“Elinor, where is your heart?”

Au départ de Paris, toute la journée, de part et d’autre de la Manche, la brume. La mer, les haies où nichent les faisans, les vallons verts du Kent, tout était à imaginer et à deviner – alors que tourne une double ritournelle de lumière à la surface de mon cerveau.

Lumière ? Des photons perturbés, errant dans l’opacité, en marche aléatoire, énergie perdue et oscillante. Parce que, sérieusement, qui, dans quel pan de ma réalité, quand je dis Kent, me répond Jane Austen ?* [D’ailleurs Jane Austen, c’était un peu plus à l’Ouest, mais c’est vrai, elle allait souvent chez son frère dans le Kent…] Et surtout ceci : depuis quand sait-on que j’ai envie de retrouver la campagne anglaise parce que Jane Austen ?

Les photons sont en émoi ; je songe aussi confusément : mon Dieu, je deviens trop prévisible, catégorisable, bateau, je dis trop, je révèle trop, et d’ailleurs probablement j’écris trop ici aussi.

Dans un processeur parallèle, je bute depuis hier soir sur un facteur de Lorentz (noté Γ) oublié, voire un Γ3 oublié, ce qui pourrait détruire tous mes calculs. Alors les photons sont en émoi relativiste dans leur flot semi-opaque.

Pour donner sens à toute cette brume, nous nous lovons dans le petit salon du cottage que nous louons, Earl Grey et biscuits, et j’appelle le Golden Quatuor (Emma Thompson, Kate Winslet, Hugh Grant et Alan Rickman) à la rescousse. J’adore la leçon de retenue, mais ça ne résout pas mon facteur Γ.

Son : Patrick Doyle, Jane Eaglen, Robert Ziegler, The Dreame – Voice, in Sense and Sensibility, Originial Motion Picture Soundtrack, 1995

*J’ai comme référence ultime de mon entourage, ce physicien qui me draguait alors que j’étais étudiante. Je lui avais parlé d’Electre et il m’avait répondu : « C’est quel jeu, ça ? ». Il y a eu aussi plus récemment ce genre d’épisode. Pourtant sincèrement, niveau culture, je suis ras-les-pâquerettes.

Walmer Meadows, déc. 2024

Au bureau, au Covent Garden Hotel

Demain, je serai vraiment off, ai-je dit à l’équipe de direction du laboratoire, sans autre explication que mon besoin de faire un break. C’est ainsi que je me suis retrouvée, à la sortie du premier train pour Londres, au bureau, au Covent Garden Hotel, à abattre des questions budgétaires accompagnée de poached eggs, de Earl Grey, de papier-peint et de coussins fleuris/rayés/à motifs de contes de fées médiévaux.

Dehors, l’alternance merveilleuse de briques et de modernité.

L’archiviste de la British Library n’est pas à la hauteur, mais quand je sors du métro à Finchley Road – en mode pèlerinage de mon vieux moi d’avant, je suis accueillie par un couchant des plus vifs.

Canfield Gardens. Je pense : comme j’étais heureuse alors, il y a dix ans, dans cette mansarde sous les toits avec P. Comme c’est heureux que je l’ai inscrit dans ces carnets, car je garde ainsi la trace des filets perchés de mon cerveau, de mes errances terrestres et littéraires, abondamment nourrie et choyée par L.

Je pense aussi : et comme je suis heureuse aujourd’hui. Comme la vie a suivi une sorte de cours solide en ne décevant jamais, mais plutôt en modelant la réalité sur les rêves anciens. Comme je suis entourée de personnes fiables sur qui je peux compter.

Je grimpe la colline de Primrose Hill pour la vue plongeante sur la ville futuriste. Et Chalcot Square, bien entendu, avec la petite plaque bleue sur la maison de Sylvia Plath. Sur Fitztroy Road, je me fais refouler à un pub plein à craquer, et je prends ça comme un signe. Le fish & chips est meilleur à quelques rues de là, sans les ombres malsaines que j’étais prête à pétrir.

C’est mi-décembre, bientôt Noël, et c’est incroyable comme cela se tisse et monte et grimpe dans l’échine, les possibles et les réalités, mon livre, les personnes, l’ancrage ferme du laboratoire, et la science qui se fait. Je repasse sous la Manche des idées plein la tête, posée, confiante et fébrile en fonction des facettes – qui s’entre-choquent entre elles dans des carillons joyeux.

