Nançay : bruits, voix et sons

En vrac, je pensais à cette mission sur le terrain il y a trois semaines, à l’Observatoire radio-astronomique de Nançay1. L’étrange couchant blanc dans un champ de vieilles paraboles radio et les midges qui nous bouffaient le visage, pendant que Tony nous interviewait.

Tony m’avait contactée pour me parler d’une « création sonore » qui passerait sur une chaîne de radio nationale. Un documentaire avec une approche/accroche artistique/émotionnelle autour des particules et de l’Univers. Et cette proposition : y être la voix traversante. On a beau être ensevelie dans l’imposture et la certitude d’avoir un timbre criard et une mauvaise diction, c’est une combinaison de mots qu’on ne peut pas refuser. Voix. Traversante. Je serais pieds nus et en tunique blanche, errante dans une présence diffuse, sans corps, particule ondulatoire, quelque chose comme ça. [En fait criarde et mauvaise diction, mais on a les rêves mythologiques qu’on peut.]

La nuit tombée – après une journée à enregistrer des spectres, à visser des boîtiers mal fermés – dans cette pizzeria de Vierzon, O. causait à G., M. était intelligente et réservée, et Tony, je découvrais alors que nous avions le même âge, me disait sa crise de la quarantaine, amplifiée par le fait de ne pas avoir d’enfants ; il s’était créé une bulle autour de nous, j’avais accepté de plonger dans l’intensité de son regard. Il avait sorti de son sac mon livre boursoufflé, constellé d’annotations et de post-its colorés. « On regrette presque à la fin qu’il n’y ait pas eu plus de ces moments de fiction. On sent vraiment que c’est là que tu tends. » Il se tait, je me tais, M. est silencieuse, et je laisse couler en moi cette suspension.

Au retour, sur l’autoroute jusqu’à deux heures du matin, j’avais écouté en boucle la musique mystérieuse qu’il avait composée pour le documentaire. Il me l’avait envoyée et conseillé de m’en imprégner, avec ces mots : « D’une certaine façon, vous vous accompagnerez l’une l’autre. »

Son : T. H., Au delà de l’atome I, 2025.

À l’Observatoire radio-astronomique de Nançay, d’immenses instruments métalliques écoutent le bruit radio de l’Univers depuis les années 1960.
  1. Nous y avons une petite installation pour tester nos antennes dans des environnements moins bruités qu’à Paris. ↩︎

Le couple infernal [Acte III, scène 3 : finale]

Dans les locaux de la Maison d’édition, L’ÉDITEUR travaille dans son bureau tout de verre. L’AUTRICE frappe à la porte déjà ouverte.

L’ÉDITEUR, lève les yeux de son écran : Alors ?

L’AUTRICE : Bah alors rien. C’était très intéressant, j’ai appris plein de choses. Mais elle ne pourra se prononcer que sur un texte déjà prêt. Et puis perso, je ne suis pas sûre d’avoir eu un crush.

L’ÉDITEUR : Ah ?

L’AUTRICE : C’est bon, tu peux te détendre. Après, si tu peux me mettre en contact avec d’autres éditeurs littérature dans d’autres maisons d’édition, pour voir…

L’ÉDITEUR : D’accord. Il y a X. chez Z. à qui tu pourrais parler.

L’AUTRICE : Ah ça y est, tu n’es plus névrosé et jaloux ?

L’ÉDITEUR : Non, j’y travaille. (Il fouille dans son sac.) Mais je t’ai apporté quelque chose.

L’AUTRICE : Attends, il faut arrêter avec tes cadeaux, là. Tu m’as déjà offert une huile d’olive à cent euros le litre, du poivre du Congo à cents euros le grain, des chocolats de chez Jean-Charles Rochoux (cent euros le gramme), des gravures anciennes chinées aux enchères (cent euros le centimètre)… Mes enfants t’appellent Tonton C., ils pensent que leur mère est une femme entretenue. P. est hyper cool avec ça, mais l’autre jour, il a demandé au chat Mistral s’il fallait qu’il s’inquiète que sa femme revienne avec des cadeaux à chaque fois qu’elle voyait son éditeur.

