Wadaiko et déphasage

Le Japon, ce n’est jamais neutre. Je me martèle la réflexion dans la tête, au cas où ça me servirait pour la prochaine fois. La renaissance dans des rizières en escaliers dévalant vers la mer [avril 2023], la connexion limpide avec O. à partager des soba [avril 2024], ou la spirale fuselée dans des nuits d’interminable aliénation [septembre 2008, déjà]… jamais neutre.

Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)

Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.

Deux moments à noter :

1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »

Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025

◎ Japan Children’s Prints Study Group, 1996

Une variété pas Calabi-Yau

On part, je crois, pour cette raison-là : pour mieux revenir et se couler dans sa vie comme dans un onsen. Pour la petite clameur quand vous ouvrez la porte d’entrée, les bras potelés, les joues pêche et tomate, P., aux yeux cernés dans l’encadrement de la cuisine, à qui je demande comment ça va : « Mais t’es revenue. Ça va aller mieux maintenant. » Pour se rappeler tout ce qu’on a construit ici et qui subsiste dans le monde réel, par-delà les déchirures de l’espace-temps, ici les mots et les pensées sont simples et solides, je suis matrice et universelle et de la bonne dimension.

Leonard Susskind, Superstrings (Features: November 2003). Physics World 16 (11)

Le prix des fuseaux

Le premier rayon rase la sphère, c’est de la pure géométrie, la rotation d’une arc-seconde à peine qui fait passer de la zone d’ombre à la zone qui frémit. Les passages piétons couinent, les conbini font frire leur korokke, les portes des trains s’ouvrent et se ferment : c’est nous qui avons l’honneur d’ouvrir l’incrémentation infinie : un nouveau jour sur la planète.

Se lever les premiers sur la Terre, c’est être au travail quand le reste du globe sommeille, assister aux premiers bâillements européens, les premiers mails qui tombent, dont le rythme augmente en averse drue. Pendant quelques heures, la présence pleine sur deux fuseaux, et lorsque 21h sonnent ici, posant une chape momentanée sur le laboratoire, il faut encore surfer sur la vague occidentale jusqu’aux petites heures de la nuit.

Je comprends qu’ici, on perde pied et s’enfonce dans le noir comme dans l’intarissable flot des tâches, on ne respire plus. Je pensais à la quiétude inverse de mes après-midis dans les bois pennsylvaniens, quand l’Europe avait clos ses ordinateurs. Ça m’avait permis de créer scientifiquement, littérairement, mais aussi de m’inventer en nouvelle personne.

Jeudi après-midi, notre comité d’évaluation faisait face à une rangée de jeunes scientifiques japonais pour recueillir leurs opinions et répondre à leurs questions. Un postdoc nous demandait comment nous gérions l’équilibre vie/travail.

Comme les autres, j’ai témoigné et déblatéré des conseils oiseux qui ne s’appliqueront jamais à cette culture. La seule réponse honnête aurait été celle-ci : « C’est fucked up mon ami, le monde instantané a fait de vous les esclaves du temps et des flots. La culture du travail au Japon est définie par sa longitude. Moi-même, si j’habitais ici, je deviendrais (encore plus) folle. Il n’y a pas d’équilibre possible ici. Tu te bats contre le grand moulin de la Terre. »

Son [pour insuffler de l’espoir au rythme fou] : Biorhythms: I, Oliver Davis, Royal Philharmonic Orchestra, Julian Kershaw, Kerenza Peacock.

