À Saint Sulpice, d’immenses Delacroix restaurés, brossés comme avec des crayons gras colorés. Dans un carré dédié à l’office, des fous touristes en quête de sens psalmodient la même phrase monocorde en mode disque rayé.
Au fond de l’église, au milieu de cette mascarade publicitaire de la religion, de rites semi-païens obscurs, entre une reproduction grandeur nature du Saint Suaire, de vacanciers italiens, espagnols, américains… un couple.
On voyait bien qu’ils n’appartenaient pas à cette contrefaçon. À leur façon de se poser timidement sur les chaises de paille de la dernière rangée. À leur façon de projeter une bulle de lumière douce dans l’espace dérangé, par le jet de leur regard gravitationnellement verrouillé l’un vers l’autre. Il dit [on ne saura que le murmure grave]. Elle dit [chuchotement, mais on peut lire sur les lèvres] : oui. Les dossiers des chaises empêchent de voir le dessin des émotions dites par la motion des mains, et celui de la bague glissée sur le doigt. Le film, on le sentait à la fois joli, secret, triste, heureux et joli.
Gérard Philipe et Renée Faure dans « La Chartreuse de Parme » de Christian-Jaque (1947)
Enfin la quiétude de l’été finit par avoir raison de moi. Je me surprends à m’occuper de la maison : récurer la poubelle de la cuisine, ranger la chambre de K., trier mes placards à vêtements… je contemple de nouveaux projets : zyeuter seloger.com à la recherche d’un pavillon (sans succès), et surtout écrire. Le monde parallèle vient m’aspirer dans des chemins de traverse, de chateaubriand à la pavlova, des gourmandises piquées de moustiques.
Le soir les dieux me punissent de mes ébriétés : K. est en délire ; quand je cherche à le descendre de ses perchoirs, nous ratons une marche au milieu de l’escalier, dégringolons la moitié d’un étage, et j’en suis quitte pour claudiquer le restant de l’été, et à porter des robes longues pour cacher les marbrures de bleus et de bosses.
Je passe la nuit fiévreuse, je me suis endormie avec Anaïs, alors je suis elle, je ne sais si je couve Artaud, Miller, Allendy ou son père, je cherche un sens dans les méandres de mots, dans un journal, à rédiger les lignes ci-dessus. J’ai les genoux, la nuque et les joues en feu, l’eau est fraîche au robinet. Des brises froides et fluides glissent par la fenêtre, j’ai trop chaud dans la couette, trop froid en dehors.
Trop fébrile, alors je me lève dans le noir et j’écris jusqu’à ce qu’il fasse jour.
Joaquin s’étonne: « Tu es si calme, es-tu malade? » Il me surprend à sourire toute seule de la plénitude de ma vie : le casier à musique rempli de livres que je n’ai pas le temps de lire, les caricatures de George Grosz, un livre d’Antonin Artaud, des lettres auxquelles je n’ai pas répondu, un monceau de richesses ; je voudrais être comme June, avec une divine indifférence pour les détails, acceptant des épingles de sûreté sur mes robes; mais ce n’est pas le cas. Mes placards sont magnifiquement rangés, à la japonaise, chaque chose à sa place, l’ensemble soumis à un ordre supérieur et, au moment de la vie, repoussé à l’arrière-plan. La même robe peut être froissée et portée au lit, les mêmes cheveux brossés, jetés au vent, les épingles à cheveux peuvent tomber, les talons se briser. Quand vient le moment de vivre, tous les détails s’estompent. Je ne perds jamais l’ensemble de vue. Une robe impeccable est faite pour y vivre, pour être déchirée, mouillée, tachée, froissée.
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.
Anaïs parle de ses horcruxes ou de sa multiplicité :
J’ai le sentiment qu’un choc initial a rompu mon unité, que je suis un miroir brisé. Chaque morceau s’en est allé vivre sa vie. Ils ne sont pas morts sous le choc (comme dans certains cas où j’ai vu des femmes qui sont mortes à la suite d’une trahison et prennent le deuil, abdiquent tout amour, ne renouvellent jamais le contact avec l’homme), mais ils se sont séparés en différents « moi » et chacun a vécu sa vie.
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.
J’avais dit à P. sur la route Fleurance-Auch-San Sebastian : « Ça fera bizarre de lire Anaïs Nin en Espagne. » Je pensais alors Louveciennes, Montparnasse, Clichy. Mais comme lui fait remarquer par lettre son père retrouvé (cubain, spécialiste de la musique traditionnelle espagnole qu’il a remise au goût du jour… et incestueux), il y a de l’espagnole qui bout en Anaïs, parmi ses multiples facettes. Ça prouvait a posteriori que c’est là qu’il fallait aller cet été, dans la fraîcheur de la Costa verde, à la lire et à la partager à la lueur des lampadaires, sur les marches de l’église San Isidoro el Real d’Oviedo, aux petites heures de la nuit.
