Le premier jour, c’est la catastrophe : à peine dormi, fiévreuse, je vais acheter du doliprane en polonais, me shoote au café hipster, mais je reste éteinte, absente, surnage dans un fil de mails que je traite mal et de talks que je n’écoute pas. O. à côté de moi s’excite et s’enthousiasme tout seul, moi j’ai perdu 70% de mes neurones, je ne suis pas intelligente. Dès le meeting terminé, je gravis tant bien que mal les cinq étages jusqu’à mon studio, je m’effondre sub-claquante, me demandant bien ce qu’il va advenir de moi – si je suis incapable de tenir ma place à la tête de la collaboration, mon duo avec O., si je laisse filer cette semaine en passant à côté de toute la matière produite, sans comprendre une once des méthodes et technologies présentées, si je ne sors pas jusqu’au bout de la nuit pour nous attraper dans ces croisements de géographies – avec toutes les lettres de l’alphabet, les jeunes et ceux que je connais depuis ma thèse. Si je passe à côté de cette intensité-là… ?
Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)
Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.
Deux moments à noter :
1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.
2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »
Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.
Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025
Le premier rayon rase la sphère, c’est de la pure géométrie, la rotation d’une arc-seconde à peine qui fait passer de la zone d’ombre à la zone qui frémit. Les passages piétons couinent, les conbini font frire leur korokke, les portes des trains s’ouvrent et se ferment : c’est nous qui avons l’honneur d’ouvrir l’incrémentation infinie : un nouveau jour sur la planète.
Se lever les premiers sur la Terre, c’est être au travail quand le reste du globe sommeille, assister aux premiers bâillements européens, les premiers mails qui tombent, dont le rythme augmente en averse drue. Pendant quelques heures, la présence pleine sur deux fuseaux, et lorsque 21h sonnent ici, posant une chape momentanée sur le laboratoire, il faut encore surfer sur la vague occidentale jusqu’aux petites heures de la nuit.
Je comprends qu’ici, on perde pied et s’enfonce dans le noir comme dans l’intarissable flot des tâches, on ne respire plus. Je pensais à la quiétude inverse de mes après-midis dans les bois pennsylvaniens, quand l’Europe avait clos ses ordinateurs. Ça m’avait permis de créer scientifiquement, littérairement, mais aussi de m’inventer en nouvelle personne.
Jeudi après-midi, notre comité d’évaluation faisait face à une rangée de jeunes scientifiques japonais pour recueillir leurs opinions et répondre à leurs questions. Un postdoc nous demandait comment nous gérions l’équilibre vie/travail.
Comme les autres, j’ai témoigné et déblatéré des conseils oiseux qui ne s’appliqueront jamais à cette culture. La seule réponse honnête aurait été celle-ci : « C’est fucked up mon ami, le monde instantané a fait de vous les esclaves du temps et des flots. La culture du travail au Japon est définie par sa longitude. Moi-même, si j’habitais ici, je deviendrais (encore plus) folle. Il n’y a pas d’équilibre possible ici. Tu te bats contre le grand moulin de la Terre. »
Son [pour insuffler de l’espoir au rythme fou] : Biorhythms: I, Oliver Davis, Royal Philharmonic Orchestra, Julian Kershaw, Kerenza Peacock.
Le brouillard s’est levé momentanément, et les Kent Downs sous ciel gris, bas, me font l’effet que j’espérais. Un temps.
Godmersham Park [chez le frère de Jane], il n’y a que nous, les moutons, la rivière enflée suspendue de saules, et des cottages de brique ceints pour Noël de gouttes de lumière.
Tout est parfait, jusqu’à cette petite rotonde à colonnes en surplomb, puis plus tard Devil’s Kneading Trough dans une purée de pois, le faisan qui surgit, panaché de couleurs.
Mais je profite en intégré une demie heure maximum, de cette anglaiserie bucolique que j’étais pourtant venue chercher. La vérité, c’est que je suis au bord de l’angoisse de ce facteur Γ. Ça signifie que le résultat que j’ai présenté il y a deux semaines à la conférence internationale est faux. J’ai beau me dire : c’est de la phénoménologie, on trouve toujours une recette pour s’en sortir et retomber sur ses pattes. Tu peux toujours invoquer un cas très conservateur, rester sur ton premier pitch et dérouler le Γ3 comme une broderie… Ça me tord le ventre de frustration.
La frustration, surtout, c’est d’être si limitée intellectuellement.
