Vertiges de l’absolu [3]

Difficile d’habiter l’espace de façon plus absolue. Le vitrail, la courbe art déco, la plaque blanche comme une page sur les habits de bois. Et cette femme de plâtre qui s’effiloche pour atteindre l’unité indivisible d’espace.

Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. Il dit qu’il n’a pas tordu le cou à la sculpture finalement, qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. Je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.

— Simone de Beauvoir, extrait inédit de son Journal, 28 août 1946

« Avant que Sartre ne me retrouve. » Les générations passent, et ce sont toujours avec les femmes que les hommes en mal de couple ouvrent les robinets du cœur. Relu plusieurs fois cet extrait, buttant sur quelque chose qui m’émouvait sans l’identifier. Giacometti, le grand gaillard aux cheveux hirsutes se confiant à la toute aussi grande Simone… Une scène à la Woody Allen.

Puis c’est en reportant le texte ici que j’ai fini par saisir. « Parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. » L’exact opposé d’un message venu poser son éclat sur une journée douce et absolue. (On tomberait vertigineusement amoureuse à moins.)

Son [ne me dites pas que je suis la seule à penser à cette chanson rapport au titre de l’expo] : Alain Bashung, Vertige de l’amour, in Pizza, 1981

Alberto Giacometti, Femme Leoni, 1947-1958, au salon Follot, Institut Giacometti, juillet 2025

Vertiges de l’absolu [2]

Dans le cabinet d’art graphique, des pages du tapuscrit de La recherche de l’absolu de Sartre annoté par Giacometti. Une employée vient interrompre ma lecture à voix haute pour nous rappeler qu’ils ferment dans quinze minutes. « Ça va être compliqué, » je lui réponds.

Bien sûr la recherche de l’absolu me va droit au ventre, coup de poing sculpté emballé de phrases percutées – un être cher m’écrivait bien : « Tu es absolue ou tu n’es pas. » (On tomberait amoureuse à moins.)

Mais il y a aussi une triple couche de beauté à ces feuillets : les mots de Sartre et leur immense portée dans leur simplicité – comme toujours. Des mots adossés à l’œuvre de Giacometti qui vibre sur un fil brut de recherche humaine. Et cet aller-retour d’œuvre à œuvre, de mot à mot, comme ça doit être émouvant, d’être ainsi transcrit en mots, et comme ça doit être émouvant de donner ses mots à lire, et comme ça doit être émouvant de recevoir cette annotation de mots émus.

Giacometti ne parle jamais d’éternité, j’ai trouvé beau qu’il me dise un jour, à propos de statues qu’il venait de détruire : « J’en étais content mais elles n’étaient faites que pour durer quelques heures ». Quelques heures : comme une aube, comme une tristesse, comme un éphémère. Et il est vrai que ses personnages, pour avoir été destinés à périr dans la nuit-même où ils sont nés sont seuls à garder, entre toutes les sculptures que je connais, la grâce inouïe de sembler périssables. Jamais la matière ne fut moins éternelle, plus fragile, plus près d’être humaine. La matière de Giacometti, cette étrange farine qui poudroie, ensevelit lentement son atelier, se glisse sous ses ongles, les rides profondes de son visage, c’est de la poussière d’espace.

Tapuscrit de « La recherche de l’absolu » de Sartre annoté par Giacometti, 1948

Son [la chanson-remède à l’angoisse existentielle de Roquentin dans La Nausée] : interprétée par Ella Fitzgerald plus profonde que celle originale de Sophie Tucker, Some of These Days – Live

Vertiges de l’absolu [1]

D’humeur tranchante comme les couvertures plastifiées qu’on a comparativement étudiées avec A. pendant deux heures pour sa rentrée au collège, on est parti à Denfert récupérer ses nouvelles lunettes.

