Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.
Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »
Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit – Contre toute attente, bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde, on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit, et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »
Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023
Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)
Nuit, et la mer brillait par la fenêtre et la tempête, et le crépitement de l’eau qui frappe et le vent
Nuit, et la chaleur tendre et l’orange fluctuant du poêle à bois à remplir toutes les heures avec un pot de faïence et les huîtres du matin à ouvrir dans la cuisine
Nuit, et les diamants dans les rochers molletonnés vert tendre et plonger dans les marées et dans les draps blancs
Nuit, et le rythme des mots en balancier des songes et l’onirisme prend les rênes de l’univers.
Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.
La maison de Coutainville. Faite de la même pierre grise que le Manoir de l’autre côté de la route, où paissent la découpure des chevaux dans le ciel. À l’arrière, le balcon où suspendre une échelle de draps tressés, dans l’attente de chuchotements qui monteraient – d’entre les ruines d’une maisonnette des temps passés. Si l’on daignait me rejoindre en escaladant le mur drapé de clématites chastes, en traversant le verger clos au rideau de pommiers en naviguant la baie et les routes normandes les grands voiliers les voitures de Poste
R : Quels mots me diriez-vous ?
C : Tous ceux, tous ceux, tous ceux Qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ; Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot, Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, Tout le temps, le grelot s’agite et le nom sonne !
Les messages de L. – moi j’ai toujours vibré de ces irruptions permises par la messagerie instantanée dans mes quotidiens plus ou moins rocambolesques ; là je la lis dans le RER en rentrant avec A. du Louvre, avec des daifukus et Bouvier en poids heureux sur l’épaule. Je l’emporte avec moi, plus tard assise sur mon lit, les garçons couchés, puis quand je migre au café hipster.
Elle écrit par petites grappes ce beau fil tissé avec B., être bien entourée, et au cœur de tout ça des épisodes d’une dureté crue. Qu’est-ce qu’on répond à ça ? Je me demande en contemplant les lignes grises et vertes, lorsque que le palais semble s’écrouler mais qu’elle tient et traverse les pièces avec justesse, l’étrange cohérence des passés et du présent, comme si la vie avait su cette préparation nécessaire, et les solives solides courent autour d’elle et sa lumière.
« C’est joli ma chérie. » Et j’ai beaucoup de chance de t’avoir dans ma vie.
— Pourquoi ? me demande-t-elle. — Pour la façon dont tu embrasses la vie. — C’est marrant, hier j’ai noté ce poème dans le métro et j’ai failli te l’envoyer.
C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière. Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non.
— Cédric Demangeot, Pour personne, L’atelier contemporain, 2019
Être femme, être fille, être mère, être, et être dans l’étrange et riche flot de la vie, composer avec et tracer les pointillés et arabesques entre les angoisses et le sucre – nous ne venons pas et n’allons pas dans les mêmes directions, mais à chaque point de contact la beauté et la résonance. Pour ça, ma chérie.
Son : London Grammar, Fakest Bitch, in Fakest Bitch, 2024
Zao Wou-Ki, 07.06.85, huile sur toile, 114 x 195 cm, Bridgestone Museum of Art, Ishibashi Foundation, Tokyo
Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé ; il vit mademoiselle de La Mole tout près de lui.
— Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d’un sentiment qui fut autrefois le maître de mon cœur ; je vous prie d’agréer mes excuses de toutes les folies qu’il m’a fait faire ; et il sortit.
— Stendhal, Le rouge et le noir, 1830
Au BHV, le dernier Terre d’Hermès : Flacon flamme, liseré noir Trop sucré et chimique, dit A.
Chez mon chausseur pointure 35, deux ballerines : une paire rouge, une paire noire et tu reviendras pour la paire à fleurs, dit A.
À Saint Germain l’Auxerrois Les détails des vitraux noirs brossés sur le verre rouge et l’orgue, aussi, dit A.
Salle 332 du Louvre, A. lit les notes sur son calepin : il y avait deux couleurs dans la palette du scribe Rouge (desher), fer oxydé et d’ocre terre Noir (kem) charbon de bois moulu, mélangé à de l’eau
Il n’y avait ni sang, ni mort ni grands sentiments stendhaliens, juste deux paires de ballerines et des artefacts egyptiens rouges et noirs c’était joli ainsi. aussi.
Rosa Montero toujours, en boule dans mon canapé en ce samedi, n’arrivant pas à décoller, et A. qui me fait une scène : « Mais pourquoi on ne part pas, ça fait une demie heure ! »
Bah disons que je suis tombée sur l’histoire de Klemperer.
