Au Studio des Ursulines avec mes garçons, pour le plaisir inattendu et frais de rire avec une cohorte de gamins en tenue de sortie financée par la Mairie de Paris.
1953, un monsieur maladroit en costume, des vacances bourgeoises à la mer, ça croque une tranche de vie et de société sans avoir pris une ride. Et tenir en éveil et en joie pendant deux heures des enfants issus d’étages variés de lits et de couloirs, aux frères et aux sœurs couches, plastiques, poudre ou fumée, aux parents dont les translations ont été rongées, au délié culturel et musical orthogonal.
On rit avec monsieur Hulot dans la pénombre du Studio des Ursulines, et c’est fin, c’est poétique, si drôle et de cette tristesse immergée du burlesque qu’on n’ira pas creuser. Permettre ce partage par-delà les siècles, c’est ça, le talent.
Difficile d’habiter l’espace de façon plus absolue. Le vitrail, la courbe art déco, la plaque blanche comme une page sur les habits de bois. Et cette femme de plâtre qui s’effiloche pour atteindre l’unité indivisible d’espace.
Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. Il dit qu’il n’a pas tordu le cou à la sculpture finalement, qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. Je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.
— Simone de Beauvoir, extrait inédit de son Journal, 28 août 1946
« Avant que Sartre ne me retrouve. » Les générations passent, et ce sont toujours avec les femmes que les hommes en mal de couple ouvrent les robinets du cœur. Relu plusieurs fois cet extrait, buttant sur quelque chose qui m’émouvait sans l’identifier. Giacometti, le grand gaillard aux cheveux hirsutes se confiant à la toute aussi grande Simone… Une scène à la Woody Allen.
Puis c’est en reportant le texte ici que j’ai fini par saisir. « Parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. » L’exact opposé d’un message venu poser son éclat sur une journée douce et absolue. (On tomberait vertigineusement amoureuse à moins.)
Son [ne me dites pas que je suis la seule à penser à cette chanson rapport au titre de l’expo] : Alain Bashung, Vertige de l’amour, in Pizza, 1981
Alberto Giacometti, Femme Leoni, 1947-1958, au salon Follot, Institut Giacometti, juillet 2025
Dans le cabinet d’art graphique, des pages du tapuscrit de La recherche de l’absolu de Sartre annoté par Giacometti. Une employée vient interrompre ma lecture à voix haute pour nous rappeler qu’ils ferment dans quinze minutes. « Ça va être compliqué, » je lui réponds.
Bien sûr la recherche de l’absolu me va droit au ventre, coup de poing sculpté emballé de phrases percutées – un être cher m’écrivait bien : « Tu es absolue ou tu n’es pas. » (On tomberait amoureuse à moins.)
Mais il y a aussi une triple couche de beauté à ces feuillets : les mots de Sartre et leur immense portée dans leur simplicité – comme toujours. Des mots adossés à l’œuvre de Giacometti qui vibre sur un fil brut de recherche humaine. Et cet aller-retour d’œuvre à œuvre, de mot à mot, comme ça doit être émouvant, d’être ainsi transcrit en mots, et comme ça doit être émouvant de donner ses mots à lire, et comme ça doit être émouvant de recevoir cette annotation de mots émus.
Giacometti ne parle jamais d’éternité, j’ai trouvé beau qu’il me dise un jour, à propos de statues qu’il venait de détruire : « J’en étais content mais elles n’étaient faites que pour durer quelques heures ». Quelques heures : comme une aube, comme une tristesse, comme un éphémère. Et il est vrai que ses personnages, pour avoir été destinés à périr dans la nuit-même où ils sont nés sont seuls à garder, entre toutes les sculptures que je connais, la grâce inouïe de sembler périssables. Jamais la matière ne fut moins éternelle, plus fragile, plus près d’être humaine. La matière de Giacometti, cette étrange farine qui poudroie, ensevelit lentement son atelier, se glisse sous ses ongles, les rides profondes de son visage, c’est de la poussière d’espace.
Tapuscrit de « La recherche de l’absolu » de Sartre annoté par Giacometti, 1948
Son [la chanson-remède à l’angoisse existentielle de Roquentin dans La Nausée] : interprétée par Ella Fitzgerald plus profonde que celle originale de Sophie Tucker, Some of These Days – Live
D’humeur tranchante comme les couvertures plastifiées qu’on a comparativement étudiées avec A. pendant deux heures pour sa rentrée au collège, on est parti à Denfert récupérer ses nouvelles lunettes.
