Je n’ai pas pleuré

PB, journaliste connu d’un quotidien connu, entre dans mon bureau, me demande ce que signifie mon kakemono – une calligraphie d’un poème de Tao Yuanming qui dit trouver la quiétude loin du tumulte des affaires humaines [j’avais trouvé ça particulièrement amusant sur un pan de mur de la direction du laboratoire]. M’interroge sur les pierres du Gobi lunaires que je malaxe. Il me demande : « De quoi rêvez-vous la nuit ? » et nous parlons de Sei Shonagon, de l’écriture comme respiration. Il me dit qu’il en a lu des pelletées, des livres de science, et celui-là… que parmi les auteurs, il y a ceux qui écrivent bien parce qu’ils ont appris et savent s’exprimer… et encore au-dessus : « Ça se voit immédiatement, que vous aimez écrire. » Nous parlons de l’art de la formule, des mots et du langage nécessaire, du conte indispensable pour véhiculer tout message. Il dit : j’espère que des gens vous liront comme ça ; il y en a plein qui ne vont pas le remarquer, vous savez.

Le soir, je raconte ma vie à mon (pauvre) éditeur dans un mail-fleuve – il doit en avoir assez de cette gamine pendue à son cou, lui blablatant ses états d’âme. « Je n’ai pas pleuré, » j’écris dans une parenthèse.

Je crois pourtant que tout ce qui arrive est un haut assez rare, fugace et merveilleux pour que je m’arrête et pleure longuement… d’autant que je n’ai pas, comme mon éditeur, cette pression de la vente. Je voudrais juste être lue, qu’on résonne un peu avec moi, qu’on me dise encore quelques fois « ton livre a quelque chose de viscéral et il m’a ému. »

Il est sorti aujourd’hui en librairie.

It was absurd!

Première semaine et bizarre avalanche d’attention autour de ma petite personne, les instances de recherche soudain curieuses de visiter mon laboratoire, les médias autour de mon livre, et le croisement des deux…

« C’est drôle, hein ? » me glisse V., ma responsable administrative (la véritable directrice de ce laboratoire), sourire en coin.
« Ça ne m’étonne pas, » dit Da., mon adjoint.
« Je te connais, tu vas diriger ce labo avec beaucoup d’intelligence. Ils vont tous voir, » me déblatère O. que je serre dans les bras.
« C’est aussi parce que tu bosses comme une dingue, » énonce P.
« This is science writing in the great tradition of Gamow and Hoyle but so much more personable, » commente F., mon futur prix Nobel préféré.
« X veut t’inviter sur France Culture, et X du [quotidien majeur] te rencontrer à ton bureau pour publier ton portrait. Quand es-tu libre la semaine prochaine ? » me demande mon attachée de presse.
« La voilà la clé du succès, être une belle personne comme on dit ! » m’écrit mon éditeur.

De quoi passer trois heures ce dimanche dans mon lit à scroller des vêtements sur Vinted. Une belle personne ? Absurde ! Ils ne savent tous pas que je suis la tarée de service, addict à la libération d’ocytocine lors de la résolution des puzzles, et tellement pétrie d’orgueil que je n’envisage pas que les choses dans lesquelles je m’engage ne réussissent pas ?

Je repensais à ces pages de Feynman et son épiphanie alors qu’il est enfoncé dans son syndrome de l’imposteur :

Institute for Advanced Study! Special exception! A position better than Einstein, even! It was ideal; it was perfect; it was absurd!

It was absurd. The other offers had made me feel worse, up to a point. They were expecting me to accomplish something. But this offer was so ridiculous, so impossible for me ever to live up to, so ridiculously out of proportion. The other ones were just mistakes; this was an absurdity! I laughed at it while I was shaving, thinking about it.

And then I thought to myself, “You know, what they think of you is so fantastic, it’s impossible to live up to it!”

It was a brilliant idea: You have no responsibility to live up to what other people think you ought to accomplish. I have no responsibility to be like they expect me to be. It’s their mistake, not my failing.

