en filigrane dans mon esprit. Et sinon je me nourris, je me nourris tous les jours, Mon coach pro me révélait « Tu peux te dégager du temps pour écrire un deuxième livre, et tu travailleras pour ta science et la direction de ton laboratoire. » Au dîner de collaboration, M. me demandait : « Alors tu es dans un deuxième livre pour faire vibrer cet autre pan de toi ? » Je relisais tout à l’heure avec émerveillement le fil distendu et perlé de féerie avec D., fil qui s’est abîmé j’en ai peur, dans la sortie de mon premier livre et dans les pipelines de Cape Town. Et c’est pourtant ce que je suis et ce que j’aspire à écrire, à offrir – cela monte et prend forme dans une architecture bruissante, les filaments émergent, s’agglomèrent, je me nourris en boulimique de la vie des autres, je vis mes vies comme autant d’histoires, j’écoute des podcasts de Jean-Claude Ameisen, des films et documentaires à la voix attachante, je lis L’usage du monde aux garçons tous les soirs pour la friandise des mots, et ce morceau de Glass qui me transperce ce soir : profondeurs des voix graves aux faisceaux d’orgue, mystérieux langage. Je me nourris, les traits courent, pailletés, des éléments aux autres, je m’emplis, et bientôt, la vomissure en un jet, disque et accrétion, tout se prépare à écrire.

Son : Philipp Glass, Koyaanisqatsi, in Koyaanisqatsi, 1983

Image par Chandra en rayons X (données 1999 – 2012) de Centaurus A, une galaxie abritant un trou noir supermassif et produisant un grand jet. Colorisation et traitement par J. Mouette, 2024.

Nançay : bruits, voix et sons

En vrac, je pensais à cette mission sur le terrain il y a trois semaines, à l’Observatoire radio-astronomique de Nançay1. L’étrange couchant blanc dans un champ de vieilles paraboles radio et les midges qui nous bouffaient le visage, pendant que Tony nous interviewait.

Tony m’avait contactée pour me parler d’une « création sonore » qui passerait sur une chaîne de radio nationale. Un documentaire avec une approche/accroche artistique/émotionnelle autour des particules et de l’Univers. Et cette proposition : y être la voix traversante. On a beau être ensevelie dans l’imposture et la certitude d’avoir un timbre criard et une mauvaise diction, c’est une combinaison de mots qu’on ne peut pas refuser. Voix. Traversante. Je serais pieds nus et en tunique blanche, errante dans une présence diffuse, sans corps, particule ondulatoire, quelque chose comme ça. [En fait criarde et mauvaise diction, mais on a les rêves mythologiques qu’on peut.]

La nuit tombée – après une journée à enregistrer des spectres, à visser des boîtiers mal fermés – dans cette pizzeria de Vierzon, O. causait à G., M. était intelligente et réservée, et Tony, je découvrais alors que nous avions le même âge, me disait sa crise de la quarantaine, amplifiée par le fait de ne pas avoir d’enfants ; il s’était créé une bulle autour de nous, j’avais accepté de plonger dans l’intensité de son regard. Il avait sorti de son sac mon livre boursoufflé, constellé d’annotations et de post-its colorés. « On regrette presque à la fin qu’il n’y ait pas eu plus de ces moments de fiction. On sent vraiment que c’est là que tu tends. » Il se tait, je me tais, M. est silencieuse, et je laisse couler en moi cette suspension.

Au retour, sur l’autoroute jusqu’à deux heures du matin, j’avais écouté en boucle la musique mystérieuse qu’il avait composée pour le documentaire. Il me l’avait envoyée et conseillé de m’en imprégner, avec ces mots : « D’une certaine façon, vous vous accompagnerez l’une l’autre. »

Son : T. H., Au delà de l’atome I, 2025.

À l’Observatoire radio-astronomique de Nançay, d’immenses instruments métalliques écoutent le bruit radio de l’Univers depuis les années 1960.
  1. Nous y avons une petite installation pour tester nos antennes dans des environnements moins bruités qu’à Paris. ↩︎

Take Me Out!

