Le couple infernal [Acte XII, scène 21]

Quelques jours avant Noël, entre le Nil et la Seine, dans un restaurant italien chic, sur une banquette en angle, contre un mur de vieilles pierres. L’ÉDITEUR dans un pull en cachemire bleu assorti à ses yeux. L’AUTRICE enveloppée d’un pashmina iridescent offert par L’ÉDITEUR.

L’ÉDITEUR : Il y a plein de gens qui croient qu’écrire, ça vient tout seul. Ils lisent trois livres et ils se disent qu’ils vont faire pareil. Alors que toi, tu pratiques depuis des années, tu as plusieurs romans dans tes tiroirs. Ça n’a rien à voir.

L’AUTRICE : Mon problème, c’est que je n’ai toujours pas identifié ce que j’ai envie écrire. J’ai toujours pensé que je voulais écrire de la fiction. Mais d’un coup, la vie est si… riche, si incongrue, si étrange, qu’elle dépasse toute fiction, et je me demande : est-ce que mon projet, aujourd’hui, ça ne serait pas de raconter cette réalité ?

L’ÉDITEUR : Ce serait presque naturel, tu t’y entraînes depuis des années.

L’AUTRICE : Mais je ne vais pas écrire sur ma life. Quelle légitimité ? Tout le monde s’en fout de la vie des autres, de la mienne. Et j’entends ta voix d’éditeur dans la tête : Qui va lire un livre sur ça ? Qui achèterait un livre sur la petite vie insignifiante d’Electre ?

L’ÉDITEUR : Mais les gens sont curieux de la vie des autres. De nombreux auteurs ont écrit sur leur vie, et ça a marché. Toi-même tu aimes lire la vie des autres. Tu aimes la vie des autres. Et ta vie… elle est drôlement intéressante, tu sais.

Jo, there is more to you than this. If you have the courage to write it.

— Friedrich Bhaer, dans l’adaptation cinématographique
de Little Women de Louisa May Alcott,
dir. Gillian Armstrong, 1994

Son : Thomas Newman, Under the Umbrella (End Title) – Instrumental, in Little Women Soundtrack, 1994.

Winona Ryder et Gabriel Byrne interprétant Jo March et Friedrich Bhaer, dans Little Women, 1994, dir. Gillian Armstrong

Thankful

Le cycle débuté ici se termine.

Trois années à me déclarer dans toutes les facettes, aux autres et à moi-même. Trois années en équilibre au monde, dans cette maille de personnes chères, à me nourrir, à donner, à recevoir, à tenir et à être tenue.

Tout ce dans quoi je me suis lancée, étrangement, a réussi. J’en ai profité pour cicatriser des nœuds séculaires. J’ai trouvé ce que je cherchais.

Alors la paix. La belle, puissante, lente et vaste paix qui vient tout couvrir et découvrir à la fois. Et quand vient la paix, aussi, je redeviens mère – ce qui est une autre étrange merveille.

Son : Thomas Newman, Orchard House (Main Title) – Instrumental, in Little Women, Original Motion Picture Soundrack, 1995

Dans une ville de banlieue parisienne, novembre 2025

Nantes

Nantes : blanche et lumineuse, aux façades aux traits pas droits, construite sur pilotis
du ciel clair et la pluie, l’un puis l’autre
un café avec V., la connivence
pendant que mon éditeur court de libraire en libraire
beaucoup d’amour à la conférence-dédicaces, et des jeunes filles timides
X m’écrit : le procès, le verdict, ce que ça remue deux an après
le contrat pour le transfert des running costs qui tombe, c’est Noël
des huîtres, des huîtres
des murs bleu nuit, des draps blancs, des œufs à la coque
une petite lune toute douce qui compte quarante minutes
dans le train, j’ai ôté mes chaussures, comme d’habitude. j’avais faim

Restaurant La Cigale – déco intérieure Art Nouveau (détail), 1894

Écrire, être [2]

V., je la rencontre dans les locaux de ma maison d’édition, gobelets et mug marqués de rouge à lèvres, des manuscrits et des papiers partout débordants, à peine une chaise libre pour m’asseoir. Par la fenêtre, un mur de béton blanc taillé sur un bout de ciel – quelque chose des parpaings sud-américains.

Elle n’a pas besoin de m’avoir lue ou de m’entendre plus de deux minutes. Elle a cerné, et m’enjoint d’écrire parce que et par ce que je suis. Elle dit aussi : il ne faut pas être utilitariste avec ses vieux textes.

Je passe les jours suivants hébétée, certaine et incertaine. Ma direction engagée, mon intention, et ce que je suis, elle l’a validé. Il suffit de garder l’ancien au chaud dans les tiroirs, avancer, créer, écrire dans la certitude d’être, d’être aujourd’hui.