Son : Sting, Every Little Thing She Does is Magic, in Symphonicities, 2010

Papier-peint anglais au Covent Garden Hotel, déc. 2024
Canfield Gardens, déc. 2024
À une rue de Chalcot Square, déc. 2024

La série Martynov : VI. Movement, Le temps arrêté

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le sixième et dernier volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! VI. Movement, 2015

Vendredi : C. me fait visiter tous les recoins de ce laboratoire dont j’aurai bientôt les clés. De la coupole rouillée au parfum glacé des observations avec bonnet et gants, aux sous-sols où reposent de vieilles armoires estampillées. Nous y croisons par hasard une vieille dame chancelante, perdue dans les années 1970, grand manteau luxueux enfilé par-dessus sa nuisette, qui nous dit revenir de vacances pour travailler à son bureau.

Pendant que les pompiers l’évacuent avec douceur, je remonte à mon bureau pour rencontrer mon premier lecteur du monde extérieur : un journaliste d’un magazine de science respectable, le seul auquel mon père était abonné, et que je feuilletais, adolescente, en rêvant d’un jour faire de la physique.

Il dit : ton livre est incarné. On y trouve ce qu’on ne trouve pas d’habitude dans les livres de science. J’espère que les gens auront de la joie à te lire, comme moi. Que ça ne les rebutera pas en croyant que c’est un livre de science, parce que c’est autre chose.

Je pensais à ces lignes de Rosa Montero :

Et au bout de cette traversée hallucinée, tu sors le livre que tu attends, en retenant ton souffle, que quelqu’un le lise. Que quelqu’un dise : eh bien moi, ça m’a intéressé, je t’ai comprise, j’ai vibré des mêmes émotions que toi, j’ai vu le même monde que celui que tu as vu.

— Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, 2022

Plus tard, j’essaie d’expliquer ça en bafouillant à mon éditeur « C’est bon, j’ai été lue. Je n’ai besoin de rien de plus, ça me suffit. » et il me répond en riant : « Ah non, nous ça ne nous suffit pas ! Tu vas encore passer à la radio, en librairie, etc. etc. que plein d’autres l’achètent et le lisent, ce livre. »

La série Martynov : V. Movement, Science !

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le cinquième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! V. Movement, 2015

Jeudi, jour des vérités.

À la conférence internationale, je donne mon talk et je m’envole. Je l’avais préparée, cette présentation. Je voulais y exprimer beaucoup.

Je résume en quelques slides les mois de calculs, de bricolages en Python, de prise de tête, d’erreurs dénichées sur les autres expériences, les projets de détection radio de la communauté, le phasage des antennes, notre idée hybride avec S., je raconte tout ça et miracle

Des moments, comme ça, sur scène, où il s’est passé quelque chose, je peux en citer une petite poignée, parmi les centaines de présentations que j’ai pu faire dans ma carrière. Peut-être que la prochaine fois, ce sera dans cinq ans – le temps de compléter mon mandat de direction et de revenir un jour à ces joyeusetés calculatoires. Mais comme ça, c’est fait, et je pars satisfaite naviguer sur les pourtours.

Ensuite, je demande des nouvelles à mon doctorant sur ses recherches de signaux de particules dans les données. C’est ce que nous cherchons tous depuis le déploiement des antennes, une chasse aux trésor. Il m’envoie des figures. Et je me dis : ça y est.

Empreinte au sol avec anneau Cherenkov, front d’ondes radio et paillettes d’or, copyright Electre, 2021

La série Martynov : III. Movement, De la lumière

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le troisième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! III. Movement, 2015

R. que j’entraîne mardi soir dans mon restaurant habituel à Odéon, parenthèse lumineuse et douce entourés de rangées de livres [et je ne saisis toujours pas le pourquoi de cette faveur, une soirée entière avec moi, alors qu’il a dû être sollicité par d’autres chercheurs plus importants de la conférence]. Il m’écoute avec élégance et intérêt apparent raconter le Gobi, les grottes de Mogao et l’atlas céleste de Dunhuang, Karl Schwarzschild et mon plongeon noir sur le front de l’Est de la première guerre mondiale, ma petite citation favorite de Keats dont il saisit le sens sans aucune explication. Il me fait plusieurs cadeaux : les témoignages de sa propre Direction que j’avale comme des pilules magiques, les carnets de Linsley à aller lire à Fermilab, et puis cette phrase à la fin, comme nous nous levons de table : “Sometimes I wonder if you are more of an artist or of a scientist.”

