Genève

Je n’aime pas les villes suisses et les villes alpines en général. Je n’aime pas les grosses conférences qui brassent les sessions parallèles comme des usines à débiter des proceedings, des posters et des talks. Je n’aime pas avoir cette section efficace si large que mon libre parcours moyen est deux mètres pendant la pause café et de dix mètres quand je sèche les sessions et traverse le hall.

Cachée-perchée dans la vieille ville, de café hipster en café hipster, traversant le Rhône aux effluves d’eau vaseuse, je fais-ce-qu’il-faut. Les dossiers, argumentaires, slides de direction, les corrections de manuscrit de thèse, la préparation de l’ERC…

Andromeda passe en coup de vent, une soirée animée, par dessus des linguine alle vongole, elle déclame à la cantonade, sa vision sur la politique, la politique américaine, russe, palestinienne, israélienne, son téléphone surveillé, sa force optimiste, sa position de challengeuse, je me suis demandé : est-ce parce qu’elle n’a pas d’enfants qu’elle arrive à penser ainsi ? Que le monde est une sinusoïde, qu’il faut juste être né dans la bonne vague, que tout ça va remonter, et de discourir sur la force du local, la déconnexion du Congress avec les questions du peuple, The Narrow Corridor, le pragmatisme intelligent.

Tony m’écrit : « Ce qui me touche chez toi, c’est ta posture un peu punk. » et cette question sur laquelle plancher pour mon personnage de Voix Traversante : « Où allons-nous ? »

Les glaces sont bonnes et chères ici.

L’équipe G., ses bars, ses dîners, son groupe Whatsapp Toblerone à la déconnade hilarante, le sérieux massif de ses présentations en enfilade. O. : sa solennité émouvante lors son talk, et J. ouvrant le bal comme si de rien n’était, simple et brillant.

Il m’arrive des choses étonnantes. Des coups de fil. Des « Tu pourrais réfléchir aux conditions sous lesquelles tu envisagerais d’accepter notre offre ? » Des courbettes, des chapeaux, des sourires, des signes de la main, des poignées de main.

Rien ne me fait vibrer. #EncéphalogrammeEmotionnelPlat

Plan de Genève, avec un plan de la Genève ancienne et un plan de Genève en 1715, C. B. Glot, auteur modèle, Meyer, ingénieur, Grenier, auteur modèle, François Monty (1778 – 1830), diffuseur

Le Sud brûle

L’impossible rythmique des cigales qu’on voudrait ancrer dans la nôtre, cardiaque
L’odeur de farigoule et de chêne pubescent – la passerelle dans les arbres
C., douce et résiliente, sur les merdes genrées que nous nous prenons dans la gueule : « J’ai perdu espoir. Tu vois, j’intériorise et je prends sur moi. Et je peux te dire que n’est pas une bonne idée, j’ai fini mon mandat sous anxiolytiques. »
La pleine lune
M13 dans l’oculaire, en haut de l’échelle, la coupole ouverte sur le ciel
M13 timide, dont le cristal diaphane échappe aux cœurs non globulaires
Sur la plateforme métallique qui tourne, N. : « Je partais vers 22h, quand mes parents pensaient que j’étais couché, je faisais 80 bornes en vélo, je venais ici, et je rôdais autour des bâtiments, pour moi c’était le summum de la recherche, c’est ici que la science se faisait. Je rentrais à 6h du matin en douce avant d’aller au lycée. » Il a ce geste de précaution d’écarter mon épaule de la structure du dôme où je me suis appuyée, puis : « Alors quand je suis devenu directeur de l’institut des sciences de l’univers, la première chose que j’ai faite, c’est de me présenter à la grille à l’improviste ici. J’ai dit : N. A., directeur de l’institut, je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais si je pouvais entrer. Et c’était un moment étrange, ce moment où tu réalises que tu es passé de l’autre côté. »

Je rentre seule dans ma petite chambre aux meubles de bois 1937. La lune projette mon ombre. Une énorme météorite croise le ciel comme un bout de cigarette incandescent.