Et allez savoir pourquoi on a fini à l’Institut Giacometti, après s’être arrêté quelques secondes devant la plaque de l’immeuble de Simone de Beauvoir. Allez savoir pourquoi l’exposition du moment s’intitulait : « Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu. » Allez savoir pourquoi le livret – que je lis à voix haute à A., curieux et merveilleux compagnon de musée – démarrait ainsi :
L’exposition s’ouvre sur le voyage de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève, où ils sont invités à prononcer une série de conférences, à l’automne. Le jeune couple se promène dans les rues de la ville où Giacometti a passé une partie de la guerre, devant l’œil des caméras de la télévision suisse. Ils ont été conviés par l’éditeur Albert Skira.
Alberto Giacometti, La main (1946), le mur tapissé de la revue Labyrinthe encadrant des extraits vidéos de Beauvoir et Sartre à Genève, et la mosaïque au sol du décorateur Paul Follot, l’un des fers de lance de l’Art déco (1914). Institut Giacometti, juillet 2025.
J’aime que la vie réponde immédiatement lorsque je me rends disponible. En face de l’institut, ces céramiques dont la vitrine reflète l’immeuble et le ciel Giacometti-Beauvoir.
Rue Victor Schoelcher, Paris, juillet 2025
Sur un banc, dans la rue juste derrière, nous avons partagé un flanc et une tropézienne luxueux. Je songeais aux questions d’infini soulevées par Tony pour son émission radio « Parle-moi des limites. » L’Univers, les particules, les deux infinis, c’est ma grande navigation. Sartre, dans un tapuscrit sur La recherche de l’absolu écrivait :
Giacometti a horreur de l’infini. Non point de l’infini pascalien, de l’infiniment grand : il est un autre infini, plus sournois, plus secret, qui court sous les doigts, sous les pieds, qu’Achille n’arrivait pas à parcourir : l’infini de la divisiblité ?
Son [je suis tombée dans l’album] : Patrick Watson, Dream For Dreaming, in Waves, 2019
Euh non, en fait. Rappelez-vous ma chère, nous étions dans une entreprise de sauvetage cérébral, il n’était pas vraiment question d’art absolu et d’existentialisme débridé sur les pavés suisses. ↩︎
Amusant : dans ce billet, « celle qui a un regard externe et un aval sur mon cerveau » était la psychanalyste que je consultais – qui disait donc [quel étonnant !], comme ses confrères est consœurs, de la merde. ↩︎
Viens. C’est le moment où tout change. C’est maintenant. Fais-moi confiance ?
RER B avec Anaïs Nin : glaces Philippe Conticini : sortie condamnée St-Germain-l’Auxerrois : statues en vitrine au Louvre : colonnes le long du Palais royal : passages des temps et des vents : des RER B : dame de pierre ronde en paravent : jardin cyclable à la française : chèvre frais yuzu timut : poutres : glaces bältis sous lampadaire de tilleuls : bus vide de la nuit : Tour Saint Jacques mal famée : escalators et RER B : table ronde et miroir au café éthiopien : bentos pieds au-dessus de l’eau : alcôves damassées cocktails proposals de projets : déluge sur zinc : roulé à la pêche : des trains bleus et une violette : RER B.
Robert Delaunay, Guillaume Apollinaire, Les Fenêtres. Paris: Imprimerie d’André Marty, 1912. Catalogue imprimé à l’occasion d’une exposition de tableaux à la galerie Der Sturm de Berlin. À droite une lettre de Sonia Delaunay rédigée à l’encre rouge, datée du 3 février 1914, adressée au critique Roger Allard. Christie’s.
Genève m’a écartée de la combustion cérébrale. Samedi matin, on a pris le train pour rentrer à Paris, pendant que je rédigeais des synthèses pour la direction, la pluie s’abattait sur les vitres comme un plongeon, une noyade, ou l’Écosse. Le train avançait et moi j’émergeais de l’eau. Soudain la lumière et l’air par grandes goulées, dans ce double mouvement de translation diagonale, and just like that...
Qui aurait cru il y a huit ans qu’on serait tous les deux à Genève pour la grosse conf’ d’astroparticules ? C’est étrange la vie hein. On l’a bien réussie. Les enfants sont super. Mon mandat de direction ? J’ai l’impression d’en avoir déjà fait le tour. Ouais, au bout de six mois, c’est péteux. En même temps, rien n’est prédictible en ce moment au-delà de quelques mois. Qu’est-ce qu’on sera en décembre ? T’as vu ce joli coucher de soleil ? C’est cool quand même d’être là.
Plus tard, j’ai pensé belvédère, Aldo, Vanessa… mais non, Genève n’a rien d’Orsenna.
Son : Camille Saint-Saëns, Danse macabre, Op. 40, le macabre romantique, magique et aux couchers de soleil à la Saint-Saëns, dans cette interprétation élancée par Renaud Capuçon tout jeune, Daniel Harding, Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, 2001.