Nous regardons Emma. (la version de 2020). Au moment où commence le film, j’ai un doute – j’inscris une note dans mon téléphone, et il faut tout le jeu piquant de Anya Taylor-Joy et la photographie fleurie pour m’éviter de me jeter sur mon ordinateur.
Ce que je fais, dès le générique, et à une heure du matin, les choses rentrent dans l’ordre. Oui j’avais oublié un facteur Γ, mais comme je l’avais oublié à deux endroits, ça se compense plus ou moins [palmface], et le résultat est encore plus clair [feux d’artifices en mode pétards mouillés parce que pas à l’abri d’une troisième erreur…]. Approximative dans tout ce que je fais, secourue par la bouée de l’intuition physique, scientifique in extremis, écriveuse aux mots mous…
Heureusement, les fils de messages de gens qui semblent me croire encore digne d’interaction : des vœux et nouvelles annuelles, l’un qui me parle d’opiacées, Pa. qui me souhaite bonne chance en me passant le relai, et la photo d’un neutrino-mouette dans le couchant.
Son : Dorothee Mields, Stephan Temmingh, Greensleeves, 2014
Godmersham Park, chez le frère de Jane, décembre 2024.
D’où Sylvia Plath a-t-elle surgi ? Mystère des méandres cérébraux Le pattern. Être si prévisible À chercher l’extrémité et les intensités brèves Boulimique : me gaver, vomir, me rincer dans des verres de vinaigre de cidre non pasteurisé au dépôt de mère en boire des goulées et des piments mexicains séchés au parfum fumé créer par hasard une recette de mole un tiramisu aux framboises Pointiller l’escalier qui mène à la buanderie de taches d’or, au pinceau fin et les joints tout autour de l’évier, lisse et moulé sous l’index mouillé – j’adore Ce matin, ai regardé trois heures des reels d’Emma Watson et de Jennifer Lawrence pour me laver le cerveau Je ne sais pas si ça m’a sauvée du burn-out tapi (le burn-out, mais moi aussi dans la couette) Boire du café, ne pas dormir, zoner, manger vomir, me jeter dans Sylvia Plath et la bouffer par morceaux Je suis seule ici, je peux tout dire, tout écrire et on ne saura pas Lundi, robe, bottes noires et silhouette propre : je discuterai agenda 2025 de la direction, budget, RH. Peut-être que J. aura regardé le nouveau set de données arrivé du désert, et qu’on parlera polarisation. On croira tout sous contrôle et lisse. Sans-sure Sans censure Sang-sueur et sangsue ; il est pourtant vrai qu’on n’écrit pas pareil dans cette liberté
L’empereur Yu (禹) imaginé par le peintre Ma Lin (馬麟) de la Dynastie Song. Rouleau à suspendre, couleur sur soie. Dimensions 249 x 111.3 cm (hauteur x largeur). L’œuvre est hébergée au National Palace Museum, Taipei.
Que d’eau, que d’eau et quelle chaleur humide. Dans le taxi qui me mène d’un aéroport à un autre, je traverse Shanghai sous un dôme opaque et gris. Je songe au déluge qui a noyé cette vallée pendant la dynastie Xia. En réponse à quoi l’empereur Yu a fait construire un système de canaux pour dompter le Fleuve Jaune. Nous étions vers -1900.
Aujourd’hui, 2024, nous écrivons une demande de financement pour construire moins de mille antennes sur le flan de montagnes argentines. Et les 36 premières antennes de la phase suivante du prototype dans le Gobi prennent des données, déjà rapatriées à Lyon. Beau succès en soi – pour une installation démarrée il y a une semaine –, mais quand on n’est pas empereur, on manque sérieusement d’envergure.
En attendant l’envergure et le vol suivant, je m’installe chez Din Tai Fung pour manger les meilleurs xiaolongbao du monde, comme au temps de Caltech.
Et la pluie n’en finit pas de griser et laquer le sol, dégouline le long des fuseaux et fuselages, les pistes, le ciel ; encore une heure – je m’éteins, me laisse vider par le sommeil.