Je suis trop épuisée, la peau arrachée au contact de l’aridité de la fonction, je ne scintille pas, je ne connecte pas, je me terre dans quelque chose qui fonctionne à peine – je crois être à la ligne critique où tout s’est éteint et brûle par friction, se consume. C’est pourtant un marathon – cinq ans, je ne peux pas, n’est-ce pas, partir maintenant en flammes.

Can you feel the pain?
See the mess and trouble in your brain
Anger you retain, pressure rocks you like a hurricane
Is it time for you to jump into the next train?
Change of head, make a stand
I can see your heart change
Wake up!
No more nap, your turn is coming up
You feel lazy but stop the fantasies and bubble butts
If you need to hear, go for it
I will teach you how to feel the thing so close to you
Connect it all

Every day is a miracle

— Caravan Palace, Miracle, 2019

Son : pour ne pas rester morose, un peu d’électro-swing d’inspiration jazz manouche avec Caravan Palace, Miracle, in Chronologic, 2019

De la passerelle dans les chênes pubescents, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025
Le 120, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025

Varsovie [1]

Le premier jour, c’est la catastrophe : à peine dormi, fiévreuse, je vais acheter du doliprane en polonais, me shoote au café hipster, mais je reste éteinte, absente, surnage dans un fil de mails que je traite mal et de talks que je n’écoute pas. O. à côté de moi s’excite et s’enthousiasme tout seul, moi j’ai perdu 70% de mes neurones, je ne suis pas intelligente. Dès le meeting terminé, je gravis tant bien que mal les cinq étages jusqu’à mon studio, je m’effondre sub-claquante, me demandant bien ce qu’il va advenir de moi – si je suis incapable de tenir ma place à la tête de la collaboration, mon duo avec O., si je laisse filer cette semaine en passant à côté de toute la matière produite, sans comprendre une once des méthodes et technologies présentées, si je ne sors pas jusqu’au bout de la nuit pour nous attraper dans ces croisements de géographies – avec toutes les lettres de l’alphabet, les jeunes et ceux que je connais depuis ma thèse. Si je passe à côté de cette intensité-là… ?

Son : Frédéric Chopin, Vladimir Ashkhenazy, Polonaise No. 8 in D Minor, Op. 71 No. 1, 1996

Observatoire astronomique du début du XXe siècle, carte postale, Département des éphémères, Université de Varsovie, 1902

Wadaiko et déphasage

Le Japon, ce n’est jamais neutre. Je me martèle la réflexion dans la tête, au cas où ça me servirait pour la prochaine fois. La renaissance dans des rizières en escaliers dévalant vers la mer [avril 2023], la connexion limpide avec O. à partager des soba [avril 2024], ou la spirale fuselée dans des nuits d’interminable aliénation [septembre 2008, déjà]… jamais neutre.

Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)

Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.

Deux moments à noter :

1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »

Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025

◎ Japan Children’s Prints Study Group, 1996

Le prix des fuseaux

Le premier rayon rase la sphère, c’est de la pure géométrie, la rotation d’une arc-seconde à peine qui fait passer de la zone d’ombre à la zone qui frémit. Les passages piétons couinent, les conbini font frire leur korokke, les portes des trains s’ouvrent et se ferment : c’est nous qui avons l’honneur d’ouvrir l’incrémentation infinie : un nouveau jour sur la planète.

Se lever les premiers sur la Terre, c’est être au travail quand le reste du globe sommeille, assister aux premiers bâillements européens, les premiers mails qui tombent, dont le rythme augmente en averse drue. Pendant quelques heures, la présence pleine sur deux fuseaux, et lorsque 21h sonnent ici, posant une chape momentanée sur le laboratoire, il faut encore surfer sur la vague occidentale jusqu’aux petites heures de la nuit.

Je comprends qu’ici, on perde pied et s’enfonce dans le noir comme dans l’intarissable flot des tâches, on ne respire plus. Je pensais à la quiétude inverse de mes après-midis dans les bois pennsylvaniens, quand l’Europe avait clos ses ordinateurs. Ça m’avait permis de créer scientifiquement, littérairement, mais aussi de m’inventer en nouvelle personne.

Jeudi après-midi, notre comité d’évaluation faisait face à une rangée de jeunes scientifiques japonais pour recueillir leurs opinions et répondre à leurs questions. Un postdoc nous demandait comment nous gérions l’équilibre vie/travail.