Son amant et muse réciproque, Henry Miller, lui écrit :
Anaïs, votre beauté m’a ébloui. Vous étiez là comme une princesse. C’était vous l’infante d’Espagne, et non pas celle que l’on m’a désignée ensuite. Vous m’avez déjà montré tant d’Anaïs, et maintenant celle-ci. Comme pour prouver votre versatilité protéenne.
Son : Michel Camilo, Tomatito, La Fiesta, in Spain Again, 2006
À chaque page une résonance. Comme ici, et sur tant de paragraphes où Anaïs décrit ce que j’appelle, moi, Le Domaine :
Je dois apprendre à être seule. Personne n’arrive véritablement à me suivre jusqu’au bout, à me comprendre entièrement.
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.
Mais pour nuancer, il y a aussi ceci, qu’elle énonce à une amie :
« Créez un monde, votre monde. Seule. Soyez seule. Créez. […] Ce n’est qu’après que j’eus écrit mon premier livre que le monde où je voulais vivre s’est ouvert à moi. »
J’ai écrit mon premier livre et le monde où je voulais vivre s’est ouvert à moi ; quelque chose est changé, Anaïs, je la lis seule et pas seule.
Son [une version féminine et sans zombie, avec le message pur du Nightcall de Kavinsky] : London Grammar, Nightcall, in If You Wait, 2013
« Anaïs Nin drapée dans un châle », de Brassaï, en 1932. Photo Estate Brassaï/GrandPalaisRmn
Je passe l’été avec Anaïs. Au début doucement, par petits grignotements. Puis avec une frustration de ne pas la dévorer davantage. Enfin cette réalisation : rarement ai-je été aussi modifiée par un livre. Je ne trouve dans son journal rien du personnage de femme fatale sulfureuse dont la postérité l’a affublée. Une femme ultra-moderne simplement, prête au strip-tease de son âme pour la cause littéraire.
Anaïs m’a pénétrée là où personne n’avait été depuis longtemps. Ces semaines à la lire me laissent pleine de son univers, de son temps intemporel, de la quiétude créative de sa maison de Louveciennes. Tout est juste, jusqu’à sa façon de planter la saison, le décor végétal, la nature qui passe, dans un langage d’une perfection douce et intelligente.
Je viens de me tenir à la fenêtre ouverte de ma chambre, et j’ai profondément aspiré l’air parfumé de chèvrefeuille, le soleil, les perce-neige de l’hiver, les crocus du printemps, les primevères, les pigeons roucoulants, les trilles des oiseaux, toute la procession des douces brises et des fraîches senteurs, des couleurs fragiles et du ciel à la texture de pétale, les vieux ceps noueux pareils à des serpents gris, les pousses verticales des jeunes branches, l’odeur humide des vieilles feuilles, du sol détrempé, des racines arrachées, de l’herbe fraîchement coupée, l’hiver, l’été et l’automne; les levers et les couchers de soleil, les tempêtes et les accalmies, le blé et les châtaignes, les framboises sauvages, les roses sauvages, les violettes et les bûches humides, les champs brûlés et les coquelicots.
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.
Anaïs modifie les êtres qui lui sont chers et qu’elle côtoie. Je me disais ainsi : c’est comme si, un siècle plus tard, j’avais moi-même été sous son emprise, son charme, son enchantement – son analyse.
Henry [Miller] dit: « J’ai toujours beaucoup pensé, mais il me manquait un pivot. Et quel était le pivot manquant? C’était, comme vous dites, une compréhension de moi-même. C’est votre vision de moi qui maintient avec force mon unité. Vous rejetez les détails sans importance. Vous ne vous perdez jamais, comme fait June, et vous donnez à mes actes et à mes expériences leur juste mesure. »
Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers de terrains sauvages, le désir d’une ville.
— Italo Calvino, Les villes invisibles, 1972
On accède à Cudillero à pied, comme si on l’accostait, elle se révèle dans son coquillage de rochers et de végétation ruisselante, nappée de fumerolles d’air froid, capée d’eucalyptus. Des centaines de petites maisons de pêcheurs empilées sur la falaise et son phare-jouet d’avant-garde. La mer est turquoise et les poteries noires. Le voyageur peut suivre un chat, se perdre dans un dédale de marches, de linges et de façades, et rester prisonnier d’une géométrie non euclidienne, dans une quête où le haut et le bas ne sont plus celles de l’eau et du ciel.
On peut percer Oviedo jusqu’au cœur la nuit ; le sol est lustré aux petites heures à grande eau et quand le vacarme des buveurs de cidre s’est éclairci, l’air se remplit de celui des camion-poubelles. À chaque tournant, une place cuivrée aux lucarnes maquillées d’un trait sombre, qui se mue en scène d’opéra. Dans les nuits d’Oviedo, les vacanciers sommeillant ne savent pas ce qui se trame et se joue, les drames et les psychanalyses criées, chantées et pleurées.