Dans la furie cosmique – mes yeux disent stop, et ma cornée rayée fait pleurer de jaune fluo ma façade droite
Dans la furie cosmique – heureusement il reste toujours un ourlet de pantalon à coudre l’aiguille pique et coulisse la ligne noire du fil son frottement effleuré au passage qui tire
Dans la furie cosmique – les petites mains chaudes ravies de battre le mascarpone avec le marronsuis’ quand j’annonce : « On va faire un pavlova aux figues »
En flux ultra-tendu, comme on dit, et j’ai semble-t-il fermé tous les interstices pour éviter de me perdre dans des émotions – je n’ai pas cette marge de manœuvre, j’avance et j’abats solidement ce qui doit l’être, je ne m’arrête pas, je ne contemple pas, je ne me pose pas de questions, je ne me plains pas, je fais.
Mais se bousculent dans une zone à laquelle je n’accède pas, les sujets de billets, les esquisses et les personnages, les bribes de conversations, les souvenirs.
Il faut les sortir un par un de la tête. J’avais déjà évoqué dans ces pages cette image de pensieve, elle est très juste : les filaments de pensée, comme des grandes structure d’Univers ou des plasmas dans des restes de supernovae. À extraire, à sublimer – pour exister ?
[Certains billets seront donc postés avant celui-ci, pour suivre l’ordre chronologique des événements et des pensées.]
I sometimes find, and I am sure you know the feeling, that I simply have too many thoughts and memories crammed into my mind. […] At these times, […] I use the Pensieve. One simply siphons the excess thoughts from one’s mind, pours them into the basin, and examines them at one’s leisure. It becomes easier to spot patterns and links, you understand, when they are in this form.
— Albus Dumbledore, in J. K. Rowling, Harry Potter and the Goblet of Fire, 2000
Albus Dumbledore s’extrayant une pensée pour la déposer dans le Pensieve, Harry Potter and the Half-Blood Prince, dir. David Yate, basé sur le roman de J. K. Rowling 2005.
Dernière relecture des épreuves ; je me balade avec mon énorme liasse de feuillets et un stylo vert Pilot à friction. Le manuscrit est plus épais que ma thèse, plus épais que tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Je le pose sur mon bureau, mon lit, mon salon, sur les tables en bois au vernis satiné de mon café hipster, je l’annote avec les signes de correction que mon éditeur m’a enseigné.
Je ne cherche pas la perfection – mon TDAH s’accommode très bien d’un 95%. Je scrute les dégoulinades et les tournures que je pourrais regretter, les impressions que je véhicule qui sont déjà obsolètes par rapport au moment où je les ai écrites.
Je fais ça comme une tâche à accomplir, comme le document de l’appel à projet européen que je rédige, comme les minutes des meetings que je ponds dans la foulée, comme les simulations que je fais tourner et les courbes que je trace, les slides que je prépare.
Pourquoi ? Pourquoi ça ne scintille pas, pourquoi ça ne m’exalte pas ? Parce que je suis seule avec cette aventure éditoriale dans ma tête ? Parce que je n’ai pas le temps de l’écrire ? Parce que je ne prends pas le temps de l’écrire ?
Demain, mon éditeur enverra un coursier pour récupérer le bébé annoté, m’écrit-il.
Welcome back to Paris, probablement. Ou bien : Welcome back to real life?
Tout me bouffe. Je me laisse bouffer par tout. Il y a trop d’interactions, le social m’épuise. Je tiens les clés de trop de choses, des résultats scientifiques pour lesquels il faut se battre, toujours les montagnes russes de la collaboration G., comme une marmite qui bout et qui déborde autour d’individus.
Je suis incomplète : en partant dans les bois, j’avais mis du temps à translater l’entièreté de moi-même ; ici, c’est pareil, j’ai laissé une partie de mon cerveau en Pennsylvanie. Je me sens limitée cérébralement – je crois que P. est dans le même état. Nous sommes un couple de zombies qui nous sommes coulés dans une vie obsolète, alors que tout en nous est modifié. Nous n’avons pas encore trouvé comment vivre ici.
*Kurt Gödel : logicien, mathématicien et philosophe autrichien, dont le résultat le plus connu est le théorème d’incomplétude de Gödel. Wikipédia [ne me demandez pas d’expliquer] : « Le théorème d’incomplétude de Gödel affirme que n’importe quel système logique suffisamment puissant pour décrire l’arithmétique des entiers admet des propositions sur les nombres entiers ne pouvant être ni infirmées ni confirmées à partir des axiomes de la théorie. Ces propositions sont qualifiées d’indécidables. »
Son : Massive Attack, Teardrop, in Mezzanine, 1998
Le sourire de la lune, suspendue sous l’aile de l’avion Air France Chicago-Paris, juillet 2024