il est des moments de petite fourche, là où on nous donne de quoi prendre un chemin – qui est un choix au long cours drastiquement différent la vie drastiquement se décide, mais on ne le sait pas encore. On ne sait pas, quand, où, les chemins ont été pris, seulement un temps plus tard, on se retourne, et on se dit : là. Voilà, là, c’est cette personne, ce mot, cette rencontre, ce moment-là qui s’est présenté, qu’on a saisi.
Son : Bill Evans Trio, Peace Piece, in Everybody Digs Bill Evans, 1959
heureusement, on m’entraîne dans des petites librairies envahies de livres anciens, on me refourgue un nrf, je me retrouve sur une chaise de paille dans une église, devant un tiramisu au matcha à côté d’un manchot et son bébé au pochoir sur la pierre crème, heureusement j’abuse de mes droits de directrice pour jouer aux antennes RTK avec F. dans la nuit et le week-end, je regarde l’hypnotique déroulé de l’imprimante 3D, les pièces à fixer sur nos antennes dans le Gobi pour mesurer les positions exactes par GPS. Dans mon bureau aux chaises damassées japonaises turquoises, à côté du kakemono de Tao Yuanming, sur la grande table de réunion vieille comme l’institut, nous bricolons les boîtiers et les cartes électroniques, puis parlons avec 15 satellites qui envoient leurs phases. les messages d’un autre monde continuent de couler comme l’ombre roule dans mon vaste bureau de directrice, j’écris d’entre une forêts de GNSS à des trains qui filent, on m’accompagne, on me lit. on me lit (!) et j’aimerais expliquer que c’est là que réside la chose qui bat et qui vibre, tout le reste est facile d’accès, d’entrées multiples, mais pour ça, il n’y a qu’une seule porte et quand on prend la peine d’y pénétrer, d’y fureter, c’est là
Pour parler d’autre chose que de mon nombril et de chats : j’ai écouté le nouvel album de Taylor Swift.
Musicalement, c’est pire que d’habitude, avant même d’écouter une seule chanson, on les a déjà toutes entendues…1
J’avais été bluffée par l’album précédent, dont le titre – étonnant pour un tube de showgirl –, promettait ce qui m’intéresse dans la création : The Tortured Poets Department. Torturé, poétique : la promesse était tenue, infusant même dans la musique. On avait un album étonnant, sophistiqué, quasi indie, intimiste, comme des billets esquissés avec la juste distance pour dire les chemins tortueux de la vie et de l’esprit.
The Life of a Showgirl est un album pop, clair et lisse. La démarche pourtant est intéressante : « This album is about what was going on behind the scenes in my inner life during this [Eras] tour, which was so exuberant and electric and vibrant, » explique Taylor Swift, amoureuse et fiancée, dans une interview. J’aime l’idée que l’on compose un album au succès planétaire comme une suite de morceaux croqués d’une phase de sa vie.
Chez Taylor Swift, il y a toujours cet art du story-telling et une recherche poétique intelligente. Ce nouvel album n’y déroge pas complètement, mais je le trouve (trop) léger pour être réellement attachant/intéressant. Dans les grands journaux, les critiques interrogent : être amoureuse et heureuse n’est peut-être pas propice à la création qualitative ? J’avoue m’être fait la même réflexion.
Le bonheur, lorsqu’il est commun et implacable, demande un ciselage extrême pour le tailler aux facettes de l’art. La joie d’être mère, la joie simple d’être amoureuse et en couple, toutes les joies éculées s’aplatissent et aplatissent la création. Je me souviens de la lutte et de l’appauvrissement inéluctable des mots dans les débuts de mon couple avec P., et après la naissance de mes enfants.
L’art, disais-je à un ami cher, ce n’est intéressant que s’il y a des couches infinies sous celle effleurée, que si le lecteur, l’auditeur, le spectateur se retrouve sans crier gare attrapé, à l’intérieur même de l’œuvre, à la créer. Et pour insuffler des dimensions viscérales à une phase aussi éculée que celle de l’amour glamour et installé, il me semble qu’il fallait aller un peu plus loin que dans l’évidence de chansons pop entraînantes.