Et allez savoir pourquoi on a fini à l’Institut Giacometti, après s’être arrêté quelques secondes devant la plaque de l’immeuble de Simone de Beauvoir. Allez savoir pourquoi l’exposition du moment s’intitulait : « Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu. » Allez savoir pourquoi le livret – que je lis à voix haute à A., curieux et merveilleux compagnon de musée – démarrait ainsi :

L’exposition s’ouvre sur le voyage de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève, où ils sont invités à prononcer une série de conférences, à l’automne. Le jeune couple se promène dans les rues de la ville où Giacometti a passé une partie de la guerre, devant l’œil des caméras de la télévision suisse. Ils ont été conviés par l’éditeur Albert Skira.

Genève ! Si j’avais su, j’aurais arpenté la ville dans un autre battement la semaine dernière (?1). Je repensais au printemps dernier, plongée dans les bas-fonds de St Germain des Prés avec le couple Beauvoir-Sartre pour trouver une issue favorable à un chapitre Woody Allenien auto-censuré, la scène des Mots avec Giacometti2, que j’avais osé envoyer à Jérôme Attal puisqu’il en avait fait son roman 37, étoiles filantes. J’en étais même à bassiner mes garçons d’existentialisme.

Alberto Giacometti, La main (1946), le mur tapissé de la revue Labyrinthe encadrant des extraits vidéos de Beauvoir et Sartre à Genève, et la mosaïque au sol du décorateur Paul Follot, l’un des fers de lance de l’Art déco (1914). Institut Giacometti, juillet 2025.

J’aime que la vie réponde immédiatement lorsque je me rends disponible. En face de l’institut, ces céramiques dont la vitrine reflète l’immeuble et le ciel Giacometti-Beauvoir.

Rue Victor Schoelcher, Paris, juillet 2025

Sur un banc, dans la rue juste derrière, nous avons partagé un flanc et une tropézienne luxueux. Je songeais aux questions d’infini soulevées par Tony pour son émission radio « Parle-moi des limites. » L’Univers, les particules, les deux infinis, c’est ma grande navigation. Sartre, dans un tapuscrit sur La recherche de l’absolu écrivait :

Giacometti a horreur de l’infini. Non point de l’infini pascalien, de l’infiniment grand : il est un autre infini, plus sournois, plus secret, qui court sous les doigts, sous les pieds, qu’Achille n’arrivait pas à parcourir : l’infini de la divisiblité ?

Son [je suis tombée dans l’album] : Patrick Watson, Dream For Dreaming, in Waves, 2019

  1. Euh non, en fait. Rappelez-vous ma chère, nous étions dans une entreprise de sauvetage cérébral, il n’était pas vraiment question d’art absolu et d’existentialisme débridé sur les pavés suisses. ↩︎
  2. Amusant : dans ce billet, « celle qui a un regard externe et un aval sur mon cerveau » était la psychanalyste que je consultais – qui disait donc [quel étonnant !], comme ses confrères est consœurs, de la merde. ↩︎

Quelques cercles

J’ai les mots au bout des doigts : « j’ai retrouvé la chanson. » je crois. celle qui passait au café, là où tu m’as serrée contre toi en disant « excuse-moi » et je me suis sentie entendue. comprise. deux jours je l’ai cherchée, écouté tous les albums, et enfin, dans une compilation, par hasard, trébuché sur elle

voilà encore quelque chose qu’on taira. pour garder intact
l’intention. le mot. la projection de l’oreille tendue, la parfaite projection d’une parfaite réception

Nous vivons, je vis, des attentes, des tracés déliés fendus dans les toiles de la réalité – je vis des sillons creusés par les ongles, à la saignée des tempes la peau tailladée, nous vivons, je vis, de

Nous vivons de devenir des personnes meilleures. alors nous nous taisons dans la grande ellipse de nos vies, cette place, ma place, cette appartenance, mon appartenance, comme toujours, comme jamais : elles n’existent pas.