L’ÉDITEUR : C’est parce que je suis accroc aux enchères et je n’ai plus de murs chez moi pour accrocher les tableaux, il faut bien que je les offre à quelqu’un. (Il lui tend une boîte.) Tiens, c’est pour toi.

L’AUTRICE : Euh. (Elle ouvre la boîte et découvre une bague avec un diamant.) Euh… C’est très beau, mais ça va pas le faire.

L’ÉDITEUR : Je l’ai trouvée aux enchères, tu sais que j’y achète des bijoux tout le temps, et il faut bien que je les offre, je ne peux pas les mettre moi-même.

L’AUTRICE : Et ta femme ?

L’ÉDITEUR : Elle me dit qu’elle en a trop. Écoute, c’est pour te signifier ton appartenancete séduire… t’exprimer que j’apprécie beaucoup de travailler avec toi.

L’AUTRICE, catégorique : Oui mais là c’est trop. Tu te rends compte ?

L’ÉDITEUR : T’inquiète pas, c’est pris sur le budget cadeau de la Maison.

L’AUTRICE, soulagée : Ah bon !… (Moue.) Hein, quoi ?

L’ÉDITEUR : Non, bien sûr, je l’ai achetée moi-même.

L’AUTRICE : Je préfère. Et ta femme, elle est au courant ?

L’ÉDITEUR : Bah oui quand même, elle sait que je fais ça tout le temps, surtout que j’ai un stock de bagues que j’ai chopé aux enchères.

L’AUTRICE, déçue : Ah.

L’ÉDITEUR : Elle te plaît ?

L’AUTRICE : Oui, beaucoup. Dis-moi, je réfléchis à ce deuxième livre, et je pensais à un essai narratif, autour de déserts, de géographies, d’antennes, avec un peu de science.

L’ÉDITEUR : Ça m’a l’air intéressant. Tu ne voulais pas écrire de la fiction ?

L’AUTRICE : Je reste ouverte aux différentes options. Tu crois que ça pourrait marcher ? Il faudrait quelque chose de vraiment populaire, cette fois-ci. Une couverture flashy, un titre shiny, et un contenu qui colle à tout ça, ras les pâquerettes. Sinon, tu me parlais de vacances dans ta villa dans le Sud, tu crois que c’est un endroit dont tu pourrais me laisser les clés pour écrire ? Et puis, on pensait acheter un pavillon un peu plus grand, est-ce que cette Maison a des courtiers attitrés et peut s’engager pour abonder l’apport initial du prêt ?

L’ÉDITEUR, perplexe : T’es sérieuse, là ?

L’AUTRICE, rires : Non, bien sûr. (Sérieuse et songeuse.) Je ne sais pas encore ce que je veux écrire, même s’il y aura forcément une part de délire fictionnel. (Elle touche la bague dans son écrin.) Je ne suis pas certaine que je puisse accepter ta bague, qui est magnifique par ailleurs. (Un temps.) Mais tu sais, en attendant…

L’ÉDITEUR, malicieux : En attendant, je pourrais être ton éditeur préféré.

L’AUTRICE : Voilà. Et je pourrais être ton autrice chérie.

L’ÉDITEUR : Voilà. Et si je t’invitais à déjeuner ?

L’AUTRICE : D’accord. (Aux frais de la Maison ?) Mais je voudrais manger quelque chose de vraiment bien, hein, sinon ça ne m’intéresse pas.

Ils prennent leurs sacs et sortent. L’AUTRICE revient dans le bureau, où est restée la boîte contenant la bague.