Deux ans plus tard, Klemperer publia un livre magnifique intitulé : « LTI, la langue du III Reich » (Albin Michel), une réflexion linguistique sur la manière dont le totalitarisme d’Hitler avait déformé le langage et aussi une sorte de journal autobiographique des années du nazisme. C’est une œuvre éblouissante qui touche à la fois le cœur et la raison, comme si Klemperer avait réussi à approcher la lumière aveuglante de la sagesse absolue, de la beauté parfaite, de la compréhension. Car sans cette compréhension de nous-mêmes et des autres, sans cette empathie qui nous relie aux autres, aucune sagesse, aucune beauté ne peut exister.
Pour ma part, mon appétit de connaissance est en accord avec mon amour de la vie et des êtres vivants. Klemperer voulait savoir, voulait tenter d’expliquer l’inexplicable. Bien que son livre ait été publié dès 1947, le texte émerveille par son absence de violence ou d’esprit de vengeance, par sa compassion générosité, son amour douloureux envers l’humanité. Malgré tout.
— Rosa Montero, La folle du logis, 2003
Moi qui allais sauter le chapitre, parce que pas prête à me frotter en ce moment aux horreurs inhumaines, j’ai ralenti, suis revenue sur les paragraphes survolés, tout avalé en détail. Parce que la beauté.
Nous sommes partis pour Paris, finalement. Dans le RER, A. faisait semblant de lire ; j’ai ouvert Nicolas Bouvier et je suis restée atterrée – atterrée, ça veut dire qu’à l’arrivée à Châtelet, j’avais mon livre fermé entre les doigts, le front posé sur la tranche, et je me demandais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Maintenant qu’on a lu ça ?
Treize à vingtième heure de conduite
Vers minuit nous repartons nourris et reposés. Le toit est ouvert sur un ciel criblé d’étoiles. Nous franchissons deux cols bruns en bavardant calmement puis une de mes questions reste sans réponse et je m’assure d’un coup d’œil que Thierry s’est endormi. Jusqu’à l’aube je conduis lentement, tous feux éteints pour ménager la batterie. Dans le dernier col qui nous sépare de la côte, la route de terre est glissante, et les rampes trop fortes pour le moteur. Juste avant qu’il ne cale, je secoue Thierry qui saute, et pousse tout en dormant. Au prochain replat, j’attends qu’il me rattrape. Au bas de la descente, une dernière rampe très brusque nous oblige à répéter cette manœuvre qui laisse Thierry loin en arrière. J’arrête la voiture et vais, titubant de fatigue, pisser interminablement contre des saules dont les branches me caressent les oreilles. Au sommet nous avons eu la neige, mais ici c’est encore l’automne. L’aube est humide et douce. Une lueur citron borde le ciel au-dessus de la mer Noire, des vapeurs bougent entre les arbres qui s’égouttent. Couché dans l’herbe brillante, je me félicite d’être au monde, de… de quoi au fait ? mais à ce point de fatigue, l’optimisme n’a plus besoin de raisons.
Un quart d’heure plus tard, Thierry sort de la nuit, arrive à ma hauteur et me dépasse à grandes enjambées, dormant debout.
— Nicolas Bouvier, L’usage du monde, 1963
Dans les couloirs du RER, je pensais à cette nourriture infinie, et à la possibilité qui m’est donnée aujourd’hui, à chaque instant, si je le souhaite, de partager l’éblouissement. Ce choix, cette option qui s’est ouverte comme une fenêtre sur l’Univers, permet, il me semble, la solitude réelle. Solitude luxueuse, chérie, qu’il ne faut jamais perdre de vue, qu’il faut intentionnellement ramener à soi pour être, devenir et révéler au-delà de soi.
Il faut alors travailler finement les équilibres – temps, espaces, mots et interactions – pour asseoir un monde de sérénité et de puissance. Celui que ne salit pas le quotidien et réciproquement, celui qui garde comme point de fuite la beauté et le surgissement. Et qui pourtant dans le même temps se pose, repose, et baigne de lumière.
Son : Dans ma grande inculture, je découvre – grâce à A. – Federico Mompou et sa musique claire, sincère, colorée de folklore nostalgique catalan. Federico Mompou, Cancons i danses: Canco i dansa No. 5, interprété par Olena Kushpler, 2012
J’entre dans ma Maison d’édition, j’annonce à l’accueil en passant : « Je viens voir [mon éditeur] » ce à quoi on me répond un oui-automatique comme si je faisais partie des murs [mais lol]. Et parce que c’était dans le flot de la matinée : je m’arrête – enfin – devant le premier bureau à gauche.
Amélie Nothomb. Je frappe, pousse la porte de son antre de verre – constitué de piles de livres je-ne-sais-quoi, elle a l’air… d’un animal méfiant et curieux, avec une pointe de bienveillance (?). Je suis traversée par cette sensation de la prendre au saut du lit – cheveux gris, stylo arrêté dans la main, interrompue dans son monde. Alors deux fois je vérifie : « Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ? » Elle m’assure que non, dites-moi [l’attente curieuse].
