Un temps pour se nourrir

Tout le week-end, dans l’épuisement physique et cérébral le plus total, je participe malgré tout aux obligations familiales et amicales, et dès que je peux, je m’enterre dans ma couette pour grignoter Quattrocento, écouter son pendant sonore Sur les épaules de Darwin, pleurer sur La promesse de l’aube de la même série, zyeuter la couverture par Tardi du Voyage au bout de la nuit que le libraire m’a offert, et que les yeux bleus [mon éditeur], toujours, m’ont pitché autour d’une lasagne, alors que dehors il pleuvait à verse et que les moratoires suspendaient un temps le projet de Key Labs au CNRS.

Un temps pour scintiller, un temps pour pleurnicher, un temps pour se nourrir, et viendra à coup sûr, à grands coups de bélier percer son couloir dans un flot de vie déjà à ras bord rempli – le temps d’écrire.

Son : la merveilleuse émission de Jean-Claude Ameisen, La promesse de l’aube, du 28 mai 2022, dans sa série Sur les épaules de Darwin, sur France Inter.

Romain Gary et Jean Seberg, par P. Morin, circa 1965. Amants glamours, époux tumultueux, divorcés tendres et complices, elle se donne la mort en 1979 avec cette note dans la main adressée à son fils : « Diego, mon fils chéri, pardonne-moi. Je ne pouvais plus vivre. Comprends-moi. Je sais que tu le peux et tu sais que je t’aime. Sois fort. Ta maman qui t’aime. » Romain Gary, un an plus tard, avec un revolver calibre 38 dans la bouche, et cette autre note : « Jour J : aucun rapport avec Jean Seberg, Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. »

Avant

En trois temps, en musique, et en personnes merveilleuses : le déroulé d’une journée-sursaut-gamma comme il en arrive une poignée dans la vie. [1ère partie]

Son : Ilan Eshkeri, Reliquary: 1. Cantus Firmus – For Burberry. Interprété par le London Metropolitan Orchestra.

Au matin, j’inscris cette note : Il se passe quelque(s) chose(s). À xx heures, je serai en direct sur la radio la plus écoutée de France, ça m’a tellement stressée ces derniers jours, et d’un coup, comme je sors de chez moi, ma bipolarité m’offre la curieuse certitude que ça va être superbe. Une sensation rare de justesse, de viser d’un jet de lumière et de matière le bon point dans le ciel.

Au café hipster, une petite heure, la directrice envoie des mails à la volée, résout un couac, confirmant qu’aujourd’hui, rien ne peut dérailler. La co-porte-parole de G. traverse Paris, rejoint son alter-ego O. à son laboratoire. Découvre qu’il ne mange plus, ne dort plus, et l’ampleur des tensions qui pèsent sur lui, sur la collaboration, depuis le début de la semaine. Absorbe les éléments de la situation étape par étape. Tombe en arrêt devant un message qu’il lui montre.

L’échange avec O. est d’une telle intensité, autour d’un problème d’une gravité singulière. L’illuminée en moi ressent la vibration et le potentiel des actions et des résolutions. Je promets à O. d’y plonger une fois l’émission terminée.

Ladite illuminée traverse le Pont Mirabeau en récitant Bergère ô tour Eiffel1 dans un état combiné d’élation et de limpidité cérébrale.

Un énième café aux Ondes, à 13h15 avec mon attachée de presse et mon éditeur. Sur la terrasse, dans le froid, avec des plaids. Puis la Maison de la Radio, le contrôle des sacs, la dame à l’accueil qui nous accompagne jusque chez MV. Mon attachée de presse connaît tout le monde. MV arrive, se présente, me sert la main et : « On va s’installer en studio. »

  1. Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913 ↩︎
Giotto, Triptyque Stefaneschi, circa 1320, Rome, Pinacothèque vaticane

La discipline des mots, même quand tout s’envole

La richesse des événements cette semaine pourraient faire l’objet de vingt billets. Mais étrangement : les mots ne suffisent plus. Ou alors dit autrement : la vie se suffit à elle-même. Une partie de moi s’offusque : non, jamais, il faut écrire, il faut écrire car ce high bipolaire, ce moment où le cerveau va plus vite que ma pensée et a déjà construit tout ce qui détonne et qui marchera avant même que ça n’arrive, ces ingrédients semés qui germent de toutes parts, l’odeur de l’hiver sec aujourd’hui, et les messages, tous les messages et les instants d’interaction, qui s’étalent dans les temps et les intelligences humaines, il faut les inscrire. C’est une discipline de poser des mots, dans l’ennui ou l’exponentielle envolée. Ne pas y déroger, continuer à écrire.