Matin. Dans une tristesse sourde, sur le tracé délicat de la bascule vers la colère, j’entre dans mon café hipster, échange sourire et macchiato avec la barrista – et miracle : secourue par le smash de guitares de Franz Ferdinand qui passe en bande son. Je m’empresse d’envoyer le morceau à Da. qui me répond : « Pas mal pour réveiller les esprits embrumés, je connaissais pas, j’aime bien ! » Et moi : « Tu connaissais pas ? Ça doit être générationnel ;-p » Lui : « T’es conne, suis pas si vieux ! » Puis « Le titre [Take Me Out], c’est un message subliminal ? Faut qu’on aille déjeuner un de ces quatre. » La suite de la matinée dans d’autres interactions enthousiastes avec chercheurs et chercheuses, dans le bâtiment fraîchement rénové de l’Institut Henri Poincaré, briques et fenêtres à meneaux : un petit goût de Londres, et en quittant l’amphi en douce au milieu d’un talk pour aller récupérer mes enfants, je m’arrête devant les rangées de lampes Tiffany. J’aime ce qui m’apparaît dans la vie, lampes, sons, gens, lieux, mots et équations, dans leur beauté et leur viscéralité. Je ne crois pas à la hiérarchie des genres artistiques et des classes sociales ; je suis prête, toujours, à me nourrir, à chercher à comprendre pourquoi c’est apprécié et ce qui anime les gens. [Même si malgré tout ça, ma culture reste quasi-nulle :palm-face:] Je ne crois pas que cela fasse de moi un magma éclectique indéfini et hypocrite. Et si c’est le cas, tant pis pour les qualificatifs, parce que c’est beaucoup trop intéressant.

Son : [en direct de Glasgow, du rock écossais des années 2000] Franz Ferdinand, Take Me Out, dans l’album éponyme [d’après l’archiduc d’Autriche], démentiel de bout en bout, Franz Ferdinand, 2004.

Les lampes Tiffany, dans une vitrine à quelques rue du Luxembourg, mai 2025

Concerto pour Ueno-koen

Atterri à 5h du matin, le monorail a filé jusqu’à l’hôtel. Il est beaucoup trop tôt pour m’écrouler dans une chambre, on me demande de patienter jusqu’à midi. Alors… brancher Barber dans ses oreilles et aller errer à Ueno-koen. Dans le parc, diffuser d’odeur en odeur, le cyprès, le cèdre, le pin, les jasmins, la friture et l’encens aux abords d’un temple. Le ciselage des arbres me couvre de clair-obscur. Le métal des métros se mêle au souffle des feuilles et aux corbeaux gutturaux, le concert symphonique de la ville dans la nature et réciproquement.

Personne ne m’enlèvera cette joie incongrue d’écouter Barber au Japon jusqu’à la lie, mon sursaut de l’âme à cette grandiloquence. Avril 2023. La traversée de part et d’autre de la banlieue tokyoïte dans le cahot aseptisé des trains, à faire germer mon deuxième chapitre entre deux séminaires. L’année où enfin j’ai su poser ce pays en mon sein. Et puis D. qui m’écrivait par touches, des notes rouvrant mes yeux aux petites choses du monde. C’est tout cela, écouter Barber au Japon, et cela m’appartient.

Les fuseaux horaires brouillent le rythme des pensées, et fait surnager celle-ci, qui s’impose dans la tiédeur humide des prémices de l’été : il ne faudrait perdre la tête que par excès de beauté. C’est la seule raison valable, aucune autre n’est absolue.

Son : Samuel Barber, Concerto pour violon, Op. 14, la musique qui accompagne mon Japon depuis 2023. Difficile de choisir un mouvement, à déguster en entier évidemment. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Symphonie de la ville dans la nature et réciproquement, dans les jardins du Musée national de Tokyo, Ueno-koen, mai 2025. Au Japon les corbeaux croassent en japonais.

La maison de Coutainville [au soir]

Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.

Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, M. 60 : Le jardin féérique, Martha Argerich, Nelson Freire, Peter Sadlo, Edgar Guggeis, 1994

La maison de Coutainville, avril 2025

La maison de Coutainville [l’après-midi]

Dans le bow window baigné de soleil, tomme fleurie, andouilles, asperges, crème crue sur gâche – juste K. et moi, dans cette retraite secrète, chez la Bonne Fée, nous passons des heures dans la cuisine de bois moderne, les mains dans les Saint Jacques que je dresse en pétales translucides, les huîtres du Père Gus, le ceviche d’églefin que je pointille de brins de salicornes cueillies entre deux dunes le matin. Dans le four on a cuit des sablés à la motte de beurre salé, et des scones aux éclats de chocolat noir, la farine du moulin du Cotentin, j’en ai des traces sur le pull, Natalie Dessay chante Prenez une jatte, jatte, mon téléphone sur le plan de travail égrène des messages aux neutrinos-mouettes que je n’ouvre pas – encore.

Son : Michel Legrand, Natalie Dessay, François Laizeau, Pierre Boussaguet, Cake d’Amour (de « Peau d’Âne »), 2013

La maison de Coutainville, avril 2025