Nous vivons, je vis, de cette errance, de ne pas suffire et que ça ne suffise pas. suspendue à l’espoir qu’on soit prêt en face. à coups de « malheureusement » martelés dans mes rétines, des justifications aux araignées filantes, dans les ambivalences aux lâchetés logistiques, aux phrasés dramaturges plantés dans des décors qui choient de se prendre au sérieux.

Je vis, nous vivons de
Je vis de donner vie et sens à ces vécus, ces imaginés, projetés et créés, ici, tout prend la valeur, le potentiel d’un sentiment océanique, ici, aux vides dorer les flancs, à la non-place, la non-appartenance, à la solitude rendre leur noblesse.

on taira ou pas. qu’il me restera ça : vivre, écrire. écrire, vivre.
et même si je m’en satisfais, est-ce que ça fera jamais de moi une personne meilleure ?

Son : Patrick Watson, Here Comes The River, in Wave, 2019

Vassily Kandinsky, Quelques cercles, 1926, Guggenheim Museum, New York

Été 2025

L’été. La torpeur et le chaos sous des températures trentenaires. Un matin, à une formation management, je regarde le cercle des étapes du burn out, alors que pleuvent dans ma boîte mail et mes chats des messages qui disent étape 8, étape 10, bip bip voyant rouge… et moi ? je me demande. Moi ? O. ? Non, notre intelligence est justement de connaître cette ligne-là. Dès samedi matin, j’ai senti O. remonter la pente, et moi…

Rarement j’ai été dans un nœud aussi complexe de ma vie professionnelle – la recherche, la direction, les couloirs d’art et de science que mon livre a ouverts. On ne sait si demain notre collaboration G. triomphera ou s’écroulera, on ne sait si le bateau de mon laboratoire s’abîmera dans la tempête, et puis si une guerre mondiale éclate, ça n’aura de toute façon aucun sens, tout cela, n’est-ce pas ?

J’abats le travail comme à l’accoutumée, je ne me pose pas de questions. Mes journées virevoltent dans les ribambelles de sons, de chats et d’écrans, les réunions et les coups de fil qui portent chacun leur humanité, leurs pions stratégiques, leur pragmatisme et leur détresse, les voix et les visages circulent dans une densité et une compacité proche de l’étoile à neutrons.

Je tourne et je pulse comme je peux, aussi stable que le permet ma magnétosphère, mais la tentation du glitch est grande dans l’épuisement – psychique, physique.

Son : Joy Division, Disorder – 2007 Remaster, in Unknown Pleasures, 1979

Image mosaïque d’un cycle du pulsar du Crabe, données UBV obtenues avec le photomètre optique bidimensionnel à grande vitesse TRIFFID monté sur le télescope russe de 6 m. Golden et al., Astronomy and Astrophysics 2000, 363(2).

La chair du temps

Le pendule de laiton oscillait. Assis sur les marches de marbre derrière les colonnes du Panthéon, A. a sorti son carnet et j’ai expliqué en trois schémas le transfert d’énergie cinétique et gravitationnelle, les frottements de l’air et la preuve de la rotation de la Terre. Une collection de vitrines d’art figeaient par symboliques un peu cliché la guerre de 14-18. Par intermittence, un chœur s’élevait, In nomine lucis, de Dusapin, semblant ralentir les battements, tellement que A. s’est exclamé : « Regarde, le pendule s’est arrêté ! »

Je leur avais avoué rue Soufflot : je cherche de l’inspiration pour mon texte – une commande en prélude à un morceau de Gérard Grisey. L’un des inventeurs du courant dit spectral, dont la musique serait sensuelle, utilisant la chair du temps… J’essaie d’appréhender, la construction, l’intention, par lectures et rencontres, et l’écoute surtout, d’une œuvre qui m’est étrangère et étrange – surtout pour moi qui ai zéro formation musicale.