To See Beyond

Ici, la nuit tombe sans transition. L’air est fluide et ma robe noire s’y coule, le long bandeau qui ceint ma taille bat le haut de mon genou. Dîné dans un izakaya avec mon oncle et mes parents, en pèlerinage administratif par hasard au même moment que moi. Je les écoute comme ils évoquent, mon père et son frère, la perte d’intérêt du Japon pour son Histoire, les rangées de maisons traditionnelles à Yokohama – premier comptoir ouvert vers l’Occident –, mai 68 et les émissions radio nocturnes, qui étaient le réseau social de l’époque. Trois sake différents commandés sur une tablette électronique et descendus dans la foulée, ma mère dans sa réserve sympathique à côté de moi. Tous les trois persuadés que je suis une personne hautement importante, puisque d’ailleurs j’ai voyagé en Premium, n’est-ce pas ? Je suis douce, j’absorbe avec verve mais ne le montre pas, je parle peu de moi. Ma robe a posé une peau fluide, elle me permet de tout être, dans mon rôle et dans la distance juste.

Ce n’est pas seulement la robe, et je le sais, lorsque je rentre à l’hôtel, ces sons électroniques éthérés et faciles qui circulent en moi comme circule le bruit de la ville. Je passe devant l’entrée du onsen, celui de nos bains nocturnes avec O., au printemps dernier. Je lui écris : « À Ueno, il ne manque que toi. » Une maman attache sa fille sur le siège vélo à l’arrière d’un conbini, dans une boutique qui ferme, trois grands-mères discutent autour de sacs plastique en vrac. Je vois – comme c’est heureux d’avoir les yeux de nouveau ouverts – je perçois le vertige des vies quotidiennes parallèles, qui me saisit encore plus ici, car les lignes sont millimétrées et ne s’intersecteront effectivement jamais.

Depuis la chambre fonctionnelle de mon business hotel, le Tokyo Skytree fait son show océan, et juste devant ma fenêtre, blanche et insolite, cette coupole d’observation.

Son : Christopher Deighton, Peter Gregson, To See Beyond, in Visionary, 2017

Vue de la fenêtre de mon business hotel, vers la gare de Ueno, Tokyo, mai 2025.

Concerto pour Ueno-koen

Atterri à 5h du matin, le monorail a filé jusqu’à l’hôtel. Il est beaucoup trop tôt pour m’écrouler dans une chambre, on me demande de patienter jusqu’à midi. Alors… brancher Barber dans ses oreilles et aller errer à Ueno-koen. Dans le parc, diffuser d’odeur en odeur, le cyprès, le cèdre, le pin, les jasmins, la friture et l’encens aux abords d’un temple. Le ciselage des arbres me couvre de clair-obscur. Le métal des métros se mêle au souffle des feuilles et aux corbeaux gutturaux, le concert symphonique de la ville dans la nature et réciproquement.

Personne ne m’enlèvera cette joie incongrue d’écouter Barber au Japon jusqu’à la lie, mon sursaut de l’âme à cette grandiloquence. Avril 2023. La traversée de part et d’autre de la banlieue tokyoïte dans le cahot aseptisé des trains, à faire germer mon deuxième chapitre entre deux séminaires. L’année où enfin j’ai su poser ce pays en mon sein. Et puis D. qui m’écrivait par touches, des notes rouvrant mes yeux aux petites choses du monde. C’est tout cela, écouter Barber au Japon, et cela m’appartient.

Les fuseaux horaires brouillent le rythme des pensées, et fait surnager celle-ci, qui s’impose dans la tiédeur humide des prémices de l’été : il ne faudrait perdre la tête que par excès de beauté. C’est la seule raison valable, aucune autre n’est absolue.

Son : Samuel Barber, Concerto pour violon, Op. 14, la musique qui accompagne mon Japon depuis 2023. Difficile de choisir un mouvement, à déguster en entier évidemment. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Symphonie de la ville dans la nature et réciproquement, dans les jardins du Musée national de Tokyo, Ueno-koen, mai 2025. Au Japon les corbeaux croassent en japonais.

Amélie

J’entre dans ma Maison d’édition, j’annonce à l’accueil en passant : « Je viens voir [mon éditeur] » ce à quoi on me répond un oui-automatique comme si je faisais partie des murs [mais lol]. Et parce que c’était dans le flot de la matinée : je m’arrête – enfin – devant le premier bureau à gauche.