Son [parce qu’il n’y a pas que Jane Austen dans la vie] : Thérapie TAXI, Hit Sale, in Hit Sale, 2018

Vue de Paris depuis la Tour Zamansky, à Sorbonne Université, jan. 2025

Rouge mon sang tourne à l’envers

Les Misérables au Châtelet pour terminer l’année. Ma comédie-musicale madeleine, écoutée deux milliards de fois sur les autoroutes dans notre petite Golf sans clim depuis mes 7 ans (dans sa version originale de 1980). Amusant et un peu irritant cette remise au goût du jour pour wok-ifier l’ensemble. Je ne comprends pas qu’on ait pu mutiler :

Rouge, Le peuple est en colère
Noir, L’espérance de la terre
Rouge mon sang tourne à l’envers
Noir mon cœur est en misère
Sans elle, loin d’elle, malade d’elle

par

Rouge – la flamme de la colère!
Noire – la nuit de l’ignorance,
Rouge – un monde en train de naître,
Noire – la mort de l’espérance.

Toute la notion entremêlée de se battre pour le peuple et du mal d’amour est perdue !

Dans les scènes de barricades grandiloquentes, je repense à cette histoire de révolutions. Comme c’est français tout cela : il faut que tout soit fait avec des idéaux, des larmes, de la passion, du bruit, du sang, et des lumières.

Bon, je pleure pendant trois heures, et c’est splendide. À l’entracte, la Tour Saint Jacques depuis les toits du théâtre, avec un macaron au chocolat et un rooïbos pour se réchauffer les mains. Pendant trois heures j’ai arrêté mon cerveau – mais pas assez vu que je me suis fait cette réflexion… – pour me consacrer à recevoir et vivre.

Son : Les Misérables, version originale de 1980, Rouge et noir, comédie musicale adaptée du roman éponyme de Victor Hugo par Claude-Michel Schönberg (musique) et Alain Boublil et Jean-Marc Natel (paroles originales en français).

Les Misérables au Théâtre du Châtelet, déc. 2024

La série Martynov : IV. Movement, What do you do when you feel overwhelmed?

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le quatrième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! IV. Movement, 2015

Mercredi, c’est N., étrange et naturel de la retrouver de ce côté-ci de l’Atlantique. Toujours entre les livres et les fauteuils de cuir rouge (j’ai mes fixettes), elle me confie qu’elle se tâte à prendre la tête d’une grande expérience. Ma réponse fuse :
« Évidemment il faut le faire. En plus, comme ça, tous les détecteurs de neutrinos de haute énergie seront dirigés par des femmes.
— Ah mais voilà une bonne raison. On se ferait des réunions au sommet, autour de wine & cheese.
— Où on se dirait tout ce qu’on pense de nos collègues mâles inefficaces, imbus, qui ne doutent pas d’eux-mêmes. »
Elle secoue la tête.
« Tu sais, voilà le hic. Je pense que je mériterais totalement qu’on me confie ce poste. Mais la collaboration ne me mérite pas. »
Elle rit, mais je suis sérieuse :
« Non, ils ne te méritent pas.
— Tout comme ils ne te méritent pas. »
Prétentieuses, arrogantes, bulldozers, et puis persuadées que nous sommes dix fois plus efficaces que la plupart de nos collègues mâles – mais surtout, je crois que nous sommes à ce moment-là toutes les deux désabusées et tristes.

Elle me demande :
« Don’t you ever feel overwhelmed? What do you do when you feel overwhelmed? »
Je réfléchis quelques secondes, je joue avec la cuillère sur mon café gourmand. Je réponds : « I write. »

Emilia Clarke en Daenerys Targaryen dans Game of Thrones

La série Martynov : III. Movement, De la lumière

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le troisième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! III. Movement, 2015

R. que j’entraîne mardi soir dans mon restaurant habituel à Odéon, parenthèse lumineuse et douce entourés de rangées de livres [et je ne saisis toujours pas le pourquoi de cette faveur, une soirée entière avec moi, alors qu’il a dû être sollicité par d’autres chercheurs plus importants de la conférence]. Il m’écoute avec élégance et intérêt apparent raconter le Gobi, les grottes de Mogao et l’atlas céleste de Dunhuang, Karl Schwarzschild et mon plongeon noir sur le front de l’Est de la première guerre mondiale, ma petite citation favorite de Keats dont il saisit le sens sans aucune explication. Il me fait plusieurs cadeaux : les témoignages de sa propre Direction que j’avale comme des pilules magiques, les carnets de Linsley à aller lire à Fermilab, et puis cette phrase à la fin, comme nous nous levons de table : “Sometimes I wonder if you are more of an artist or of a scientist.”