Mais à force de fouiller, je récupère des mots, des bribes d’état d’esprit avec lesquels entrer en résonance et chercher à coïncider par petites touches. Deleuze, la force plutôt que la forme. La préparation méticuleuse mais un rendu à la courbe organique. Ce fragment de journal :

14h. Voilà, j’ai tout de même bien travaillé, mais il n’est pas facile de s’arracher à cette pesanteur. « Pesanteur » le mot qui convient bien à cette journée, le ciel est si bas. J’ai des douleurs un peu partout, nostalgique comme si souvent, la vue des déchirures de lumière dans les nuages et là-bas, cette pellicule blanche à l’horizon de la baie me pétrifient. Le temps passé glisse, s’insinue, s’effiloche. La musique fuit, la musique passe, j’essaie d’en cerner à ma mesure quelques palpitations. Pour Epilogue, je relis les schémas de partiels, modulations et transitoires. Une vie de travail et de « patience ». Comme si je voulais cerner une forme intérieure, l’ossature-même de mon âme… Je jubile. De la grande, de la très grande musique, après moi on se demandera pourquoi, comment… Je jubile : Epilogue, si j’en ai l’énergie aura une sacrée gueule !

— Gérard Grisey, Journal, à propos de la composition d’Épilogue dans Les espaces acoustiques., 1985

Le morceau qu’on me propose de compléter par des mots prononcés est construit à partir de pulsations de pulsars.

J’ai en vrac dans la tête les équations de magnétosphères du papier de Michel (1973), la pêche de Jocelyn Bell, le bourdonnement du grand radio-télescope de Nançay, la navigation interstellaire, le Pulsar Timing Array, et des éclats de lumière, de particules, la fusion d’étoiles à neutrons et les ondes gravitationnelles, j’ai aussi les flashs de séquences rembobinées de Koyaanisqatsi, et allez comprendre pourquoi, Voyelles de Rimbaud en puissante litanie. J’ai aussi enfoui juste sous la surface, à savoir si on l’utilisera ou si elle restera elliptique, une image secrète, intime, la véritable.

Préparation méticuleuse, force plutôt que forme, organique, sensuelle, l’utilisation du silence. Difficile d’être à la hauteur d’une telle commande, le renouveau du texte d’un astrophysicien qui a été conçu à l’époque en dialogue avec le compositeur. Mais quelles que soient ensuite les critiques, ce qui compte est que la création soit viscérale.

Une version dernier cri de la musique des pulsars, basée sur les données du projet Radioastron, 2019.

Écrire – laying the ground

Restée trop longtemps loin de la plume – ici l’exercice est nécessaire, mais ce ne sont que des fibroses, qui peut-être serviront un jour comme tissus pour des gaines plus abouties. J’ai une commande de texte court pour juillet – curieuse, sombre et arythmique, « entre littérature et science » m’a-t-on écrit – en filigrane dans mon esprit. Et sinon je me nourris, je me nourris tous les jours, Mon coach pro me révélait « Tu peux te dégager du temps pour écrire un deuxième livre, et tu travailleras pour ta science et la direction de ton laboratoire. » Au dîner de collaboration, M. me demandait : « Alors tu es dans un deuxième livre pour faire vibrer cet autre pan de toi ? » Je relisais tout à l’heure avec émerveillement le fil distendu et perlé de féerie avec D., fil qui s’est abîmé j’en ai peur, dans la sortie de mon premier livre et dans les pipelines de Cape Town. Et c’est pourtant ce que je suis et ce que j’aspire à écrire, à offrir – cela monte et prend forme dans une architecture bruissante, les filaments émergent, s’agglomèrent, je me nourris en boulimique de la vie des autres, je vis mes vies comme autant d’histoires, j’écoute des podcasts de Jean-Claude Ameisen, des films et documentaires à la voix attachante, je lis L’usage du monde aux garçons tous les soirs pour la friandise des mots, et ce morceau de Glass qui me transperce ce soir : profondeurs des voix graves aux faisceaux d’orgue, mystérieux langage. Je me nourris, les traits courent, pailletés, des éléments aux autres, je m’emplis, et bientôt, la vomissure en un jet, disque et accrétion, tout se prépare à écrire.