Comme les autres, j’ai témoigné et déblatéré des conseils oiseux qui ne s’appliqueront jamais à cette culture. La seule réponse honnête aurait été celle-ci : « C’est fucked up mon ami, le monde instantané a fait de vous les esclaves du temps et des flots. La culture du travail au Japon est définie par sa longitude. Moi-même, si j’habitais ici, je deviendrais (encore plus) folle. Il n’y a pas d’équilibre possible ici. Tu te bats contre le grand moulin de la Terre. »

Son [pour insuffler de l’espoir au rythme fou] : Biorhythms: I, Oliver Davis, Royal Philharmonic Orchestra, Julian Kershaw, Kerenza Peacock.

Le facteur Gamma

Le brouillard s’est levé momentanément, et les Kent Downs sous ciel gris, bas, me font l’effet que j’espérais. Un temps.

Godmersham Park [chez le frère de Jane], il n’y a que nous, les moutons, la rivière enflée suspendue de saules, et des cottages de brique ceints pour Noël de gouttes de lumière.

Tout est parfait, jusqu’à cette petite rotonde à colonnes en surplomb, puis plus tard Devil’s Kneading Trough dans une purée de pois, le faisan qui surgit, panaché de couleurs.

Mais je profite en intégré une demie heure maximum, de cette anglaiserie bucolique que j’étais pourtant venue chercher. La vérité, c’est que je suis au bord de l’angoisse de ce facteur Γ. Ça signifie que le résultat que j’ai présenté il y a deux semaines à la conférence internationale est faux. J’ai beau me dire : c’est de la phénoménologie, on trouve toujours une recette pour s’en sortir et retomber sur ses pattes. Tu peux toujours invoquer un cas très conservateur, rester sur ton premier pitch et dérouler le Γ3 comme une broderie… Ça me tord le ventre de frustration.

La frustration, surtout, c’est d’être si limitée intellectuellement.

Nous regardons Emma. (la version de 2020). Au moment où commence le film, j’ai un doute – j’inscris une note dans mon téléphone, et il faut tout le jeu piquant de Anya Taylor-Joy et la photographie fleurie pour m’éviter de me jeter sur mon ordinateur.

Ce que je fais, dès le générique, et à une heure du matin, les choses rentrent dans l’ordre. Oui j’avais oublié un facteur Γ, mais comme je l’avais oublié à deux endroits, ça se compense plus ou moins [palmface], et le résultat est encore plus clair [feux d’artifices en mode pétards mouillés parce que pas à l’abri d’une troisième erreur…]. Approximative dans tout ce que je fais, secourue par la bouée de l’intuition physique, scientifique in extremis, écriveuse aux mots mous…

Heureusement, les fils de messages de gens qui semblent me croire encore digne d’interaction : des vœux et nouvelles annuelles, l’un qui me parle d’opiacées, Pa. qui me souhaite bonne chance en me passant le relai, et la photo d’un neutrino-mouette dans le couchant.

Son : Dorothee Mields, Stephan Temmingh, Greensleeves, 2014

Godmersham Park, chez le frère de Jane, décembre 2024.

D’où Sylvia Plath a-t-elle surgi ? Mystère des méandres cérébraux
Le pattern. Être si prévisible
À chercher l’extrémité et les intensités brèves
Boulimique : me gaver, vomir, me rincer dans des verres de vinaigre de cidre
non pasteurisé au dépôt de mère
en boire des goulées et des piments mexicains séchés au parfum fumé
créer par hasard une recette de mole
un tiramisu aux framboises
Pointiller l’escalier qui mène à la buanderie
de taches d’or, au pinceau fin
et les joints tout autour de l’évier, lisse et moulé sous l’index mouillé – j’adore
Ce matin, ai regardé trois heures des reels d’Emma Watson
et de Jennifer Lawrence pour me laver le cerveau
Je ne sais pas si ça m’a sauvée du burn-out
tapi (le burn-out, mais moi aussi dans la couette)
Boire du café, ne pas dormir, zoner, manger vomir,
me jeter dans Sylvia Plath et la bouffer par morceaux
Je suis seule ici, je peux tout dire, tout écrire et on ne saura pas
Lundi, robe, bottes noires et silhouette propre : je discuterai agenda 2025 de la direction, budget, RH. Peut-être que J. aura regardé le nouveau set de données arrivé du désert, et qu’on parlera polarisation. On croira tout sous contrôle et lisse.
Sans-sure
Sans censure
Sang-sueur et sangsue ; il est pourtant vrai qu’on n’écrit pas pareil dans cette liberté