Amélie Nothomb. Je frappe, pousse la porte de son antre de verre – constitué de piles de livres je-ne-sais-quoi, elle a l’air… d’un animal méfiant et curieux, avec une pointe de bienveillance (?). Je suis traversée par cette sensation de la prendre au saut du lit – cheveux gris, stylo arrêté dans la main, interrompue dans son monde. Alors deux fois je vérifie : « Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ? » Elle m’assure que non, dites-moi [l’attente curieuse].

Je balbutie deux mots, je ne sais plus quel ordre – je suis nouvelle autrice dans cette Maison, je n’avais pas encore osé lui parler, j’ai lu son dernier livre et ça m’a touchée… je suis japonaise

Mon Dieu
dit-elle, la main sur le cœur

j’ai l’impression qu’elle va s’engloutir dans le gris de son antre

elle me demande mon nom, je continue dans un drôle d’écoulement, c’est comme si j’avais l’habitude de lui parler, très bizarre – oui, je suis japonaise, et ça m’a toujours amusée comme votre expérience est en miroir de la mienne, je suis née et j’ai grandi en France, j’ai une ambivalence par rapport à ces racines

Mon Dieu
dit-elle, main re-migrée sur le cœur

j’avais adoré vos premiers romans, évidemment Stupeur et tremblement, et là je ne vous avais pas lue depuis un certain temps, en entrant dans cette Maison, je renoue avec votre écriture que je trouve si incisive et juste, et c’était curieux que je vous retrouve avec ce livre-là, un peu comme si… comme si…

Mon Dieu
dit-elle, le cœur dans la main

prête à s’engloutir dans le gris de son antre, mais elle s’accroche de ses yeux et m’épingle en même temps,

Nous échangeons encore quelques phrases je crois, elle a une forme de brisure qui couve dans la voix, … et je m’enfuis, le moment est tellement parfait que je ne veux pas l’abîmer

elle dit comme j’allais clore la porte vitrée : « Merci Electre d’être passée, vraiment. » Elle pose un temps, lisse la brisure, et d’une voix plus douce, ces apparentes banalités mais c’est tout ce qu’il nous fallait « Ça me touche énormément, ce que vous dites. »

Son : [le premier disque qu’elle aurait acheté avec son argent de poche] Soft Cell, Tainted Love, in Non-Stop Erotic Cabaret, 1981

Amélie Nothomb dans son bureau, 2022, crédit : Léa Crespi

Amélie Nothomb parle

– de sa confiance envers son éditeur
– du bouleversement que peut être le courrier de ses lecteurs
– de la connexion qui peut arriver avec une personne
– de la nécessité de l’effort et de la discipline (japonaises) dans toute entreprise

Cette interview, on se croirait dans un exercice de funambulisme, où la force et l’émotion touchent à la fêlure. C’est rassurant que l’on lise encore, et qu’on lise encore des personnes de cette trempe, qu’en ces temps désarticulés, on sache encore identifier et mettre en avant ces carmins-là.

Les boulons impossibles à resserrer

En sortant du onsen, le cerveau vide, à attendre tranquillement que O. sorte du côté hommes, je découvrais ces lignes de Gracq, dans Lettrines. Plus tard, le dernier dimanche, sur le chemin de l’aéroport, je m’étais arrêtée à Hamariku-koen, et j’avais pris un matcha accompagné d’une sucrerie pour relire ces mêmes lignes – et le reste des pages aussi, d’ailleurs [Merci, J.].

Comme un organisme, un roman vit d’échanges multipliés : c’est le propos d’un des personnages qui fait descendre le crépuscule et la fraîcheur d’une matinée qui rend soudain l’héroïne digne d’amour. Et comme toute œuvre d’art, il vit d’une entrée en résonance universelle — son secret est la création d’un milieu homogène, d’un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens.