— Richard P. Feynman, Surely, You’re Joking, Mr. Feynman! (Adventures of a Curious Character), 1985

Absurde, oui, complètement. Mais ce serait trop facile de se débarrasser comme Feynman de son syndrome de l’imposteur. Je ne pratique pas son arrogance modeste.

Après analyse, ma féminité et ma japo-niaisitude me renvoient plutôt vers ceci : touchée, reconnaissante de tout ce que l’on projette, humbled, comme on dit en anglais et qui n’a pas de traduction exacte, et même si je suis consciente que c’est absurdement loin d’être la réalité, cela m’aidera à travailler à en mériter un soupçon.

Son : Isobel Waller-Bridge, David Schweitzer, Emma Is Lost, in EMMA., 2020

Miroir-étang à l’Arboretum de Châtenay-Malabry, jan. 2025

Vendredi soir. Au bout et au cœur de l’intensité.

« Ça va Mama ? » me demande A., se retournant depuis son piano.

Je me relève de mon macbook fermé, sur lequel j’ai croisé les bras, posé la tête, atterrée, écrasée par des mots que je viens de recevoir.

Je dis doucement, comme si je tâtais la réalité : « Oui. »

Puis cette phrase simple impossible à traduire :
« Oui, il m’arrive des choses heureuses. » [嬉しいことがあったの。]

Son : Marie Awadis, Day V, in Una Corda Diaries, 2020

Studio Ghibli, Hayao Miyazaki, Le vent se lève [風立ちぬ], 2013

La discipline des mots, même quand tout s’envole

La richesse des événements cette semaine pourraient faire l’objet de vingt billets. Mais étrangement : les mots ne suffisent plus. Ou alors dit autrement : la vie se suffit à elle-même. Une partie de moi s’offusque : non, jamais, il faut écrire, il faut écrire car ce high bipolaire, ce moment où le cerveau va plus vite que ma pensée et a déjà construit tout ce qui détonne et qui marchera avant même que ça n’arrive, ces ingrédients semés qui germent de toutes parts, l’odeur de l’hiver sec aujourd’hui, et les messages, tous les messages et les instants d’interaction, qui s’étalent dans les temps et les intelligences humaines, il faut les inscrire. C’est une discipline de poser des mots, dans l’ennui ou l’exponentielle envolée. Ne pas y déroger, continuer à écrire.

Son [parce qu’il n’y a pas que Jane Austen dans la vie] : Thérapie TAXI, Hit Sale, in Hit Sale, 2018

Vue de Paris depuis la Tour Zamansky, à Sorbonne Université, jan. 2025

Au bureau, au Covent Garden Hotel

Demain, je serai vraiment off, ai-je dit à l’équipe de direction du laboratoire, sans autre explication que mon besoin de faire un break. C’est ainsi que je me suis retrouvée, à la sortie du premier train pour Londres, au bureau, au Covent Garden Hotel, à abattre des questions budgétaires accompagnée de poached eggs, de Earl Grey, de papier-peint et de coussins fleuris/rayés/à motifs de contes de fées médiévaux.

Dehors, l’alternance merveilleuse de briques et de modernité.

L’archiviste de la British Library n’est pas à la hauteur, mais quand je sors du métro à Finchley Road – en mode pèlerinage de mon vieux moi d’avant, je suis accueillie par un couchant des plus vifs.

Canfield Gardens. Je pense : comme j’étais heureuse alors, il y a dix ans, dans cette mansarde sous les toits avec P. Comme c’est heureux que je l’ai inscrit dans ces carnets, car je garde ainsi la trace des filets perchés de mon cerveau, de mes errances terrestres et littéraires, abondamment nourrie et choyée par L.

Je pense aussi : et comme je suis heureuse aujourd’hui. Comme la vie a suivi une sorte de cours solide en ne décevant jamais, mais plutôt en modelant la réalité sur les rêves anciens. Comme je suis entourée de personnes fiables sur qui je peux compter.