Paris, décembre 2024

Malgré toute la lumière

La solitude et la lassitude, de concert, comme des pyrales ou des cancers. Mais personne n’a jamais dit que ce serait facile de vivre. Je me raccroche à ce que je peux – l’artisanal, la nourriture des autres, dans la pluie, interminable, infectée d’opacité.

Les tableaux mouvants de Caillebotte sur la façade du Musée d’Orsay, pendant que des escadrilles en contre-sens ramènent les chefs d’État de Notre-Dame. Les branches de sapin, souples sous les doigts, à tisser dans des rubans de soie rouge, les épingles à planter dans la couronne de paille, les petites boules de verre. Créer et cuire un crumble au sarrasin. Allumer toutes les bougies, les éteindre. Entendre A. interpréter Casse-noisette, une sonate de Mozart et Knecht Ruprecht. Inventer des chocolats chauds au poivre de Szechuan et pleurer deux heures en regardant Klaus. Torcher en une heure, sur un coin de lit, L’apiculteur de Fermine, ne pas aimer particulièrement [me dire avec puante suffisance que je pourrais faire mieux]. Toujours sur un coin de lit, mais cette fois la gifle de Katherine Mansfield, la toute jeune et vibrante Laura sortant de la maison d’un mort :

“No,” sobbed Laura. “It was simply marvellous. But Laurie—” She stopped, she looked at her brother. “Isn’t life,” she stammered, “isn’t life—” But what life was she couldn’t explain. No matter. He quite understood.

“Isn’t it, darling?” said Laurie.

— Katherine Mansfield, The Garden Party, 1922

Et quittant le registre impressionniste, celui de l’implacable noirceur, cette image alors que je me lavais le cerveau avec des séries de reels, cette image qui me hante et me donne encore une sorte d’espoir : Eva Green, toute habillée, son maquillage coulant, recroquevillée sous la douche dans Casino Royale. Rejointe par Daniel Craig, dans une étreinte silencieuse, l’inéluctable solitude dont on n’échappe que par la mort.

Son : Uno Helmersson, Mari Samuelsen, Jesper Söderqvist, Gunnar Flagstad, TrondheimSolistene, Timelapse, in Nordic Noir, 2017

Casino Royale, 2006, noire, mystérieuse et bouleversante Eva Green en Vesper Lynd et Daniel Craig, le seul James Bond avec Sean Connery.

Décembre

Décembre, les lueurs carillonnantes, les festivités au pas de course, je ne retrouve plus la magie des années précédentes. La joie secrète des choses qui se créent, l’enflement du cœur à la folie enrubannée, aux nuits froides chorales, aux errances dans des confiances affinées et raffinées. Copenhague, Strasbourg, Chicago, Pennsylvanie, Paris, les décembres de cinéma et de gradients ascendants – à écrire.

Terne. Voici ce qui me colle à la peau ces jours-ci, mauvaise crème de jour et de nuit.

Il faut pourtant aller chercher encore en soi ce qui manque dans l’air alentours. Si ce que je touche n’est pas d’or, si ce que j’entends ne brille pas,

je ne suis pas comme l’autre qui avait fait de l’apitoiement sa philosophie
et qui dans sa saumâtre contagion a moisi les mèches des bougies

Assez – 
aux couleurs rendre leurs chatoiements. Aux mots leurs ellipses.
à la Seine ses passerelles, au sable la pâleur effacée du ciel.
Assez de se nourrir de doutes au sucre et au miel,
Assez de la passivité fébrile.
D’avoir mis à la porte toute forme d’âme dont j’ai usé les gonds jusqu’à la lassitude. Assez de cette incomplétude et des errements redondants. Et l’attente vaine des validations, dans des miroirs sans tain aux chimies corrosives.