— Julien Gracq, Lettrines, 1967

Quand je suis revenue et que j’ai vu mes chapitres 12 puis 9 se déposer comme des ailes qui se referment dans un bruissement et une herméticité parfaits, je repensais à ces lignes. Je disais à P. : « Il va falloir resserrer tous les boulons sur l’ensemble, car c’est exactement ce que je voudrais faire : que chaque mot, chaque phrase résonne avec le reste, que tout soit là pour une raison. Et l’iceberg précieux dans tout cela, c’est qu’il ne faut pas que ça se voie. Il faut que ça ait l’air de rien, qu’on ne remarque aucune des coutures, des boulons, que tout ait l’air d’un tenant sans qu’on ne s’y arrête. Il faut que les efforts soient invisibles. C’est ça, la force, la beauté, la puissance. »

Ensuite, je relis quelques bribes de mes premiers chapitres et je rigole de moi-même. Bien sûr, il y a trop de coutures, de boulons, de grossièreté pour que je n’arrive jamais à quelque chose d’aussi rond. Genre, « je vais faire comme Julien Gracq ». Mais LOL.

Hamariku-koen, Tokyo, avril 2024

Les nuits et les aubes d’écriture

Le chapitre 12, je l’ai écrit en deux traites : la première dans les quatorze heures d’avion de NYC vers Tokyo. La deuxième, à peine revenue en Pennsylvanie, au cours d’une nuit blanche, le décalage horaire aidant. Le premier jet était une trame assez sèche, et la nuit blanche y a dessiné tous les contours qui comptent. J’ai pu déposer la nourriture récente, tout ce qui avait compté les deux semaines qui précédaient.

J’écrivais pour moi-même en début de semaine : « C’est ça, qu’il faudrait que j’arrive à faire dans ce chapitre 9, à trouver ce que je voudrais faire vibrer. Ce qui importe et me nourrit dans le moment, et qui est intimement lié à la recherche. » Car ce chapitre 9 [celui que j’ai dû ré-écrire entièrement en prenant part à la Cancel Culture] me pourrissait la vie. Ça ne fonctionnait finalement pas ; le récit et le contexte que j’avais dessinés étaient artificiels.

Et puis j’ai fini par trouver. Je me suis rendue compte d’ailleurs que l’écriture s’accommode de tout à toute heure : dans mon canapé, mal installée, couverture en laine et ombre craquante des portes ouvertes sur les chambres des enfants, j’ai ré-écrit entièrement ce chapitre 9, deux aubes de suite, toujours décalée, à 4h du matin.

J’envoie tout le paquet à mon éditeur, j’ose lui lâcher cette bribe : « Je crois que je suis en train de voir le bout de ce truc, ça m’exalte et me terrifie. Bref. » Mon Dieu oui, je suis terrifiée… et exaltée ! J’ai trop peu dormi et l’estomac noué de cette chose qui est en train d’arriver, je ne mange plus. Tout à l’heure, en passant devant mon reflet dans la salle de bain, je découvre une femme affinée, les yeux immenses et aux pommettes rosies, comme si mon visage avait imprimé l’exaltation et s’était temporairement transmuté en celui d’une autre.

Les yeux d’Audrey Hepburn – loin de moi l’idée de me comparer à de tels yeux. Mais voilà peut-être le regard et le grain de l’aube.

C’est au tour des azalées

Je suis arrivée pleine de nœuds et d’imposture. Je repars nourrie, portée par les connexions et les perspectives. Par les appréciations réciproques de toutes ces belles personnes, la tendresse complice avec O.

Je suis arrivée et les cerisiers brillaient dans leur éclat dentelé. Je repars, les pétales ont chu, mais les buissons vert lustrés se sont parfumés et enguirlandés de bouquets blancs et magenta.

Les azalées prennent le relai du printemps.

Juste avant de prendre l’avion, cet animé en live qui se détache sur le ciel, lors d’un crochet à Hamariku-koen, Tokyo, Avril 2024