Paris, décembre 2024

Le réveil de l’encéphalogramme

Pluies et pluies
Je marche trempée ma joue appuyée sur la barre en métal de mon parapluie
Le réveil de l’encéphalogramme
Ces instants où je me noie discrètement dans des yeux
Qu’on me fait la bise deux fois de suite, comme si on avait oublié la première
Que longtemps on me tient la porte – dans le froid, dans le vent
Appuyée contre le métal, là où l’autre joue s’est posée-déposée rasée de près
Ce moment cinématographique-Jane-Austen
L’hésitation envoûtante où l’on me laisse partir mais je ne pars pas encore
Où je suis en train de partir mais l’on semble me retenir
Où il ne se passe rien mais nous n’avons plus seize ans, nous savons
Ces tensions effilées qui ne se déploient pas mais que l’on laisse tracer
Dans l’encéphalogramme le bruit de la pluie

Pride and Prejudice, adaptation du roman de Jane Austen, dir. Joe Wright, 2005

Dans l’objectif et la lumière

La coiffeuse au matin me voit arriver en retard, décousue et éparpillée, avec trois sacs, une housse contenant une panoplie de robes, elle me met des patchs sous les yeux, dompte et lisse mes cheveux, ainsi que mon stress disproportionné.

J’accueille Franck entre plusieurs fonctions que je dois remplir – pourtant, j’avais libéré mon agenda pour cette séance. Quand je le rejoins, il a installé, dans la quiétude historique du bâtiment voisin, loin de l’agitation de mon laboratoire, de grands parapluies argentés et des lumières, des branchements et une longue toile rouge-Electre (coïncidence ?).

Franck, tout de suite, je l’aime beaucoup. Il a une gestuelle à la Woody Allen, timide, hésitante, courante, et soudain « Oh ! » il s’arrête, à l’endroit exact où la lumière s’est posée parfaitement sur ma joue. Son regard émerveillé, le trésor trouvé, à cet instant, je me fige pour qu’il puisse créer librement. Dans cette démarche où il cherche le rayon juste sur le grain de ma peau, et puis le rebond de mon âme, mais sans aucune insistance, sans qu’à aucun moment, je ne me sente fouillée, par petites touches de pinceau et de claquements d’appareil – j’ai oublié qu’il s’agit de faire mon portrait pour une couverture de livre.

Quelque chose de nouveau et d’enivrant : de prêter mon contour au cadre, à la couleur, à cet œil noir et vitré qui me capture. Je ne suis pas photogénique, mais ce n’était pas le propos, ce qui importait c’était le rouge-Electre en arrière-plan et son contraste avec ma robe graphique, mon pull noir, l’angle de mon visage, le bois, et les gestes simples qu’il me demande d’imprimer, et sa chorégraphie douce qui permet d’entrer dans un autre degré de songes. Il me parle avec pudeur de son piano à queue, de Mendelssohn et de la Fantaisie de Schubert.

Je pensais détester l’exercice, et il me terrifiait. Finalement, c’est une poésie de plus à inscrire dans l’aventure éditoriale.

Son : Franz Schubert, Fantasy in F Minor, D. 940 (Op. 103), For Piano Duet, interprété par Maria João Pires et Ricardo Castro, 2004

Quelque chose de Ed Hopper parfois, dans le traitement de la lumière chez Franck – mais je n’y connais rien en photographie. Ici, Edward Hopper, Chop Suey, 1929

La beauté protégée

De retour de la Comédie française, dans la zébrure des phares sur le périphérique, je songe à Roxane et à cette défaillance de recevoir de la beauté, à vous seule destinée, créée pour vous, un peu par vous.

J’ai vécu cette défaillance.
C’est une défaillance. Une attaque cardiaque. Un manque d’air et de sang et la propulsion dans un autre univers qu’on ne savait pas. Plus jamais on n’est la même, après cela.

Et probablement de l’avoir vécu, je devrais être comblée, être certaine d’avoir touché l’essence de la vie.