Son : Philipp Glass, Koyaanisqatsi, in Koyaanisqatsi, 1983

Image par Chandra en rayons X (données 1999 – 2012) de Centaurus A, une galaxie abritant un trou noir supermassif et produisant un grand jet. Colorisation et traitement par J. Mouette, 2024.

Le couple infernal [Acte III, scène 3 : finale]

Dans les locaux de la Maison d’édition, L’ÉDITEUR travaille dans son bureau tout de verre. L’AUTRICE frappe à la porte déjà ouverte.

L’ÉDITEUR, lève les yeux de son écran : Alors ?

L’AUTRICE : Bah alors rien. C’était très intéressant, j’ai appris plein de choses. Mais elle ne pourra se prononcer que sur un texte déjà prêt. Et puis perso, je ne suis pas sûre d’avoir eu un crush.

L’ÉDITEUR : Ah ?

L’AUTRICE : C’est bon, tu peux te détendre. Après, si tu peux me mettre en contact avec d’autres éditeurs littérature dans d’autres maisons d’édition, pour voir…

L’ÉDITEUR : D’accord. Il y a X. chez Z. à qui tu pourrais parler.

L’AUTRICE : Ah ça y est, tu n’es plus névrosé et jaloux ?

L’ÉDITEUR : Non, j’y travaille. (Il fouille dans son sac.) Mais je t’ai apporté quelque chose.

L’AUTRICE : Attends, il faut arrêter avec tes cadeaux, là. Tu m’as déjà offert une huile d’olive à cent euros le litre, du poivre du Congo à cents euros le grain, des chocolats de chez Jean-Charles Rochoux (cent euros le gramme), des gravures anciennes chinées aux enchères (cent euros le centimètre)… Mes enfants t’appellent Tonton C., ils pensent que leur mère est une femme entretenue. P. est hyper cool avec ça, mais l’autre jour, il a demandé au chat Mistral s’il fallait qu’il s’inquiète que sa femme revienne avec des cadeaux à chaque fois qu’elle voyait son éditeur.

L’ÉDITEUR : C’est parce que je suis accroc aux enchères et je n’ai plus de murs chez moi pour accrocher les tableaux, il faut bien que je les offre à quelqu’un. (Il lui tend une boîte.) Tiens, c’est pour toi.

L’AUTRICE : Euh. (Elle ouvre la boîte et découvre une bague avec un diamant.) Euh… C’est très beau, mais ça va pas le faire.

L’ÉDITEUR : Je l’ai trouvée aux enchères, tu sais que j’y achète des bijoux tout le temps, et il faut bien que je les offre, je ne peux pas les mettre moi-même.

L’AUTRICE : Et ta femme ?

L’ÉDITEUR : Elle me dit qu’elle en a trop. Écoute, c’est pour te signifier ton appartenancete séduire… t’exprimer que j’apprécie beaucoup de travailler avec toi.

L’AUTRICE, catégorique : Oui mais là c’est trop. Tu te rends compte ?

L’ÉDITEUR : T’inquiète pas, c’est pris sur le budget cadeau de la Maison.

L’AUTRICE, soulagée : Ah bon !… (Moue.) Hein, quoi ?

L’ÉDITEUR : Non, bien sûr, je l’ai achetée moi-même.

L’AUTRICE : Je préfère. Et ta femme, elle est au courant ?

L’ÉDITEUR : Bah oui quand même, elle sait que je fais ça tout le temps, surtout que j’ai un stock de bagues que j’ai chopé aux enchères.

L’AUTRICE, déçue : Ah.

L’ÉDITEUR : Elle te plaît ?

L’AUTRICE : Oui, beaucoup. Dis-moi, je réfléchis à ce deuxième livre, et je pensais à un essai narratif, autour de déserts, de géographies, d’antennes, avec un peu de science.

L’ÉDITEUR : Ça m’a l’air intéressant. Tu ne voulais pas écrire de la fiction ?