Selon l’intention que l’on veut donner à L’AUTRICE1 :
1. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la laisse.
2. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la glisse dans son sac à main.
3. Elle chope la boîte et l’embarque.
4. Elle ouvre la boîte, s’assoit sur le siège de
L’ÉDITEUR et reste à contempler longuement la bague et son diamant.

Rideau

  1. Si c’est pour un dossier de demande de financement, une présentation à une commission de recrutement, ou un Dialogue Objectif Ressources, si c’est pour de la diffusion des connaissances vers le grand public, une table ronde pour les femmes et la science au Sénat, si c’est pour une tribune pour la science comme dernière frontière de la diplomatie, si c’est une écrivaine, une scientifique, une leadeuse, une directrice, une amie, une collègue, une mère, une connasse, une gentille, ou all of the above. ↩︎

Son : Audrey Hepburn, Moon River (From Breakfast at Tiffany’s) [Remastered 2014], 1961

Audrey Hepburn and George Peppard behind the scenes, Breakfast at Tiffany’s, 1961

Le couple infernal [Acte III, scène 1]

Au Sélect, boulevard Montparnasse.
L’AUTRICE et L., l’éditrice littérature, la quarantaine, diction pointue, longue jupe Devernois.

L. : J’ai relu tout Stephen King pendant l’été. C’est très intéressant du point de vue de la construction, comme il nous prend et ne nous lâche plus, cette technique-là. Et même s’il n’a pas forcément une « belle » écriture comme il le souhaiterait, puisque son modèle, c’est Maupassant, ça n’en est pas moins efficace.

L’AUTRICE : Je n’ai jamais réussi à lire Stephen King. Et je n’aime pas trop le style de Maupassant.

L. : En tous cas, lancez-vous. Je ne donne pas de conseil, mais s’il y a une seule chose qui me semble essentielle, c’est la discipline. Il faut vous mettre une routine et travailler quotidiennement. Comme Murakami ou Amélie Nothomb.

L’AUTRICE : Parfait, j’adore la discipline. Et la routine, c’est mon kif absolu. [Pour ceux qui ne connaîtraient pas L’AUTRICE, ceci est ironique, NDLR]. Et si j’arrive avec un texte ?

L. : Déjà il faut qu’il soit complet. Début, milieu, fin, tout. On ne peut pas juger sur quelque chose d’inachevé. Encore moins sur un pitch. On peut écrire des livres complètement différents avec le même pitch, ça n’est pas ça qui nous permettra de juger. D’ailleurs on ne jugera pas de la même façon chez nous ou dans d’autres maisons. Il y a de fortes chances que vous vous fassiez retoquer. Et des chances que ça marche ailleurs, aussi. Là comme ça, je ne peux pas vous dire.

L’AUTRICE : Ok. Donc, mon éditeur me disait que vous alliez me bichonner et me séduire, mais en fait pas du tout ?

L. : Eh non, très chère, il a fumé. Ou alors il est amoureux. Ou surtout névrosé comme tous les éditeurs. Vous savez, c’est une relation compliquée auteur-éditeur. On parle de couple infernal…

Son : Ella Fitzgerald, Happy Talk, 1955

Sandra Bullock & Cate Blanchet in Ocean’s 8, 2018

Le couple infernal [Acte II, scène 8]

Soir sur le boulevard Saint Germain, lampadaires jaunes, ombres. C’est la veille de l’entretien de L’AUTRICE avec l’éditrice littérature.
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE s’engueulent pour l’édification des passants.

L’AUTRICE, en grand exercice d’auto-encensement : La scène de théâtre dans le chapitre 5, elle est sympa, non ?

L’ÉDITEUR, flegmatique : Oui, probablement pas nécessaire, mais bon.

L’AUTRICE, électrochoc : Comment ça, pas nécessaire ?

L’ÉDITEUR : Je t’ai déjà dit que je ne suis pas sensible au théâtre. Je n’ai pas trouvé ça nécessaire, c’est mon point de vue, j’ai le droit.