Cette essence, elle ne peut être que courte et éphémère, comme chez Cyrano, interrompue fort à propos deux fois par la mort. Il doit y avoir un obstacle qui rend ces défaillances impossibles à filer, ces battements impossibles à soutenir dans le temps. Ces beautés offertes, elles doivent l’être dans l’ombre et dans la surprise, dans des langueurs transitoires et tragiques. Dans des étiolements mais qui ne choient pas dans la routine, dans les forces puisées dans des attentes vaines, dans une sérénité métastable aux chatoiements soudains. Dans les constances inconstantes.

Voilà ce qui a été vécu, et qui ne pouvait être sinon. Pendant si longtemps je n’ai pas compris, comment les empreintes de nos mains fluctuaient de leur encre. Le rôle joué par celle qui fermait les passerelles. Pourquoi j’avais été mise dans un placard pieds nus, après avoir été nourrie comme une princesse grecque.

C’était la version moins dramatique que la mort.

Nous pensions – tu pensais – sauver le quotidien. Être de ceux raisonnables qui prennent la ligne classique de droiture. En réalité c’est le grand théâtre de la vie qui se jouait en nous, en dehors et au cœur de nous, sa façon à elle de protéger la beauté, de garder intact l’éclat des sons, la lumière des mots entrelacés d’images. Nous pensions subir la réalité et c’est la grâce de la pièce qui a coulé sur nous.

J’ai compris maintenant, et je chéris cette distance qui protège la défaillance, celle qui a été, celle qui dans le futur reste quantique, probabiliste. La distance qui permet de donner corps sans corps, à des mots sans mots, à des messages qu’on sait existants mais que l’on n’ouvre pas, afin qu’ils restent sous forme d’esprits et de pétales.

À l’ellipse.
À l’éphémère qui ne l’est pas, mais l’est par nécessité.
À la beauté qui nous lie, à l’instant où on la rencontre, car nous sommes alors l’un pour l’autre notre première pensée.

Pennsylvanie, février 2024

Cyrano

Toujours cette diction étrange, une rythmique qui me semble inappropriée au bout des vers, probablement un parler jeune que je ne saisis pas. De même l’articulation me semble hasardeuse, et heureusement que je connais le texte quasiment par cœur pour le deviner et l’apprécier (mais ce n’est pas le cas de mes enfants).

Mais quel texte, vraiment, qui brasse à grandes goulées les émotions, tout ce que Hollywood a repris, les ingrédients sont déjà là. Et le jeu, la mise en scène dans une modernité discrète. Les chants gascons épurent les lignes. Ne restent que les tripes, la salle Richelieu suspendue. Je suis aveugle d’un œil et totalement floue des deux, prête aux picotement des eaux, aux sanglots des veines.

Cyrano de Bergerac (Acte III). Le baiser de Roxane la scène du balcon. Illustration anonyme de 1898 pour la pièce d’Edmond Rostand, avec Coquelin dans le rôle titre. Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor

Menino

Yo-Yo Ma et Kathy Stott.
Menino de Sergio Assad dans son arrangement violoncelle – piano
et le Cantique de Nadia Boulanger
Il dit en français [Yo-Yo Ma est né à Paris et y a vécu jusqu’à ses sept ans] : je dédie ce concert à la collaboration, et à la musique qui se construit sur les épaules des géants, la passation… Ils jouent Fauré, qui a enseigné à Nadia Boulanger, qui a enseigné à Kathy Stott.

C’est leur dernier concert ensemble, et ils ont choisi avec soin, dit-il, des morceaux qui évoquaient des moments forts.

Menino, délicat ciselage de nostalgie et de folklore ; Sergio, je l’imagine les yeux clos devant le lac Michigan à perte de vue, assis, vide, sur sa chaise. Puis le moment où, une guitare entre les bras, dans cette posture courbe et tendre, il se mue en musique.

Je transmets le message de Yo-Yo Ma à Andromeda, qui me répond Wow, Sergio est très touché.

Et ainsi, depuis ma place au 2ème balcon, à côté de l’oreille toujours appréciative de A., ce bout de fil insolite tendu de la Philharmonie de Paris à l’autre bout du monde, d’auditrice et interprète au compositeur ; de création à envolées et réception.

Sons : Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Menino, in Obrigado Brazil, 2003
Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024

Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott & friends