Shanghai, d’aéroport à aéroport

L’empereur Yu (禹) imaginé par le peintre Ma Lin (馬麟) de la Dynastie Song. Rouleau à suspendre, couleur sur soie. Dimensions 249 x 111.3 cm (hauteur x largeur). L’œuvre est hébergée au National Palace Museum, Taipei.

Que d’eau, que d’eau et quelle chaleur humide. Dans le taxi qui me mène d’un aéroport à un autre, je traverse Shanghai sous un dôme opaque et gris. Je songe au déluge qui a noyé cette vallée pendant la dynastie Xia. En réponse à quoi l’empereur Yu a fait construire un système de canaux pour dompter le Fleuve Jaune. Nous étions vers -1900.

Aujourd’hui, 2024, nous écrivons une demande de financement pour construire moins de mille antennes sur le flan de montagnes argentines. Et les 36 premières antennes de la phase suivante du prototype dans le Gobi prennent des données, déjà rapatriées à Lyon. Beau succès en soi – pour une installation démarrée il y a une semaine –, mais quand on n’est pas empereur, on manque sérieusement d’envergure.

En attendant l’envergure et le vol suivant, je m’installe chez Din Tai Fung pour manger les meilleurs xiaolongbao du monde, comme au temps de Caltech.

Et la pluie n’en finit pas de griser et laquer le sol, dégouline le long des fuseaux et fuselages, les pistes, le ciel ; encore une heure – je m’éteins, me laisse vider par le sommeil.

À l’aéroport de Honqiao, Shanghai, octobre 2024

O-deux

Dans la furie cosmique –
mes yeux disent stop, et ma cornée rayée
fait pleurer de jaune fluo ma façade droite

Dans la furie cosmique –
heureusement
il reste toujours un ourlet de pantalon à coudre
l’aiguille pique et coulisse
la ligne noire du fil
son frottement effleuré au passage qui tire

Dans la furie cosmique –
les petites mains chaudes
ravies de battre le mascarpone avec le marronsuis’
quand j’annonce :
« On va faire un pavlova aux figues »

Mitchell Zeer, Iris Photo

Pensieve

En flux ultra-tendu, comme on dit, et j’ai semble-t-il fermé tous les interstices pour éviter de me perdre dans des émotions – je n’ai pas cette marge de manœuvre, j’avance et j’abats solidement ce qui doit l’être, je ne m’arrête pas, je ne contemple pas, je ne me pose pas de questions, je ne me plains pas, je fais.

Mais se bousculent dans une zone à laquelle je n’accède pas, les sujets de billets, les esquisses et les personnages, les bribes de conversations, les souvenirs.

Il faut les sortir un par un de la tête. J’avais déjà évoqué dans ces pages cette image de pensieve, elle est très juste : les filaments de pensée, comme des grandes structure d’Univers ou des plasmas dans des restes de supernovae. À extraire, à sublimer – pour exister ?

[Certains billets seront donc postés avant celui-ci, pour suivre l’ordre chronologique des événements et des pensées.]

I sometimes find, and I am sure you know the feeling, that I simply have too many thoughts and memories crammed into my mind. […] At these times, […] I use the Pensieve. One simply siphons the excess thoughts from one’s mind, pours them into the basin, and examines them at one’s leisure. It becomes easier to spot patterns and links, you understand, when they are in this form.

— Albus Dumbledore, in J. K. Rowling, Harry Potter and the Goblet of Fire, 2000

Albus Dumbledore s’extrayant une pensée pour la déposer dans le Pensieve, Harry Potter and the Half-Blood Prince, dir. David Yate, basé sur le roman de J. K. Rowling 2005.