Mais il y a une différence subtile et fondamentale entre être et être dans l’écrit. Et cette distance-là, cette justesse-là, le regard, la couleur, la vibration que je souhaite imprégner, c’est ça qui ne se dépose pas. J’essaie d’avancer, de plaquer les bouts de récits, les paragraphes et les géographies, mais – 

(l’excuse qui crisse sous mes neurones : peut-être qu’il y a encore trop de chats dans les boîtes)

Alexander Calder, Untitled (Cat), 1925, Calder Foundation, New York

Écrire, être [1]

D’un automne à un autre, une année duale.

La première partie suspendue à l’espoir fébrile d’être lue et d’être au moment de toutes les investitures. Et la seconde, fulgurante d’intensité, dans la puissance d’être, ces mois enivrants à porter ma propre peau et à vivre de cette peau-là. La peau de la femme, des doutes, des forces, des joies et des espoirs, la peau vibrante et habitée, dans la douceur du sable, des aciers, des poignes et des mots, à sa place.

D’un automne à un autre, une année d’errances.

Une année où l’on a révélé au monde : j’écris – tout le reste, je crois, on le savait déjà. Et pourtant je n’écrivais plus.

Au Quiz du Festival du Monde, invitée sur un plateau avec deux autres « personnalités », on me tend le micro au moment de la question littéraire – « Votre livre, Electre, vous, la littérature, … » et moi de me confier allègrement pour une énième fois sur mes deux hémisphères cérébraux « un pour écrire et respirer, un pour la science et jubiler : les deux créent et se répondent. » Et pourtant je n’écrivais plus.

Ici, j’écris pour la discipline, j’écris, je publie, je dé-publie parce que je sais que nous valons tous mieux que ces faussetés mal dépliées. Mais ce n’est pas écrire comme le soulèvement architectural des quatorze chapitres de l’année passée.

Écrire, être, c’est une équivalence. Or depuis un an j’erre, je n’écris plus. Et pourtant, jamais je n’ai autant été. Alors ?

Mark Rothko, No. 2, 1962, Oil on canvas. Smart Museum of Art, The University of Chicago

Ce que personne ne sait de Jeanne Prugniel

Je passe le week-end avec Vera Candida, Atanasia Bartolome et autre Vida Izzara1. Je ne suis pas assez tarée finalement, je conclus à P. au déjeuner. Des pays et contes fabulés, à la croisée de García Márquez, Gracq et Murakami –j’adorerais qu’on me dise un millième d’un truc comme ça. Il faut noter néanmoins que orgueil et suffisance, c’est très Jane Austen. Sans compter le tout saccagé parfaitement giralducien. Le compliment caché c’était donc : un style à la croisée de Austen et Giraudoux ? [Parfois l’écriture ici souffre sérieusement du manque d’émoticon.] De pamplemousses et de lettres grecques ; d’antan, il était question d’être tarée. On n’écrit pas pareil : dans un livre de science, un carnet online, un roman. Alors personne n’a la mesure du combien (tarée). Plusieurs boisseaux rincés à beaucoup de litres de vinaigre de cidre, au moins, et peut-être même (qu’on ne saura jamais).

Son : Sergio Assad, Clarice Assad, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Odair Assad, Joseph Gramley, Hope: 2nd Movement from Back To Our Roots Suite, in Viva Brazil, 2012

Street Art, Cuenca, Ecuador
  1. Des romans Ce que je sais de Vera Candida, Soyez imprudents les enfants, Des vies d’oiseaux, de Véronique Ovaldé. ↩︎

Le couple infernal [Acte X, scène 8 : orgueil et suffisance]

Soirée chaude de septembre, dans un restaurant japonais classieux. L’AUTRICE dans l’une des ses 76 robes, L’ÉDITEUR avec ses yeux bleus.

L’AUTRICE, parlant de son livre : Ce qu’il aurait fallu faire, c’est enlever tous les îlots (supra-chiants) d’astrophysique technique. La nouvelle science aurait servi de fil rouge, mais l’intention aurait été de raconter comment la recherche se fait aujourd’hui dans un domaine montant, la joie, les gens, le collectif.

L’ÉDITEUR, air faussement navré et un poil paternaliste : Mais ça n’intéresse personne de savoir comment la recherche se fait. Qui va acheter un livre comme ça ? Pour faire ce que tu dis, il faut être connu. Et avoir des qualités littéraires. (Un temps.) Comme Jérôme Machin.

L’AUTRICE, rassemblant ses affaires, voix basse et débit rapide : Bon. Je vais y aller. Tu es en train de me dire que je n’ai pas de qualités littéraires. Ça va aller, en fait.

L’ÉDITEUR : Non mais Jérôme Machin, c’est un prix Goncourt !

L’AUTRICE s’est levée, L’ÉDITEUR suit. Ils paient l’addition. Dans la rue.

L’ÉDITEUR : Mais attends s’il-te-plaît.

L’AUTRICE : Tu m’as dit texto que je n’ai pas de qualités littéraires.

L’ÉDITEUR : De prix Goncourt, j’ai dit !