Oviedo encore en fin de journée chaude : sur ses flancs montagnards, on grimpe un chemin de poules et de granges-pilotis. Sur les pierres ocres de l’église Santa Maria de Naranco, le pinceau de lumière arrondi des colonnes sculptées conte une caresse.
Au bout d’une longue route entre les pics herbus de l’Europe, ceux-là même qui bloquent les nuages et font du reste de l’Espagne un désert, le voyageur devient pèlerin religieux ou touriste, et se heurte à la prétention mystique de Covadonga. On y tient office toute la journée dans une grotte ornée perchée, et une cathédrale rose sonne les quarts d’heure comme on frappe des cordes de guitare. Pour retrouver l’humilité et la fraîcheur, il faut descendre tout en bas au ruisseau. Sur les rochers mousseux, la sérénité et l’exaltation baignent les pieds et la nuque, on comprend.
Son : Estrella Morente, Volver, 2006, dans le film éponyme dir. Pedro Almodovar, d’après le tango de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera, 1934
Cudillero, une ville asturienne invisible, août 2025
La mer ce matin au bout de la rue en surplomb, ville qui tombe vers le port comme un succédané de Cinqueterre ou comme dans mon chapitre 11, tiens le soleil joyau pailleté sur l’eau le son des assiettes du petit-déjeuner l’odeur de friture dans des rues un peu sales aux murs couleur territoire basque surréalisme à la Dali
Hier dans la nuit, loin tout au bout de la jetée, on refaisait le monde, la mer gonflée venait frapper le béton, le phare clignotait vert, je frissonnais et j’étais au chaud dans le grain ralenti de nos voix qui se répondaient, c’était une belle façon – de refaire le monde ou de le faire sauter
évidemment, ça n’a pas manqué, il a sauté
Salvador Dalí, 1955. Photographie par Charles Hewitt. Getty Images.
Il se passe surtout que, pour la première fois, je rencontre des lecteurs.
Ils viennent à la séance de dédicaces avec leur propre exemplaire et ils vous disent comment ils vous ont lue, i.e, la concrétisation des lignes de Rosa Montero. Mieux : ils soulignent les choses que vous aviez mises tout en bas de l’iceberg – dans l’infime espoir que quelqu’un le ressente.
Ils disent
Ils disent
Et puis ils disent
Comme s’ils devinaient un peu
Qui saura jamais comment a été écrit ce livre ? Les lecteurs de ce carnet ? Ceux qui ont partagé des bouts de mon cerveau et de ma peau entre 2023-2024, jusqu’à ce jour-ci, dont l’étirement suspendu et sa note musicale trouvent encore leur écho dans ce qu’ils disent. 2023-2024 : je me suis tellement nourrie, j’ai tellement vécu, dans des vibrations aux confins de la folie, où l’écriture fusionne avec la réalité. Il sera difficile de recréer une année plus fondamentale, plus puissante, tant que je ne me remettrai pas à écrire.
Au Studio des Ursulines avec mes garçons, pour le plaisir inattendu et frais de rire avec une cohorte de gamins en tenue de sortie financée par la Mairie de Paris.
1953, un monsieur maladroit en costume, des vacances bourgeoises à la mer, ça croque une tranche de vie et de société sans avoir pris une ride. Et tenir en éveil et en joie pendant deux heures des enfants issus d’étages variés de lits et de couloirs, aux frères et aux sœurs couches, plastiques, poudre ou fumée, aux parents dont les translations ont été rongées, au délié culturel et musical orthogonal.
On rit avec monsieur Hulot dans la pénombre du Studio des Ursulines, et c’est fin, c’est poétique, si drôle et de cette tristesse immergée du burlesque qu’on n’ira pas creuser. Permettre ce partage par-delà les siècles, c’est ça, le talent.
Difficile d’habiter l’espace de façon plus absolue. Le vitrail, la courbe art déco, la plaque blanche comme une page sur les habits de bois. Et cette femme de plâtre qui s’effiloche pour atteindre l’unité indivisible d’espace.
Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. Il dit qu’il n’a pas tordu le cou à la sculpture finalement, qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. Je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.
— Simone de Beauvoir, extrait inédit de son Journal, 28 août 1946
« Avant que Sartre ne me retrouve. » Les générations passent, et ce sont toujours avec les femmes que les hommes en mal de couple ouvrent les robinets du cœur. Relu plusieurs fois cet extrait, buttant sur quelque chose qui m’émouvait sans l’identifier. Giacometti, le grand gaillard aux cheveux hirsutes se confiant à la toute aussi grande Simone… Une scène à la Woody Allen.
Puis c’est en reportant le texte ici que j’ai fini par saisir. « Parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. » L’exact opposé d’un message venu poser son éclat sur une journée douce et absolue. (On tomberait vertigineusement amoureuse à moins.)
Son [ne me dites pas que je suis la seule à penser à cette chanson rapport au titre de l’expo] : Alain Bashung, Vertige de l’amour, in Pizza, 1981
Alberto Giacometti, Femme Leoni, 1947-1958, au salon Follot, Institut Giacometti, juillet 2025