L’AUTRICE : Attends, il y a plein de gens qui la trouvent marrante cette scène, franchement, c’est léger, c’est utile, c’est efficace, comment tu peux dire ça ?

L’ÉDITEUR : Oui ça fonctionne, et je te l’ai laissée. J’ai juste mon opinion, j’ai le droit, non ?

L’AUTRICE : Encore heureux que tu me l’aies laissée, c’est l’un des meilleurs passages de mon livre ! Tu vois, c’est pour ça que j’ai besoin de parler à une éditrice littérature. Tu n’as aucune sensibilité à la veine littéraire de mon texte.

L’ÉDITEUR : Il y a trois cents pages dans le livre, et tu tires cette conclusion sur une demie page.

L’AUTRICE : Trois pages au moins, et pas des moindres. Mais comment tu peux me faire ce genre de critique maintenant ? Le livre est publié, il n’y a plus rien à faire, et tu me dis que c’est « pas nécessaire » ? (Elle se met à pleurer, façon gamine frustrée.) C’est nul comme propos, c’est blessant, ça sert à rien, tu aurais pu le garder pour toi, j’aurais préféré ne pas savoir.

L’ÉDITEUR : Eh bah très bien, tu vas discuter demain avec L., elle te comprendra, et tu n’auras plus à te farcir mes mauvaises corrections. Je te souhaite une bonne soirée.

L’ÉDITEUR part vers la droite de la scène, déterminé, les mains dans les poches. L’AUTRICE part vers la gauche, déterminée, les mains dans les poches. Leurs épaules s’affaissent au fur à mesure des pas. Juste avant la sortie de scène, ils s’arrêtent symétriquement. L’ÉDITEUR traverse la scène en courant. L’AUTRICE se retourne.

L’ÉDITEUR : Excuse-moi.

L’AUTRICE : C’est très joli. (Un temps.) Et je suis d’accord pour jouer dans ton drame.

Son : West Side Story: Act I: Tonight, Leonard Bernstein, Jim Bryant, Marni Nixon, Johnny Green, West Side Story Orchestra, 1961

Dans la série des couples mythiques au cinéma : Natalie Wood & Richard Beymer, in West Side Story, 1961

Le couple infernal [Acte I, scène 7]

Fin d’après-midi, le long de la Nationale 20 (ils sont descendus du RER).
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE marchent d’un pas pressé. L’AUTRICE pragmatique et plutôt détachée, L’ÉDITEUR de plus en plus agité et ému.

L’AUTRICE : Puisque je te dis que je veux seulement discuter avec cette éditrice littérature. Et puis quand bien même je travaillerais avec elle, c’est quoi ton problème ?

L’ÉDITEUR : Tu ne comprends pas. C’est de l’ordre de la névrose pour un éditeur, de perdre un auteur. Un auteur, c’est précieux. Moi je ne suis rien, sans toi. Rien.

L’AUTRICE : Mais tu ne m’as pas perdue, je n’ai jamais dit que je ne travaillerais pas avec toi ensuite. Je vais discuter avec elle.

L’ÉDITEUR : Tu ne te rends pas compte, je sais très bien comment ça se passe. Mais je ne veux pas t’influencer. (Geste racinien, avec main devant les yeux.) Oui, discute avec elle, je t’ai mise en contact, c’est très bien.

L’AUTRICE : Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui va se passer ?

L’ÉDITEUR : Mais Electre, je lui sers un diamant sur un plateau, bien sûr qu’elle va s’en saisir, elle va te bichonner, te convaincre, te séduire. Elle aurait tort de ne pas le faire, c’est ce que je ferais, moi, à sa place. Vous ferez un beau livre ensemble, et c’est très bien. Et moi…

Ils se sont arrêtés le long d’un restaurant désaffecté, à côté d’un feu. Les voitures freinent puis démarrent, beaucoup de bruit.