Joseph de la Nezière (1873-1944) Genève Paris, 1926 Crédit: Bibliothèque de Genève, Ca 6
L’impossible rythmique des cigales qu’on voudrait ancrer dans la nôtre, cardiaque L’odeur de farigoule et de chêne pubescent – la passerelle dans les arbres C., douce et résiliente, sur les merdes genrées que nous nous prenons dans la gueule : « J’ai perdu espoir. Tu vois, j’intériorise et je prends sur moi. Et je peux te dire que n’est pas une bonne idée, j’ai fini mon mandat sous anxiolytiques. » La pleine lune M13 dans l’oculaire, en haut de l’échelle, la coupole ouverte sur le ciel M13 timide, dont le cristal diaphane échappe aux cœurs non globulaires Sur la plateforme métallique qui tourne, N. : « Je partais vers 22h, quand mes parents pensaient que j’étais couché, je faisais 80 bornes en vélo, je venais ici, et je rôdais autour des bâtiments, pour moi c’était le summum de la recherche, c’est ici que la science se faisait. Je rentrais à 6h du matin en douce avant d’aller au lycée. » Il a ce geste de précaution d’écarter mon épaule de la structure du dôme où je me suis appuyée, puis : « Alors quand je suis devenu directeur de l’institut des sciences de l’univers, la première chose que j’ai faite, c’est de me présenter à la grille à l’improviste ici. J’ai dit : N. A., directeur de l’institut, je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais si je pouvais entrer. Et c’était un moment étrange, ce moment où tu réalises que tu es passé de l’autre côté. »
Je rentre seule dans ma petite chambre aux meubles de bois 1937. La lune projette mon ombre. Une énorme météorite croise le ciel comme un bout de cigarette incandescent.
Je suis trop épuisée, la peau arrachée au contact de l’aridité de la fonction, je ne scintille pas, je ne connecte pas, je me terre dans quelque chose qui fonctionne à peine – je crois être à la ligne critique où tout s’est éteint et brûle par friction, se consume. C’est pourtant un marathon – cinq ans, je ne peux pas, n’est-ce pas, partir maintenant en flammes.
Can you feel the pain? See the mess and trouble in your brain Anger you retain, pressure rocks you like a hurricane Is it time for you to jump into the next train? Change of head, make a stand I can see your heart change Wake up! No more nap, your turn is coming up You feel lazy but stop the fantasies and bubble butts If you need to hear, go for it I will teach you how to feel the thing so close to you Connect it all
15h47. Je me disais : j’ai rendez-vous avec le train de la vie. J’étais partie nonchalante, et puis j’ai marché plus vite dans la chaleur, dévalé les marches, écarté les passants et leurs sacs. Je pensais aux rendez-vous qu’on peut manquer, les moments où l’on se rate et ceux où l’on se retrouve, vingt ans, dix ans après, dans une librairie, un taxi, un bureau, sous une autoroute, je pensais à Julie Delpy et Ethan Hawke et à toutes les scènes de cinéma mélo et/ou jolies qu’il faudrait reconstituer dans la vraie vie, je me disais : à quoi bon être folle si on ne saisit pas les plus belles occasions de faire de sa vie un film ? 15h49. J’avançais dans la foule dense, il fallait se concentrer, j’ai arraché mes écouteurs, les ai fourrés dans mon sac, à côté de la boîte noire, et j’ai scanné la foule, 15h50, le train avait déjà déversé quasiment tout le monde, et le panneau clignotait arrivé à l’heure 15h47. Je me suis dit un instant, mon téléphone dans la main, qu’est-ce que je fais ? et ce train, et cette vie, et la scène de cinéma ? Et puis soudain. lights… camera… action!
Ethan Hawke & Julie Delpy se retrouvent dix ans après Before Sunrise, dans Before Sunset, parce qu’il a écrit leur longue promenade-conversation-connexion au cours d’une nuit impromptue, dans un livre. 2004
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des toits bêle ce matin. Bleu et vert d’eau, aux cansons épais aquarelle frottés de pastel – perchés dans le ciel, la terrasse de bois échardé sous les pieds nus. Basques les troupeaux, séchés en jambon, et la pulpe des framboises éclatée dans la bouche. Jamais on n’est rassasié et le temps n’a pas trouvé l’échappatoire, il a glissé dans la torpeur sur le zinc surchauffé, le ciel éclate comme la pulpe, l’air estival et frais, l’épuisement, de lin et de mousseline.
Crépitant sur les mailles directrices, des pensées tamisées, la perspective d’obtention d’un demi poste en symbiose, et la First Light de l’Observatoire Vera Rubin. Les mille astéroïdes sillonnant le champ de vue dès la première nuit et la Galaxie inondée d’étoiles, à en blanchir l’univers dans un paradoxe d’Olbers.
Son : Stacey Kent, Colin Oxley, David Newton, Jasper Kviberg, Jim Tomlinson, Simon Thorpe, I’ve Got A Crush On You, 2000
Jacques Camus, Les fleurs bleutées, lithographie et pochoir, 1933