Son : en voici une malgré tout qui a un côté sale derrière le strass – et c’est ça qui est bon : Taylor Swift, Sabrina Carpenter, The Life of a Showgirl, in The Life of a Showgirl, 2025
Her name was Kitty Made her money being pretty and witty They gave her the keys to this city Then they said she didn’t do it legitly
I bought a ticket She’s dancing in her garters and fishnets Fifty in the cast, zero missteps Looking back, I guess it was kismet
I waited by the stage door, packed in with the autograph hounds Barking her name, then glowing like the end of a cigarette, wow, she came out I said, « You’re living my dream » Then she said to me
« Hey, thank you for the lovely bouquet You’re sweeter than a peach But you don’t know the life of a showgirl, babe And you’re never, ever gonna
Wait, the more you play, the more that you pay You’re softer than a kitten, so You don’t know the life of a showgirl, babe And you’re never gonna wanna »
V., je la rencontre dans les locaux de ma maison d’édition, gobelets et mug marqués de rouge à lèvres, des manuscrits et des papiers partout débordants, à peine une chaise libre pour m’asseoir. Par la fenêtre, un mur de béton blanc taillé sur un bout de ciel – quelque chose des parpaings sud-américains.
Elle n’a pas besoin de m’avoir lue ou de m’entendre plus de deux minutes. Elle a cerné, et m’enjoint d’écrire parce que et par ce que je suis. Elle dit aussi : il ne faut pas être utilitariste avec ses vieux textes.
Je passe les jours suivants hébétée, certaine et incertaine. Ma direction engagée, mon intention, et ce que je suis, elle l’a validé. Il suffit de garder l’ancien au chaud dans les tiroirs, avancer, créer, écrire dans la certitude d’être, d’être aujourd’hui.
Mais il y a une différence subtile et fondamentale entre être et être dans l’écrit. Et cette distance-là, cette justesse-là, le regard, la couleur, la vibration que je souhaite imprégner, c’est ça qui ne se dépose pas. J’essaie d’avancer, de plaquer les bouts de récits, les paragraphes et les géographies, mais –
(l’excuse qui crisse sous mes neurones : peut-être qu’il y a encore trop de chats dans les boîtes)
Alexander Calder, Untitled (Cat), 1925, Calder Foundation, New York
La première partie suspendue à l’espoir fébrile d’être lue et d’être au moment de toutes les investitures. Et la seconde, fulgurante d’intensité, dans la puissance d’être, ces mois enivrants à porter ma propre peau et à vivre de cette peau-là. La peau de la femme, des doutes, des forces, des joies et des espoirs, la peau vibrante et habitée, dans la douceur du sable, des aciers, des poignes et des mots, à sa place.
D’un automne à un autre, une année d’errances.
Une année où l’on a révélé au monde : j’écris – tout le reste, je crois, on le savait déjà. Et pourtant je n’écrivais plus.
Au Quiz du Festival du Monde, invitée sur un plateau avec deux autres « personnalités », on me tend le micro au moment de la question littéraire – « Votre livre, Electre, vous, la littérature, … » et moi de me confier allègrement pour une énième fois sur mes deux hémisphères cérébraux « un pour écrire et respirer, un pour la science et jubiler : les deux créent et se répondent. » Et pourtant je n’écrivais plus.
Ici, j’écris pour la discipline, j’écris, je publie, je dé-publie parce que je sais que nous valons tous mieux que ces faussetés mal dépliées. Mais ce n’est pas écrire comme le soulèvement architectural des quatorze chapitres de l’année passée.
Écrire, être, c’est une équivalence. Or depuis un an j’erre, je n’écris plus. Et pourtant, jamais je n’ai autant été. Alors ?