Il faut écrire.
Sans écouter les échos consuméristes et les bruits des autres pans de la vie.
Ne pas laisser s’attabler les hésitations
Découper et fouiller, les doigts poisseux de sang, il doit bien y avoir encore dans les entrailles deutérium et tritium. Fusion : de quoi enflammer les mèches et illuminer décembre une troisième année de suite.

Son : Alexandre Desplat, Jo Writes, in Little Women (Original Motion Picture Soundtrack), 2019

Décembre 2024

L’encadreuse de la rue Losserand

J’ai couru, parce que comme toujours en retard. Je l’avais prévenue, elle avait gardé sa boutique ouverte un peu plus longtemps. Je sonne, elle vient m’ouvrir et le chien aussi. Et immédiatement, je me dis : « Ça y est, je peux me détendre. » Chez elle, on est dans un autre temps, un autre monde, la boutique sent le bois, la colle, le papier. Le chien, il est comme elle. Apaisant et nonchalant, mais en même temps précis. Elle sourit devant la petite peinture du grand Jules (Flandrin) que je lui apporte. Elle pose une Marie-louise, une baguette de chêne, un verre anti-reflets et comme j’acquiesce, m’annonce de sa petite voix guillerette et douce : « Ça va être très mignon. »

Je pensais à Jules (le fils) qui m’a appris chaque coup de pinceau, de crayon et de pastel, me racontait Henriette Deloras (sa mère) et Jules Flandrin (son père) et leur clique, les Bonnard, les Matisse, Paris et Corenc. À son clocher qu’il ne voulait plus quitter, la façon tarée dont il conduisait sa petite voiture sur les routes de Chartreuse, toutes les lettres échangées, les messages qu’il laissait sur mon téléphone, une fois que j’avais quitté Meylan. Sur le répondeur, je l’entendais siffler pour faire la conversation aux merles. « Ma petite fée, » qu’il m’appelait. Entre le collège et mes quarante ans, je crois n’avoir jamais réalisé le trésor que j’avais en cette relation. Jamais je ne me suis posé de questions ou ne me suis interrogée d’avoir tant été chérie. Et c’est très bien, probablement.

Un jour, sa compagne m’a écrit. « Tu m’avais demandé de te contacter s’il arrivait quelque chose à Jules. »

J’ai retrouvé ensuite une série d’estampes japonaises qu’il tenait de son père –qu’il avait commentées de sa plume espiègle, un grand pastel à lui de femme nue qui m’avait plu, et cette petite huile de son père. J’ai tout fait encadrer.

L’encadreuse de la rue Losserand, elle sait pourquoi chacun vient avec son œuvre à mettre sous verre. Son regard, ses choix de couleur et les mots qu’elle prononce sont une extension de l’histoire. Comme si elle venait apporter cette closure que nous cherchons dans la démarche, et que par ces gestes artisanaux, séculaires, elle parvenait à sublimer le souvenir pour nous permettre d’avancer.

Maman chatte et petit Julo, Jules Flandrin, circa 1932

Au bureau, dans les catacombes

L’eau claire, l’argile fraîche que j’étale sur les joues de O. et lui sur les miennes, le sable fin, des vestiges de bougies et les salles de cinéma taguées, les inscriptions des directeurs des carrières, A. entraîne toute l’équipe dans la partie obscure de Paris, et nous nous déchirons les genoux et la tête, au cas où ça nous inspirerait à mieux analyser nos données. Après saucissons, cidre et noix de cajou, nous nous asseyons sur un trône de fémurs humains, les doigts posés sur des morceaux de crânes, nous croisons des explorateurs solitaires plus lugubres que les lieux – tout ça pendant que O. et moi tenons le meeting Spokespersons que je n’avais pas pu assurer plus tôt [une histoire de sac oublié]. Les pieds glacés, à la lueur de nos frontales : « Parce que ce facteur 57.3, tu te rends compte que ça traînait dans les scripts depuis le début ! » « Faut croire qu’encore une fois, on ne fait pas tous la science de la même façon. »

Quatre heures plus tard : l’incongruité excitante d’apparaître d’une bouche d’égout en plein cœur de Paris, trempés et peinturlurés d’argile. Ma vie est du grand cinéma, ce soir-là le ticket d’entrée coûtait un sac Lancaster.

Plan des Catacombes de Paris, établi par l’IGC (Inspection Générale des Carrières), circa 1858