L’AUTRICE lève les yeux au ciel.

L’ÉDITEUR : Parce que toi, tu estimes que tu as les qualités littéraires d’un prix Goncourt ?

L’AUTRICE continue à presser le pas. Il la rattrape.

L’ÉDITEUR : Non mais vraiment ? Tu te rends compte de ce dont on parle ? Camus, Céline…? Tu te compares à ça, toi ?

L’AUTRICE sort ses écouteurs de son sac et les met dans ses oreilles. L’ÉDITEUR, outré, part.

Une heure plus tard, par sms.

L’ÉDITEUR : Tu as bien tout saccagé, à commencer par ce livre. Garde ton orgueil et ta suffisance sidérale.

Son : Liza Minelli, New York, New York, in New York New York, 1977.

Robert De Niro & Liza Minelli, dans une quête vaine de « Major Chord », in New York, New York, dir. Martin Scorsese, 1977

Fleurance

Il se passe surtout que, pour la première fois, je rencontre des lecteurs.

Ils viennent à la séance de dédicaces avec leur propre exemplaire et ils vous disent comment ils vous ont lue, i.e, la concrétisation des lignes de Rosa Montero. Mieux : ils soulignent les choses que vous aviez mises tout en bas de l’iceberg – dans l’infime espoir que quelqu’un le ressente.

Ils disent

Ils disent

Et puis ils disent

Comme s’ils devinaient un peu

Qui saura jamais comment a été écrit ce livre ? Les lecteurs de ce carnet ? Ceux qui ont partagé des bouts de mon cerveau et de ma peau entre 2023-2024, jusqu’à ce jour-ci, dont l’étirement suspendu et sa note musicale trouvent encore leur écho dans ce qu’ils disent. 2023-2024 : je me suis tellement nourrie, j’ai tellement vécu, dans des vibrations aux confins de la folie, où l’écriture fusionne avec la réalité. Il sera difficile de recréer une année plus fondamentale, plus puissante, tant que je ne me remettrai pas à écrire.

Alors quoi ? Il faut écrire.

Le belvédère

Qui aurait cru il y a huit ans qu’on serait tous les deux à Genève pour la grosse conf’ d’astroparticules ?
C’est étrange la vie hein.
On l’a bien réussie.
Les enfants sont super.
Mon mandat de direction ? J’ai l’impression d’en avoir déjà fait le tour. Ouais, au bout de six mois, c’est péteux.
En même temps, rien n’est prédictible en ce moment au-delà de quelques mois. Qu’est-ce qu’on sera en décembre ?
T’as vu ce joli coucher de soleil ?
C’est cool quand même d’être là.

Plus tard, j’ai pensé belvédère, Aldo, Vanessa… mais non, Genève n’a rien d’Orsenna.

Son : Camille Saint-Saëns, Danse macabre, Op. 40, le macabre romantique, magique et aux couchers de soleil à la Saint-Saëns, dans cette interprétation élancée par Renaud Capuçon tout jeune, Daniel Harding, Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, 2001.

Joseph de la Nezière (1873-1944) Genève Paris, 1926 Crédit: Bibliothèque de Genève, Ca 6

Été 2025

L’été. La torpeur et le chaos sous des températures trentenaires. Un matin, à une formation management, je regarde le cercle des étapes du burn out, alors que pleuvent dans ma boîte mail et mes chats des messages qui disent étape 8, étape 10, bip bip voyant rouge… et moi ? je me demande. Moi ? O. ? Non, notre intelligence est justement de connaître cette ligne-là. Dès samedi matin, j’ai senti O. remonter la pente, et moi…

Rarement j’ai été dans un nœud aussi complexe de ma vie professionnelle – la recherche, la direction, les couloirs d’art et de science que mon livre a ouverts. On ne sait si demain notre collaboration G. triomphera ou s’écroulera, on ne sait si le bateau de mon laboratoire s’abîmera dans la tempête, et puis si une guerre mondiale éclate, ça n’aura de toute façon aucun sens, tout cela, n’est-ce pas ?

J’abats le travail comme à l’accoutumée, je ne me pose pas de questions. Mes journées virevoltent dans les ribambelles de sons, de chats et d’écrans, les réunions et les coups de fil qui portent chacun leur humanité, leurs pions stratégiques, leur pragmatisme et leur détresse, les voix et les visages circulent dans une densité et une compacité proche de l’étoile à neutrons.

Je tourne et je pulse comme je peux, aussi stable que le permet ma magnétosphère, mais la tentation du glitch est grande dans l’épuisement – psychique, physique.

Son : Joy Division, Disorder – 2007 Remaster, in Unknown Pleasures, 1979

Image mosaïque d’un cycle du pulsar du Crabe, données UBV obtenues avec le photomètre optique bidimensionnel à grande vitesse TRIFFID monté sur le télescope russe de 6 m. Golden et al., Astronomy and Astrophysics 2000, 363(2).