Mark Rothko, No. 2, 1962, Oil on canvas. Smart Museum of Art, The University of Chicago
Ce matin, un chiffon microfibre dans la main, Lidia me raconte son père décédé et la cérémonie colorée pour laquelle elle retourne au pays. Les animaux qu’il soignait comme vétérinaire, leur maison dans la campagne de Quito, elle dit j’ai tant de souvenirs de lui, et quand je retourne à la maison c’est comme s’il était encore là, ça ne fait qu’un an. Mi Papá, elle dit, dans un espagnol qui accélère et dont je perds le fil par intermittence, sa voix fêlée dans son visage buriné. Les larmes me montent aussi aux yeux et je la serre dans les bras. Elle dit : mais il faut vivre, se lever, se laver, travailler, mi Papá, vous savez, c’est tout ce qu’il nous a enseigné, l’importance de travailler, quel que soit le métier, parce qu’il faut nourrir sa famille, mais aussi pour être là dans le monde, pour la société, pour soi. Elle répète avec un sourire, comme si c’était à la fois une révélation et une évidence qu’elle savait depuis longtemps : être là pour soi. C’est difficile de vivre. Es difícil. Mais on est là pour ça, no ?
Ça défilait dans ma tête : les couleurs éclatantes de la cérémonie de deuil, de la plage en Équateur où ses sœurs et frères emmènent sa mère, sa peur de l’avion, il y a un océan vous comprenez, elle a peur de s’abîmer dedans, j’ai beau lui dire que l’avion est plus sûr que la voiture, que ça lui ferait du bien de venir ici –
Je pensais Vatapuna Vera Candida Itxaga
Doucement, j’ai clos la porte d’entrée, que tengas un buen día. Et j’ai pressé le pas jusqu’au RER pour aller rencontrer Véronique Ovaldé.
Son : boléro nostalgique par le « Franck Sinatra équatorien », Julio Jaramillo, Nuestro Juramento, in El Mítico Julio Jaramillo, 1955
Je passe le week-end avec Vera Candida, Atanasia Bartolome et autre Vida Izzara1. Je ne suis pas assez tarée finalement, je conclus à P. au déjeuner. Des pays et contes fabulés, à la croisée de García Márquez, Gracq et Murakami –j’adorerais qu’on me dise un millième d’un truc comme ça. Il faut noter néanmoins que orgueil et suffisance, c’est très Jane Austen. Sans compter le tout saccagé parfaitement giralducien. Le compliment caché c’était donc : un style à la croisée de Austen et Giraudoux ? [Parfois l’écriture ici souffre sérieusement du manque d’émoticon.] De pamplemousses et de lettres grecques ; d’antan, il était question d’être tarée. On n’écrit pas pareil : dans un livre de science, un carnet online, un roman. Alors personne n’a la mesure du combien (tarée). Plusieurs boisseaux rincés à beaucoup de litres de vinaigre de cidre, au moins, et peut-être même (qu’on ne saura jamais).
Soirée chaude de septembre, dans un restaurant japonais classieux. L’AUTRICE dans l’une des ses 76 robes, L’ÉDITEUR avec ses yeux bleus.
L’AUTRICE, parlant de son livre : Ce qu’il aurait fallu faire, c’est enlever tous les îlots (supra-chiants) d’astrophysique technique. La nouvelle science aurait servi de fil rouge, mais l’intention aurait été de raconter comment la recherche se fait aujourd’hui dans un domaine montant, la joie, les gens, le collectif.
L’ÉDITEUR, air faussement navré et un poil paternaliste : Mais ça n’intéresse personne de savoir comment la recherche se fait. Qui va acheter un livre comme ça ? Pour faire ce que tu dis, il faut être connu. Et avoir des qualités littéraires. (Un temps.) Comme Jérôme Machin.
L’AUTRICE, rassemblant ses affaires, voix basse et débit rapide : Bon. Je vais y aller. Tu es en train de me dire que je n’ai pas de qualités littéraires. Ça va aller, en fait.
L’ÉDITEUR : Non mais Jérôme Machin, c’est un prix Goncourt !
L’AUTRICE s’est levée, L’ÉDITEUR suit.Ils paient l’addition. Dans la rue.