L’ÉDITEUR, sanglots dans la voix : Et moi je te lirai quand ce sera sorti. Va discuter avec elle et vivre tes rêves. C’est ce que tu veux faire depuis trente ans.

L’AUTRICE est appuyée sur le mur du restaurant, elle observe. L’ÉDITEUR sort un mouchoir de son sac.

L’ÉDITEUR, entre les larmes : Tu veux écrire de la fiction. Tu vas lui parler, ça va très bien se passer, et tu n’auras plus besoin de moi. Va avec elle et oublie-moi.

L’AUTRICE, en contemplation : C’est très beau, ce que tu me fais. (Sourire un peu navré.) Mais je refuse de jouer dans ton drame.

Son : Warner Bros Studio Orchestra, Play It Sam… Play « As Time Goes By », in Casablanca, Original Motion Picture Soundtrack, 1942

Humphrey Bogart & Ingrid Bergman, dans Casablanca, 1942

Le couple infernal [Acte I, scène 5]

Fin d’après-midi, dans un RER B vers le Sud parisien, pas trop plein (heureusement).
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE debout à côté d’une fenêtre, s’engueulant pour l’édification de toute la rame.

L’AUTRICE : Je ne comprends pas pourquoi tu prends ça à cœur comme ça.

L’ÉDITEUR : Je découvre que j’ai été un mauvais éditeur absent, que tu n’aimes pas la couv’, le titre, que je n’aurais pas été sensible à la poésie de ton texte… Ça fait beaucoup.

L’AUTRICE : Je n’ai jamais dit que tu avais été un mauvais éditeur ! De toute façon, comment est-ce que tu peux me faire croire que tu es sensible à la poésie de mon texte [si tant est qu’elle existe, ne nous emballons pas, NDLR], lorsque tu biffes mes « trains suspendus comme des jardins de bois » ? Et que tu transformes mon « à choisir je préfère vivre peu mais beau, bref mais intense » en « peu mais avec brio, brièvement mais intensément » ?

L’ÉDITEUR : Tu résumes tout mon travail d’édition en deux formules !

L’AUTRICE : Les meilleures. Étienne Klein a cité l’une dans son émission, Pierre Barthélémy l’autre quand il m’a interviewée pour son article.

L’ÉDITEUR : Oui, c’est sûr que si Étienne Klein et Pierre Barthélémy…

L’AUTRICE : Tu es jaloux, c’est tout. (Les portent du RER s’ouvrent à la station.) C’est ta station.

L’ÉDITEUR : Je t’accompagne.

Son : un peu de pop pour changer, avec Mika, Happy Ending, dans l’excellent Life In Cartoon Motion, 2007

Woody Allen & Diane Keaton in Manhattan Murder Mystery, 1993

Le couple infernal [Acte I, scène 1]

Soir, sur un pont parisien, sous un crachat fin, à la sortie du Festival du Livre, après table ronde et dédicaces organisée par L’ÉDITEUR pour le livre de L’AUTRICE. Un succès.
L’ÉDITEUR, en costume et avec des yeux bleus, L’AUTRICE, dans l’une de ses cinquante-huit robes.

L’AUTRICE : Bon, il faut que je t’avoue quelque chose.

L’ÉDITEUR : Tu es amoureuse de moi.

L’AUTRICE : Euh non. Enfin… non. La couverture de mon livre ne me plaît pas. En fait, pire : elle me débecte totalement, elle fait couverture de Science & Vie, je la déteste.

L’ÉDITEUR : Quoi ? Mais je la trouve magnifique, cette couverture. Tout le monde était convaincu quand on l’a présentée. Pourquoi tu n’as rien dit ?