Je balbutie deux mots, je ne sais plus quel ordre – je suis nouvelle autrice dans cette Maison, je n’avais pas encore osé lui parler, j’ai lu son dernier livre et ça m’a touchée… je suis japonaise
Mon Dieu dit-elle, la main sur le cœur
j’ai l’impression qu’elle va s’engloutir dans le gris de son antre
elle me demande mon nom, je continue dans un drôle d’écoulement, c’est comme si j’avais l’habitude de lui parler, très bizarre – oui, je suis japonaise, et ça m’a toujours amusée comme votre expérience est en miroir de la mienne, je suis née et j’ai grandi en France, j’ai une ambivalence par rapport à ces racines
Mon Dieu dit-elle, main re-migrée sur le cœur
j’avais adoré vos premiers romans, évidemment Stupeur et tremblement, et là je ne vous avais pas lue depuis un certain temps, en entrant dans cette Maison, je renoue avec votre écriture que je trouve si incisive et juste, et c’était curieux que je vous retrouve avec ce livre-là, un peu comme si… comme si…
Mon Dieu dit-elle, le cœur dans la main
prête à s’engloutir dans le gris de son antre, mais elle s’accroche de ses yeux et m’épingle en même temps,
Nous échangeons encore quelques phrases je crois, elle a une forme de brisure qui couve dans la voix, … et je m’enfuis, le moment est tellement parfait que je ne veux pas l’abîmer
elle dit comme j’allais clore la porte vitrée : « Merci Electre d’être passée, vraiment. » Elle pose un temps, lisse la brisure, et d’une voix plus douce, ces apparentes banalités mais c’est tout ce qu’il nous fallait « Ça me touche énormément, ce que vous dites. »
Son : [le premier disque qu’elle aurait acheté avec son argent de poche] Soft Cell, Tainted Love, in Non-Stop Erotic Cabaret, 1981
Amélie Nothomb dans son bureau, 2022, crédit : Léa Crespi
Samedi. Je suis partie pour une table ronde au Festival du Livre – retrouver la volière aux livres bruissants. J’ai clos le portail de bois sur la glycine coulante. Traversé la rue, les rues, marché entre les maisons dans un faisceau pâle – quelque chose de voilé s’était levé.
Puis j’ai compris. Dans la nuit, j’avais soumis mon papier.
Mon papier des bois, fruit de mes calculs pennsylvaniens.
Je garde ça pour moi – strictement. Parce que qui comprendra jamais la symbolique de ce papier ? Qui saura la symbolique multiple et la rupture de ce papier ? Pourquoi, pourquoi et pourquoi je devais l’écrire ?
Je me rappelle au printemps dernier, l’envol des oisillons, lorsque j’ai terminé mon manuscrit, et soudain le cerveau libre, ai embrassé de nouveau la science. C’est curieux, n’est-ce pas, cette oscillation ? J’ai soumis mon papier et d’un coup, dans la pâleur de l’air, je sais qu’une place s’est faite, et c’est maintenant que je peux enfin mûrir et écrire un autre livre.
C’est le printemps. Il faut tout jalonner, tout comprendre, tout visionner – et puis : plonger dans la folie. La respiration après la jubilation.
Son : Christopher Willis, David’s Writing, in The Personal History of David Copperfield (Original Motion Picture Soundtrack), 2020.
Sur la façade de notre maison, dans ma ville de banlieue parisienne, avril 2025
Vendredi soir. La libraire, elle aussi lettrée, cheveux noirs en demie queue de cheval, peau douce, grandes lunettes noires – sa fille bouquinait des BD dans les coulisses. Nous venions de couvrir neutrinos, projet G., antennes dans le désert et multi-messagers. Alors, comme si c’était bon, qu’elle avait terminé la partie difficile, elle a pris une grande inspiration, et elle s’est lancée : « Votre livre. Je voudrais dire que c’est aussi un livre éminemment littéraire. […] Il y a de l’humour, une forme de dérision. Je voudrais aussi parler aussi de ce chapitre singulier, une fiction onirique, […] Et puis, on sent que vous portez ce message : que vous vous construisez, non seulement par toutes les rencontres que vous mettez en scène aujourd’hui, mais aussi dans le temps. […] que vous vous positionnez comme vous hissant sur les rencontres du passé. Est-ce que je me trompe ? »
Je l’ai écoutée, sa peau veloutée, ses grandes lunettes, son air de khâgneuse sans prétention, avec sa fille de sept ans dans le back-office, ai répondu la seule chose qu’on peut répondre quand on est aussi bien lue, aussi comprise – devant la petite trentaine de clampins venus goûter à mon ciel violent, ai répondu, la main sur les lèvres et dans mon éternel ridicule spontané et assumé :
— Je vais pleurer.
Audrey Hepburn en libraire, dans sa librairie saccagée, Funny Face, 1957