L’ÉDITEUR : Mais attends s’il-te-plaît.
L’AUTRICE : Tu m’as dit texto que je n’ai pas de qualités littéraires.
L’ÉDITEUR : De prix Goncourt, j’ai dit !
L’AUTRICE lève les yeux au ciel.
L’ÉDITEUR : Parce que toi, tu estimes que tu as les qualités littéraires d’un prix Goncourt ?
L’AUTRICE continue à presser le pas. Il la rattrape.
L’ÉDITEUR : Non mais vraiment ? Tu te rends compte de ce dont on parle ? Camus, Céline…? Tu te compares à ça, toi ?
L’AUTRICE sort ses écouteurs de son sac et les mets dans ses oreilles. L’ÉDITEUR, outré, part.
Une heure plus tard, par sms.
L’ÉDITEUR : Tu as bien tout saccagé, à commencer par ce livre. Garde ton orgueil et ta suffisance sidérale.
Terminé la période 1931-1934 d’Anaïs Nin – en sautant la partie effarante que j’avais déjà lue en Espagne sur sa fausse couche à l’hôpital avec le médecin allemand prêt à l’ouvrir et les infirmières lui montant sur le ventre. Sa « création échouée ».
L’analyse d’Otto Rank si différente d’Allendy, respectueuse :
« [Allendy] essayait de remplacer votre amour de l’absolu et votre quête du merveilleux, par une adaptation à la vie ordinaire. Je mets l’accent sur l’adaptation à un monde individuel. Je veux augmenter votre force créatrice afin d’équilibrer et de soutenir la puissance d’émotion que vous possédez. Le courant de la vie et celui de l’écriture doivent être simultanés afin de pouvoir s’alimenter mutuellement. C’est la révélation de l’activité créatrice qui devient une voie rédemptrice pour les obsessions névrosiques. La vie seule ne peut satisfaire l’imagination. »
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.
me ramène à la paix qui m’a soufflée quand mon coach, payé par le CNRS pour m’épauler comme directrice de mon institut, a sorti : « Quand tu ressens le besoin d’écrire, arrête tout et écris. Il faut que tu écrives, ça, c’est toi, et en écrivant, tu travailleras sur tout le reste. » Ce n’est que dans ce sentiment d’être intimement comprise, cette autorisation [ligne délicate qu’il sentait nécessaire et a su tenir par sa position, son ton et sa diction, sans me paternaliser, cf. billet précédent] à être en adéquation avec soi, avec ce qui nous meut dans la vie, qu’on peut avancer et donner.
Terminé dans la foulée le dernier livre d’Amélie Nothomb, que mon Éditeur-aux-yeux-bleus m’a apporté, en même temps qu’un pot de miel et un quartz incrusté. Il m’avait parlé de cette rentrée littéraire jonchée des histoires de familles de grands auteurs, rendant difficile aux autres d’exister. J’avais oublié cette conversation, ce qui m’a permis de plonger dans la seconde guerre mondiale à Bruxelles sans arrière pensée, puis je m’en suis rappelé juste avant le chapitre final, d’un coup… et la dernière volée de pages qui rassemble tout, un peu trop dévoilé et délayé à mon goût, mais j’ai pleuré, pleuré pendant de longues minutes,
de la nécessité d’écrire de cette heure à écrire en mode TSA parce que le cerveau reste vissé dans sa routine, quand on vient d’apprendre que sa mère est morte, mais que c’est encore l’heure d’écrire
ou parce qu’on veut se prouver qu’on est folle et différente et qu’on fera / vivra les choses différemment des autres : la mort de sa mère donner la vie vivre en famille être chercheuse être directrice aimer écrire
Je disais idiotement à mon éditeur : « Je veux prouver à tous ces gens au lycée et en prépa, qui m’assénaient que je ne deviendrai jamais astrophysicienne, que j’y suis arrivée. » En réalité, je trouve que c’est un joli pied de nez pour les biais sociétaux, mais je m’en tape – comme le reste du monde.
Ce que je souhaite vivre est infiniment plus puissant et indicible.