Je grimpe la colline de Primrose Hill pour la vue plongeante sur la ville futuriste. Et Chalcot Square, bien entendu, avec la petite plaque bleue sur la maison de Sylvia Plath. Sur Fitztroy Road, je me fais refouler à un pub plein à craquer, et je prends ça comme un signe. Le fish & chips est meilleur à quelques rues de là, sans les ombres malsaines que j’étais prête à pétrir.

C’est mi-décembre, bientôt Noël, et c’est incroyable comme cela se tisse et monte et grimpe dans l’échine, les possibles et les réalités, mon livre, les personnes, l’ancrage ferme du laboratoire, et la science qui se fait. Je repasse sous la Manche des idées plein la tête, posée, confiante et fébrile en fonction des facettes – qui s’entre-choquent entre elles dans des carillons joyeux.

Son : Sting, Every Little Thing She Does is Magic, in Symphonicities, 2010

Papier-peint anglais au Covent Garden Hotel, déc. 2024
Canfield Gardens, déc. 2024
À une rue de Chalcot Square, déc. 2024

L’aventure éditoriale [suite]

Ensuite on m’installe dans la salle vitrée où j’ai aperçu un auteur de best-sellers à ma première visite, avec des piles de livres bien alignés devant moi, et une centaine d’étiquettes imprimées d’adresses de journalistes et autres personnalités médiatiques. Deux heures durant, j’inscris en page de titre des mots insipides avec une écriture de plus en plus illisible. Ce n’est probablement rien du tout, et je sais que mon attachée de presse installe des auteurs, comme ça, tous les jours à cette table. Mais, moi ?

À ma maison d’édition, décembre 2024

La série Martynov : VI. Movement, Le temps arrêté

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le sixième et dernier volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! VI. Movement, 2015

Vendredi : C. me fait visiter tous les recoins de ce laboratoire dont j’aurai bientôt les clés. De la coupole rouillée au parfum glacé des observations avec bonnet et gants, aux sous-sols où reposent de vieilles armoires estampillées. Nous y croisons par hasard une vieille dame chancelante, perdue dans les années 1970, grand manteau luxueux enfilé par-dessus sa nuisette, qui nous dit revenir de vacances pour travailler à son bureau.

Pendant que les pompiers l’évacuent avec douceur, je remonte à mon bureau pour rencontrer mon premier lecteur du monde extérieur : un journaliste d’un magazine de science respectable, le seul auquel mon père était abonné, et que je feuilletais, adolescente, en rêvant d’un jour faire de la physique.

Il dit : ton livre est incarné. On y trouve ce qu’on ne trouve pas d’habitude dans les livres de science. J’espère que les gens auront de la joie à te lire, comme moi. Que ça ne les rebutera pas en croyant que c’est un livre de science, parce que c’est autre chose.

Je pensais à ces lignes de Rosa Montero :

Et au bout de cette traversée hallucinée, tu sors le livre que tu attends, en retenant ton souffle, que quelqu’un le lise. Que quelqu’un dise : eh bien moi, ça m’a intéressé, je t’ai comprise, j’ai vibré des mêmes émotions que toi, j’ai vu le même monde que celui que tu as vu.

— Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, 2022

Plus tard, j’essaie d’expliquer ça en bafouillant à mon éditeur « C’est bon, j’ai été lue. Je n’ai besoin de rien de plus, ça me suffit. » et il me répond en riant : « Ah non, nous ça ne nous suffit pas ! Tu vas encore passer à la radio, en librairie, etc. etc. que plein d’autres l’achètent et le lisent, ce livre. »

La série Martynov : III. Movement, De la lumière

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le troisième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! III. Movement, 2015

