La série Martynov : IV. Movement, What do you do when you feel overwhelmed?

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le quatrième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! IV. Movement, 2015

Mercredi, c’est N., étrange et naturel de la retrouver de ce côté-ci de l’Atlantique. Toujours entre les livres et les fauteuils de cuir rouge (j’ai mes fixettes), elle me confie qu’elle se tâte à prendre la tête d’une grande expérience. Ma réponse fuse :
« Évidemment il faut le faire. En plus, comme ça, tous les détecteurs de neutrinos de haute énergie seront dirigés par des femmes.
— Ah mais voilà une bonne raison. On se ferait des réunions au sommet, autour de wine & cheese.
— Où on se dirait tout ce qu’on pense de nos collègues mâles inefficaces, imbus, qui ne doutent pas d’eux-mêmes. »
Elle secoue la tête.
« Tu sais, voilà le hic. Je pense que je mériterais totalement qu’on me confie ce poste. Mais la collaboration ne me mérite pas. »
Elle rit, mais je suis sérieuse :
« Non, ils ne te méritent pas.
— Tout comme ils ne te méritent pas. »
Prétentieuses, arrogantes, bulldozers, et puis persuadées que nous sommes dix fois plus efficaces que la plupart de nos collègues mâles – mais surtout, je crois que nous sommes à ce moment-là toutes les deux désabusées et tristes.

Elle me demande :
« Don’t you ever feel overwhelmed? What do you do when you feel overwhelmed? »
Je réfléchis quelques secondes, je joue avec la cuillère sur mon café gourmand. Je réponds : « I write. »

Emilia Clarke en Daenerys Targaryen dans Game of Thrones

La série Martynov : III. Movement, De la lumière

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le troisième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! III. Movement, 2015

R. que j’entraîne mardi soir dans mon restaurant habituel à Odéon, parenthèse lumineuse et douce entourés de rangées de livres [et je ne saisis toujours pas le pourquoi de cette faveur, une soirée entière avec moi, alors qu’il a dû être sollicité par d’autres chercheurs plus importants de la conférence]. Il m’écoute avec élégance et intérêt apparent raconter le Gobi, les grottes de Mogao et l’atlas céleste de Dunhuang, Karl Schwarzschild et mon plongeon noir sur le front de l’Est de la première guerre mondiale, ma petite citation favorite de Keats dont il saisit le sens sans aucune explication. Il me fait plusieurs cadeaux : les témoignages de sa propre Direction que j’avale comme des pilules magiques, les carnets de Linsley à aller lire à Fermilab, et puis cette phrase à la fin, comme nous nous levons de table : “Sometimes I wonder if you are more of an artist or of a scientist.”

Paris, décembre 2024

La série Martynov : II. Movement, Cadavre fumant

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. Voici le second volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! II. Movement, 2015

Ce même lundi matin, mon éditeur : « Il est arrivé de chez l’imprimeur, il est tout chaud, un très bel objet. Je te le dépose à l’institut, si tu veux. »

Je suis à une conférence à l’autre bout de Paris, mais je rentre à mon labo. Un quart d’heure, je me permets cette émotion, dans mon bureau de bois, avec ses yeux bleus et le livre que je feuillette machinalement.

Il me parle de Quattrocento de Greenblatt, et cette conversation taquine sur les futurs :
« Pour ça, il faudrait aussi une expertise d’écriture littéraire. Tu as vu, tu t’es bien moqué des adverbes que je voulais mettre dans tes textes, donc… » et moi :
« Mais je peux travailler avec quelqu’un d’autre, un éditeur littérature, non ? 
— Ah ok, tu veux me dégager, le cadavre est encore fumant que ça y est, déjà… »

Je le raccompagne à la porte d’entrée, et il disparaît dans la brume.

Je cache le livre dans mon sac, je garde tout ça enfermé dans une boîte à double tour, je n’en parle à personne, pas même chez moi. Jour de fête ou de bataille ? Désolant ou amusant ?

谷内 こうた (Taniuchi Kota), ふしぎなおじさん, Le Monsieur mystérieux, 1997

La série Martynov : I. Movement

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement – un truc du genre « Enfin quelque chose m’arrive, » de Giacometti, renversé par une voiture1. À l’atrophie des sens, la vie injecte son venin, ses aiguilles et son piment ocytocine. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici la série de Noël et ses lumières explosives.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! I. Movement, 2015

Lundi : ça bat et se bat dans tous les sens. À la conférence internationale, à la réunion de board de la collaboration G, dans mes mails, au téléphone avec la direction, les problèmes se dorlotant les uns les autres. Et puis en fin de journée, O. m’écrit une phrase qui me laisse bras ballants, dans un entremêlement de colère et de tristesse et c’est probablement là que tout bascule.

C’est là que je réalise que mon monde change, et ce n’est ni un mythe ni un simple titre.

Longuement, les jours suivants, je démêle ce que signifient les casquettes, les flux, mes rapports aux autres dans des contextes temporels et humains pour décider, comprendre comment avancer. Et c’est bien.

Alberto Giacometti, dans les années 1960
  1. D’après Sartre, Les mots, 1963. ↩︎

4000 ans d’astronomie chinoise

Évidemment, je suis aussi en retard pour rencontrer JM dans un café vers Denfert. Cheveux blancs mi-longs, droit, grand nez, il me fait penser à Franz Liszt.

C’est lui qui a re-découvert l’atlas céleste de Dunhuang, mentionné vite fait par Joseph Needham en 1959, puis tombé dans l’oubli dans les archives du British Library, jamais étudié (!)… jusqu’à ce qu’il leur écrive en 2009. Reçu dans un bureau par la directrice de la section Asie, et une autre chercheuse, ils déroulent le rouleau (avec assez peu de précautions, me dit-il), et il a devant lui un trésor qu’il passera cinq ans à étudier.