L’AUTRICE : Je reste ouverte aux différentes options. Tu crois que ça pourrait marcher ? Il faudrait quelque chose de vraiment populaire, cette fois-ci. Une couverture flashy, un titre shiny, et un contenu qui colle à tout ça, ras les pâquerettes. Sinon, tu me parlais de vacances dans ta villa dans le Sud, tu crois que c’est un endroit dont tu pourrais me laisser les clés pour écrire ? Et puis, on pensait acheter un pavillon un peu plus grand, est-ce que cette Maison a des courtiers attitrés et peut s’engager pour abonder l’apport initial du prêt ?

L’ÉDITEUR, perplexe : T’es sérieuse, là ?

L’AUTRICE, rires : Non, bien sûr. (Sérieuse et songeuse.) Je ne sais pas encore ce que je veux écrire, même s’il y aura forcément une part de délire fictionnel. (Elle touche la bague dans son écrin.) Je ne suis pas certaine que je puisse accepter ta bague, qui est magnifique par ailleurs. (Un temps.) Mais tu sais, en attendant…

L’ÉDITEUR, malicieux : En attendant, je pourrais être ton éditeur préféré.

L’AUTRICE : Voilà. Et je pourrais être ton autrice chérie.

L’ÉDITEUR : Voilà. Et si je t’invitais à déjeuner ?

L’AUTRICE : D’accord. (Aux frais de la Maison ?) Mais je voudrais manger quelque chose de vraiment bien, hein, sinon ça ne m’intéresse pas.

Ils prennent leurs sacs et sortent. L’AUTRICE revient dans le bureau, où est restée la boîte contenant la bague.

Selon l’intention que l’on veut donner à L’AUTRICE1 :
1. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la laisse.
2. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la glisse dans son sac à main.
3. Elle chope la boîte et l’embarque.
4. Elle ouvre la boîte, s’assoit sur le siège de
L’ÉDITEUR et reste à contempler longuement la bague et son diamant.

Rideau

  1. Si c’est pour un dossier de demande de financement, une présentation à une commission de recrutement, ou un Dialogue Objectif Ressources, si c’est pour de la diffusion des connaissances vers le grand public, une table ronde pour les femmes et la science au Sénat, si c’est pour une tribune pour la science comme dernière frontière de la diplomatie, si c’est une écrivaine, une scientifique, une leadeuse, une directrice, une amie, une collègue, une mère, une connasse, une gentille, ou all of the above. ↩︎

Son : Audrey Hepburn, Moon River (From Breakfast at Tiffany’s) [Remastered 2014], 1961

Audrey Hepburn and George Peppard behind the scenes, Breakfast at Tiffany’s, 1961

Le couple infernal [Acte III, scène 1]

Au Sélect, boulevard Montparnasse.
L’AUTRICE et L., l’éditrice littérature, la quarantaine, diction pointue, longue jupe Devernois.

L. : J’ai relu tout Stephen King pendant l’été. C’est très intéressant du point de vue de la construction, comme il nous prend et ne nous lâche plus, cette technique-là. Et même s’il n’a pas forcément une « belle » écriture comme il le souhaiterait, puisque son modèle, c’est Maupassant, ça n’en est pas moins efficace.

L’AUTRICE : Je n’ai jamais réussi à lire Stephen King. Et je n’aime pas trop le style de Maupassant.

L. : En tous cas, lancez-vous. Je ne donne pas de conseil, mais s’il y a une seule chose qui me semble essentielle, c’est la discipline. Il faut vous mettre une routine et travailler quotidiennement. Comme Murakami ou Amélie Nothomb.

L’AUTRICE : Parfait, j’adore la discipline. Et la routine, c’est mon kif absolu. [Pour ceux qui ne connaîtraient pas L’AUTRICE, ceci est ironique, NDLR]. Et si j’arrive avec un texte ?