L’AUTRICE : J’ai cherché à comprendre pourquoi j’avais fermé ma gueule. Je n’ai pas osé, tu étais très occupé, je pensais que ça allait retarder la sortie du livre, je ne voulais pas faire ma chieuse [je me suis rattrapée depuis, NDLR]. J’avais accepté que l’emballage m’échapperait, mais qu’en l’ouvrant, les gens trouveraient mon texte, qui lui, (inspirée et lyrique) me correspond dans toutes ses fibres. C’est ça qui comptait, j’avais pris mon parti, tu vois. (Un temps.) Sauf que personne ne l’ouvre, ce livre, à cause de la couverture. Et ceux qui l’ouvrent sont déçus : ils s’attendent à un livre d’astro, et ça n’est pas ça.

L’ÉDITEUR : Je tombe des nues. On ne sort rien sans l’accord de l’auteur, tu m’aurais appelé et on aurait réfléchi ensemble. Et tu ne peux pas dire que le livre ne se vend pas, ça ne fait que trois mois. Tout le secteur est en berne.

L’AUTRICE : Trois livres par semaine et 989 millionième au classement sur Amazon ? Même Antoine Petit a fait mieux avec ses mémoires de Président du CNRS.

Il pleut plus fort. L’ÉDITEUR hèle un marchand à la sauvette et lui achète un parapluie marine à l’effigie de tours Eiffel et de cœurs. Il les abrite tous deux.

L’ÉDITEUR : C’est un peu dur tout ce que tu me dis. Tu attaques le cœur de mon travail, ce que je fais, ce que je suis.

L’AUTRICE : Bah pourquoi ? Je n’attaque rien, je te dis juste que j’ai eu cette série de révélations hier soir. Que tu m’as abandonnée à la fin de l’écriture du livre, que je n’aime pas la couverture ni le titre, que j’ai dit amen à toutes ces expressions horribles que tu as voulu rajouter. Rien contre toi, hein. Mais c’est quand même assez sidérant que moi, je sois retombée dans mes vieux travers semi-japonais de ne pas ouvrir ma gueule, sur quelque chose d’aussi important que mon premier livre. Et franchement, c’est pas parce que j’étais amoureuse.

Bruit de la pluie sur le parapluie. De loin, ils ont l’air d’un couple. L’ÉDITEUR, bouleversé. L’AUTRICE, naturelle, i.e., impitoyable.

L’ÉDITEUR, avec douceur : Tu es en train de gâcher tout ce beau travail qu’on a fait ensemble. Moi je le trouve sublime ce livre, ton texte choral, inventif, je le lis et le relis avec plaisir, et à chaque lecture, je découvre une nouvelle profondeur…

L’AUTRICE, pragmatique, autiste, égocentrique ou encore bulldozer [whatever it means pour le metteur en scène sexiste] : Je réfléchis à un autre livre. Je veux écrire de la fiction. Tu m’avais dit que tu pouvais me faire rencontrer une éditrice littérature. Quand ?

Son : Natacha Régnier & Yann Tiersen pour une interprétation pleine de poésie de la chanson de Georges Brassens : Le parapluie, 2001

Les Parapluies de Cherbourg Affiche Cinéma Originale, 1964

Le couple infernal [Préambule]

Dimanche calme (13/04). Au lieu de m’atteler à des argumentaires pour des changements de corps au CNRS, je m’enfonce dans mon canapé avec Rosa Montero. Ça tombe bien, elle y évoque Walser et sa quête vaine d’un éditeur qui voudra bien publier son œuvre, et cite L’auteur et son éditeur de Siegfried Unseld.

Je saisis le titre dans mon browser et me voilà plongée dans un monde nouveau, auquel pourtant je goûte depuis deux années maintenant en idiote-naïve-dilettante, sans conscience de la profondeur historique et névrotique du rapport. « Relation tumultueuse, » « Couple infernal, » voilà ce que titrent les articles et les pages de socio.

La relation auteur-éditeur est l’objet de tous les fantasmes dans l’imaginaire collectif. Il n’y a rien là que de très logique puisque ce couple extraordinaire donne corps à des œuvres qui marquent en profondeur la société et que des binômes devenus fameux l’ont incarné, Proust et Gallimard, Beckett et Lindon, Gracq et Corti, et avant eux déjà Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel.