R. que j’entraîne mardi soir dans mon restaurant habituel à Odéon, parenthèse lumineuse et douce entourés de rangées de livres [et je ne saisis toujours pas le pourquoi de cette faveur, une soirée entière avec moi, alors qu’il a dû être sollicité par d’autres chercheurs plus importants de la conférence]. Il m’écoute avec élégance et intérêt apparent raconter le Gobi, les grottes de Mogao et l’atlas céleste de Dunhuang, Karl Schwarzschild et mon plongeon noir sur le front de l’Est de la première guerre mondiale, ma petite citation favorite de Keats dont il saisit le sens sans aucune explication. Il me fait plusieurs cadeaux : les témoignages de sa propre Direction que j’avale comme des pilules magiques, les carnets de Linsley à aller lire à Fermilab, et puis cette phrase à la fin, comme nous nous levons de table : “Sometimes I wonder if you are more of an artist or of a scientist.”

Paris, décembre 2024

La série Martynov : II. Movement, Cadavre fumant

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. Voici le second volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! II. Movement, 2015

Ce même lundi matin, mon éditeur : « Il est arrivé de chez l’imprimeur, il est tout chaud, un très bel objet. Je te le dépose à l’institut, si tu veux. »

Je suis à une conférence à l’autre bout de Paris, mais je rentre à mon labo. Un quart d’heure, je me permets cette émotion, dans mon bureau de bois, avec ses yeux bleus et le livre que je feuillette machinalement.

Il me parle de Quattrocento de Greenblatt, et cette conversation taquine sur les futurs :
« Pour ça, il faudrait aussi une expertise d’écriture littéraire. Tu as vu, tu t’es bien moqué des adverbes que je voulais mettre dans tes textes, donc… » et moi :
« Mais je peux travailler avec quelqu’un d’autre, un éditeur littérature, non ? 
— Ah ok, tu veux me dégager, le cadavre est encore fumant que ça y est, déjà… »

Je le raccompagne à la porte d’entrée, et il disparaît dans la brume.

Je cache le livre dans mon sac, je garde tout ça enfermé dans une boîte à double tour, je n’en parle à personne, pas même chez moi. Jour de fête ou de bataille ? Désolant ou amusant ?

谷内 こうた (Taniuchi Kota), ふしぎなおじさん, Le Monsieur mystérieux, 1997

Décembre

Décembre, les lueurs carillonnantes, les festivités au pas de course, je ne retrouve plus la magie des années précédentes. La joie secrète des choses qui se créent, l’enflement du cœur à la folie enrubannée, aux nuits froides chorales, aux errances dans des confiances affinées et raffinées. Copenhague, Strasbourg, Chicago, Pennsylvanie, Paris, les décembres de cinéma et de gradients ascendants – à écrire.

Terne. Voici ce qui me colle à la peau ces jours-ci, mauvaise crème de jour et de nuit.

Il faut pourtant aller chercher encore en soi ce qui manque dans l’air alentours. Si ce que je touche n’est pas d’or, si ce que j’entends ne brille pas,

je ne suis pas comme l’autre qui avait fait de l’apitoiement sa philosophie
et qui dans sa saumâtre contagion a moisi les mèches des bougies

Assez – 
aux couleurs rendre leurs chatoiements. Aux mots leurs ellipses.
à la Seine ses passerelles, au sable la pâleur effacée du ciel.
Assez de se nourrir de doutes au sucre et au miel,
Assez de la passivité fébrile.
D’avoir mis à la porte toute forme d’âme dont j’ai usé les gonds jusqu’à la lassitude. Assez de cette incomplétude et des errements redondants. Et l’attente vaine des validations, dans des miroirs sans tain aux chimies corrosives.

Il faut écrire.
Sans écouter les échos consuméristes et les bruits des autres pans de la vie.
Ne pas laisser s’attabler les hésitations
Découper et fouiller, les doigts poisseux de sang, il doit bien y avoir encore dans les entrailles deutérium et tritium. Fusion : de quoi enflammer les mèches et illuminer décembre une troisième année de suite.

Son : Alexandre Desplat, Jo Writes, in Little Women (Original Motion Picture Soundtrack), 2019

Décembre 2024