L. : Déjà il faut qu’il soit complet. Début, milieu, fin, tout. On ne peut pas juger sur quelque chose d’inachevé. Encore moins sur un pitch. On peut écrire des livres complètement différents avec le même pitch, ça n’est pas ça qui nous permettra de juger. D’ailleurs on ne jugera pas de la même façon chez nous ou dans d’autres maisons. Il y a de fortes chances que vous vous fassiez retoquer. Et des chances que ça marche ailleurs, aussi. Là comme ça, je ne peux pas vous dire.

L’AUTRICE : Ok. Donc, mon éditeur me disait que vous alliez me bichonner et me séduire, mais en fait pas du tout ?

L. : Eh non, très chère, il a fumé. Ou alors il est amoureux. Ou surtout névrosé comme tous les éditeurs. Vous savez, c’est une relation compliquée auteur-éditeur. On parle de couple infernal…

Son : Ella Fitzgerald, Happy Talk, 1955

Sandra Bullock & Cate Blanchet in Ocean’s 8, 2018

Le couple infernal [Acte II, scène 8]

Soir sur le boulevard Saint Germain, lampadaires jaunes, ombres. C’est la veille de l’entretien de L’AUTRICE avec l’éditrice littérature.
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE s’engueulent pour l’édification des passants.

L’AUTRICE, en grand exercice d’auto-encensement : La scène de théâtre dans le chapitre 5, elle est sympa, non ?

L’ÉDITEUR, flegmatique : Oui, probablement pas nécessaire, mais bon.

L’AUTRICE, électrochoc : Comment ça, pas nécessaire ?

L’ÉDITEUR : Je t’ai déjà dit que je ne suis pas sensible au théâtre. Je n’ai pas trouvé ça nécessaire, c’est mon point de vue, j’ai le droit.

L’AUTRICE : Attends, il y a plein de gens qui la trouvent marrante cette scène, franchement, c’est léger, c’est utile, c’est efficace, comment tu peux dire ça ?

L’ÉDITEUR : Oui ça fonctionne, et je te l’ai laissée. J’ai juste mon opinion, j’ai le droit, non ?

L’AUTRICE : Encore heureux que tu me l’aies laissée, c’est l’un des meilleurs passages de mon livre ! Tu vois, c’est pour ça que j’ai besoin de parler à une éditrice littérature. Tu n’as aucune sensibilité à la veine littéraire de mon texte.

L’ÉDITEUR : Il y a trois cents pages dans le livre, et tu tires cette conclusion sur une demie page.

L’AUTRICE : Trois pages au moins, et pas des moindres. Mais comment tu peux me faire ce genre de critique maintenant ? Le livre est publié, il n’y a plus rien à faire, et tu me dis que c’est « pas nécessaire » ? (Elle se met à pleurer, façon gamine frustrée.) C’est nul comme propos, c’est blessant, ça sert à rien, tu aurais pu le garder pour toi, j’aurais préféré ne pas savoir.

L’ÉDITEUR : Eh bah très bien, tu vas discuter demain avec L., elle te comprendra, et tu n’auras plus à te farcir mes mauvaises corrections. Je te souhaite une bonne soirée.

L’ÉDITEUR part vers la droite de la scène, déterminé, les mains dans les poches. L’AUTRICE part vers la gauche, déterminée, les mains dans les poches. Leurs épaules s’affaissent au fur à mesure des pas. Juste avant la sortie de scène, ils s’arrêtent symétriquement. L’ÉDITEUR traverse la scène en courant. L’AUTRICE se retourne.

L’ÉDITEUR : Excuse-moi.

L’AUTRICE : C’est très joli. (Un temps.) Et je suis d’accord pour jouer dans ton drame.

Son : West Side Story: Act I: Tonight, Leonard Bernstein, Jim Bryant, Marni Nixon, Johnny Green, West Side Story Orchestra, 1961

Dans la série des couples mythiques au cinéma : Natalie Wood & Richard Beymer, in West Side Story, 1961