Au début, comme dans toutes les histoires, tout est au mieux. L’auteur […] remet un texte qui a été retenu pour publication […]. L’éditeur a choisi son auteur, avant ou après la réalisation du manuscrit, et l’artiste en est transformé. Il a désormais « son » éditeur, un possessif à la fois charmant et source de bien des malentendus, on y reviendra, car si lui n’a qu’un éditeur, le plus souvent, le professionnel du livre, de son côté, a des dizaines voire des centaines pour ne pas dire des milliers d’auteurs.

Sylvie Perez […] insiste sur le caractère fort de ce lien unique, comparable en tous points à des relations de couple […]. La journaliste recourt sans fin dans son ouvrage à cette rhétorique des oscillations du cœur évoquant toute la gamme des comparaisons possibles, des lunes de miel aux divorces en passant par la paix armée ou la relative indifférence.

— Olivier Bessard-Banqui, De la relation auteur-éditeur. Entre dialogue et rapport de force, A contrario, 2018/2 n° 27

Ailleurs, la confirmation que le mien est bel et bien l’éditeur parfait :

Si l’éditeur est souvent un premier lecteur professionnel, s’il accompagne en effet de près l’auteur dans l’écriture, il ne devrait idéalement pas pour autant jouer un rôle trop important dans l’écriture. Mais plutôt agir à titre d’accoucheur (encourager, rassurer, donner confiance, proposer des pistes de réflexion, faire pression ou au contraire lâcher l’auteur pour qu’il avance, se concentre, y croie), quitte, de temps à autres, à faire des propositions concrètes pour un personnage ou une phrase, mais seulement de temps à autre.

— Caroline Coutau, L’éditeur et son auteur, A contrario, 2018/2 n° 27

Il y a un frisson à découvrir que ce rapport est documenté, et la main courante posée au 19ème siècle. Le « mien » [possessif charmant et source de malentendus, Olivier Bessard-Banqui], celui aux yeux bleus, m’avait révélé quelques bribes de cet univers au cours de nos promenades. Un croisement de sultan des mille et une nuits et du bling bling aux notes immobilières : les éditeurs font psys, coursiers, courtiers, livreurs de fleurs et de pressing, les mères d’auteurs accueillies dans les maisons de vacances en bord de mer, les auteurs et leurs manoirs, les tablées d’huîtres, la ligne cadeau d’un éditeur dans la Maison d’édition. Wow, m’étais-je dit, en y croyant à moitié, et seulement pour une poignée d’auteurs phares.

Fascinée, je navigue dans les textes qui dressent les piliers antiques de la dramaturgie que je suis en train de vivre. Voici, avec un peu de retard, la série de Pâques.

Son : À voix nue, Jérôme Lindon 2/5 le 18/10/1994 sur France Culture, entretien édifiant avec Jérôme Lindon, éditeur et ami de Samuel Beckett, s’exprimant avec humilité, finesse et pragmatisme sur les Éditions de Minuit, sa relation aux auteurs qui va de la gratitude à la jalousie en passant par une certaine distance, son rapport à la littérature, son flair quand il développe le Nouveau roman, en donnant l’air que ça s’est fait tout seul.

L’écrivain irlandais Samuel Beckett (1906-1989) avec son éditeur Jerome Lindon le 11 juillet 1985 © Louis Monier. All rights reserved 2025 / Bridgeman Images

Amélie

J’entre dans ma Maison d’édition, j’annonce à l’accueil en passant : « Je viens voir [mon éditeur] » ce à quoi on me répond un oui-automatique comme si je faisais partie des murs [mais lol]. Et parce que c’était dans le flot de la matinée : je m’arrête – enfin – devant le premier bureau à gauche.

