Universidad Laboral de Gijón : immense palais à l’extérieur de la ville, construit dans les années 1940 sur les lignes de la Cité hellénique idéale et d’un palais royal espagnol, constellé de symboles franquistes. On y largue A. devant un piano, je lui dis au revoir et clos la porte d’une salle à sa disposition pour pratiquer, plusieurs heures par jour. « Si jamais tu n’as rien à faire et que tu t’ennuies entre les cours et les masterclass… » avais-je entamé, et lui de me couper avec évidence, prenant sur lui malgré sa petite anxiété « bah si je n’ai rien à faire, je jouerai du piano. »
Entre les colonnades parthéniennes, on descend quelques marches derrière un rideau de velours rouge et pénètre dans un café quasi-hipster, qui passe du blues avec vue surplombante sur les montagnes vertes asturiennes. Les lieux, leur enchaînement et les séquences sont insolites, du Alice au Pays des merveilles et du surréalisme combinés (mais serait-ce la même chose ?).
Ensuite, Villaviciosa, ville grise dans un ciel bas, sombre, mais qui ne tombe pas. Des azabache polis montés sur des boucles d’argent, éclats d’arbres du jurassique fossilisés. Le café d’antan où l’on mange des croquetas à tomber – béchamel cuite avec les ingrédients de fabadas m’explique la serveuse. Je lis Anaïs Nin à voix haute à P. (et K. qui écoute distraitement en boulottant sa tortilla), sur ses réflexions sur son intensité à vivre. [Hier A. s’était assis à côté de moi : « je vais lire avec toi » – euh non, je crois pas… C’était la page sur les putains de Henry Miller.] Il faut que j’écrive sur elle, ça m’agite et me crispe presque, de ne pas avoir/prendre de temps dans la journée pour la lire, et écrire, écrire tout cela.
Autoroutes et routes entre les montagnes jusqu’à Lastres qui cascade vers la mer dans un parfum entêtant d’eucalyptus. Toujours quelque chose de cubiste dans l’Espagne, de sale, de dur, de dictatorial, d’industriel, d’industrieux, même dans les coulures de bougainvillées et les escaliers pavés entre les maisons de pêcheur, les hortensias chiffonnés.
De retour à Oviedo, le musée des beaux-arts, surprenant, aux mille couloirs et maisons d’antans, de bois et de patios cachés avec des oeuvres cachées. El Greco, bizarrement moderne comme à son habitude, un Foujita aux pigeons et aux chats, et Anaïs, je suis sûre, mais dont le nom a été modifié.
J’aimerais être plus libre ici : avoir le courage d’écrire sur tout et sur tous, sans les noms cachés et les ellipses et les histoires émincées en tous petits bouts. J’aimerais comme Anaïs dire et plaquer les faits comme ils arrivent, les gens comme je les perçois. Et puis je me ravise ; il faut toujours laisser au lecteur la place de construire. L’esquisse, c’est l’accroche des fils qui courent ensuite dans les esprits. Écrire, dans sa pureté viscérale, c’est poser assez pour faire sentir la main effleurée ou le boyau tordu, mais il ne faut jamais marteler de mots et de réalités. Peut-être que c’est un peu comme vivre : il faut garder sa part d’ellipse et d’inaccessible, au risque de devenir sinon un personnage de mauvais best seller.
Son : deux pièces. L’une pour les consonances de flamenco à la langueur nostalgique : Michel Camilo & Tomatito, Spain Intro, in Spain, 2000. Et aussi, parce que les Asturies, la truculente Youn Sun Nah, Asturias, in Immersion, 2019.