Amélie Nothomb. Je frappe, pousse la porte de son antre de verre – constitué de piles de livres je-ne-sais-quoi, elle a l’air… d’un animal méfiant et curieux, avec une pointe de bienveillance (?). Je suis traversée par cette sensation de la prendre au saut du lit – cheveux gris, stylo arrêté dans la main, interrompue dans son monde. Alors deux fois je vérifie : « Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ? » Elle m’assure que non, dites-moi [l’attente curieuse].

Je balbutie deux mots, je ne sais plus quel ordre – je suis nouvelle autrice dans cette Maison, je n’avais pas encore osé lui parler, j’ai lu son dernier livre et ça m’a touchée… je suis japonaise

Mon Dieu
dit-elle, la main sur le cœur

j’ai l’impression qu’elle va s’engloutir dans le gris de son antre

elle me demande mon nom, je continue dans un drôle d’écoulement, c’est comme si j’avais l’habitude de lui parler, très bizarre – oui, je suis japonaise, et ça m’a toujours amusée comme votre expérience est en miroir de la mienne, je suis née et j’ai grandi en France, j’ai une ambivalence par rapport à ces racines

Mon Dieu
dit-elle, main re-migrée sur le cœur

j’avais adoré vos premiers romans, évidemment Stupeur et tremblement, et là je ne vous avais pas lue depuis un certain temps, en entrant dans cette Maison, je renoue avec votre écriture que je trouve si incisive et juste, et c’était curieux que je vous retrouve avec ce livre-là, un peu comme si… comme si…

Mon Dieu
dit-elle, le cœur dans la main

prête à s’engloutir dans le gris de son antre, mais elle s’accroche de ses yeux et m’épingle en même temps,

Nous échangeons encore quelques phrases je crois, elle a une forme de brisure qui couve dans la voix, … et je m’enfuis, le moment est tellement parfait que je ne veux pas l’abîmer

elle dit comme j’allais clore la porte vitrée : « Merci Electre d’être passée, vraiment. » Elle pose un temps, lisse la brisure, et d’une voix plus douce, ces apparentes banalités mais c’est tout ce qu’il nous fallait « Ça me touche énormément, ce que vous dites. »

Son : [le premier disque qu’elle aurait acheté avec son argent de poche] Soft Cell, Tainted Love, in Non-Stop Erotic Cabaret, 1981

Amélie Nothomb dans son bureau, 2022, crédit : Léa Crespi

La respiration après la jubilation

Samedi. Je suis partie pour une table ronde au Festival du Livre – retrouver la volière aux livres bruissants. J’ai clos le portail de bois sur la glycine coulante. Traversé la rue, les rues, marché entre les maisons dans un faisceau pâle – quelque chose de voilé s’était levé.

Puis j’ai compris. Dans la nuit, j’avais soumis mon papier.

Mon papier des bois, fruit de mes calculs pennsylvaniens.

Je garde ça pour moi – strictement. Parce que qui comprendra jamais la symbolique de ce papier ? Qui saura la symbolique multiple et la rupture de ce papier ? Pourquoi, pourquoi et pourquoi je devais l’écrire ?

Je me rappelle au printemps dernier, l’envol des oisillons, lorsque j’ai terminé mon manuscrit, et soudain le cerveau libre, ai embrassé de nouveau la science. C’est curieux, n’est-ce pas, cette oscillation ? J’ai soumis mon papier et d’un coup, dans la pâleur de l’air, je sais qu’une place s’est faite, et c’est maintenant que je peux enfin mûrir et écrire un autre livre.

C’est le printemps. Il faut tout jalonner, tout comprendre, tout visionner – et puis : plonger dans la folie. La respiration après la jubilation.

Son : Christopher Willis, David’s Writing, in The Personal History of David Copperfield (Original Motion Picture Soundtrack), 2020.

Sur la façade de notre maison, dans ma ville de banlieue parisienne, avril 2025