Douze parties du ciel où transite le soleil dans l’année, les constellations décrivant les hommes sur Terre, comme un miroir. L’empereur en Chine étant le garant de l’harmonie entre le Ciel et la Terre, il se devait de surveiller les événements astronomiques qui se reflétaient dans les vastes provinces depuis les morceaux correspondants sur la voûte. Ils avaient déjà inventé le CNRS, m’annonce-t-il un peu fièrement : les concours où venaient plancher des candidats de tout le pays, une chance donnée à toutes classes sociales, et l’armée d’astronomes qui scrutaient le ciel, prenaient des notes sur papier – inventé en 105, imprimerie au VIIIème siècle. L’almanach-calendrier imprimé en des millions d’exemplaires et distribué au peuple.

Je me perds dans des arborescences de questions, et j’ai à peine exploré un centième de ce qui me démangeait au cours de nos trois heures d’entretien. Je prends des notes en rentrant dans le RER, son parcours convergeant vers la Chine à partir du pulsar du Crabe, les jésuites faisant fondre les sphères armillaires car se croyant occidentalement, et à tort, supérieurs scientifiquement, son expérience de Tiananmen, les limites actuelles de la recherche française, le doute et le plaisir d’écrire pour le public.

JM : d’une grande modestie et gentillesse, un peu rêveur à la limite de l’idéalisme, critique-résigné mais gardant espoir par réalisme sur les fluctuations des temps, passionné et poète dans sa vision du ciel et du cosmos, et aussi des Hommes qui écrivent et étudient ce ciel.

L’Atlas céleste de Dunhuang re-découvert par JM, la première section de Or.8210/S.3326. © British Library

Au bureau, dans les catacombes

L’eau claire, l’argile fraîche que j’étale sur les joues de O. et lui sur les miennes, le sable fin, des vestiges de bougies et les salles de cinéma taguées, les inscriptions des directeurs des carrières, A. entraîne toute l’équipe dans la partie obscure de Paris, et nous nous déchirons les genoux et la tête, au cas où ça nous inspirerait à mieux analyser nos données. Après saucissons, cidre et noix de cajou, nous nous asseyons sur un trône de fémurs humains, les doigts posés sur des morceaux de crânes, nous croisons des explorateurs solitaires plus lugubres que les lieux – tout ça pendant que O. et moi tenons le meeting Spokespersons que je n’avais pas pu assurer plus tôt [une histoire de sac oublié]. Les pieds glacés, à la lueur de nos frontales : « Parce que ce facteur 57.3, tu te rends compte que ça traînait dans les scripts depuis le début ! » « Faut croire qu’encore une fois, on ne fait pas tous la science de la même façon. »

Quatre heures plus tard : l’incongruité excitante d’apparaître d’une bouche d’égout en plein cœur de Paris, trempés et peinturlurés d’argile. Ma vie est du grand cinéma, ce soir-là le ticket d’entrée coûtait un sac Lancaster.

Plan des Catacombes de Paris, établi par l’IGC (Inspection Générale des Carrières), circa 1858

Bruxelles corporelle

Bruxelles comme une parenthèse corporelle : mon corps se lève à l’aube, prend l’un des premiers Eurostars avec la nausée, les métros, Arts-Loi, Pétillon… prend une dizaine de cafés avec une dizaine de collègues dont mes oreilles et ma bouche prennent les nouvelles mensuelles dans un chaleureux rituel.

Dans son bureau tout décoré pour Noël et des photos de ses trois fils, S. me confie les problèmes sérieux sur leur expérience radio au Groenland ; je tais mon étonnement et mon émoi en constatant que nous les avons rattrapés avec nos détecteurs dans le Gobi. [Ce temps me paraît inconcevable et pourtant c’était presque hier, où nous piaffions d’impatience avec nos antennes dans un garage pendant que covid continuait ses affres.]

S. me parle de son rythme de vie, de ses enfants, me montre des films d’éclairs en trois dimensions et des profils longitudinaux de gerbes avec deux bosses, comme les chameaux.

I. me fait monter à son appartement art déco, me présente toutes les peintures de sa mère, son chien qui boîte, et quand je repère une photo dans son village natal, elle dit en souriant : « C’est bizarre de me dire que je suis la seule encore en vie. De ma famille, il ne me reste plus qu’un cousin, j’ai enterré mon oncle cet été. C’est pour ça, aussi, tu sais, que souvent je suis à cran. »

J. est de retour à Bruxelles pour quelques jours. Il est parti à Amsterdam pour prendre un poste très important. Il m’emmène dans une brasserie de luxe bruxelloise. Les cinq services arrivent accompagnés de bières que J. explique avec le lexique de l’émerveillement. J. : bon vivant, généreux, directeur de son institut à 32 ans, d’une pertinence et d’une patience remarquables, il a toujours soutenu mon projet, continue à faire de la science avec son armée de doctorants, à être présent pour chacun, et à prendre cette longue soirée pour dîner, écouter, partager son expérience.

Dans mon hôtel au style industriel assumé mais un peu trop froid, je corrige les slides de mon doctorant et ses figures. Toute la journée j’ai échangé avec lui dès que j’avais quelques minutes – il a une belle résistance à la pression des résultats à sortir. Au matin, j’ai 4h de sommeil dans le corps et mon train une demie heure de retard ; je me console avec une gaufre. Pendant que l’Eurostar avale les kilomètres par centaines, nous échangeons encore, je corrige, il implémente, il corrige, je commente. Sa présentation est à 15h.

À 11h, j’arrive dans ma rue, en chattant avec mon doctorant sur mon téléphone. J’ai trois réunions devant moi, une soirée team building, et des semaines chargées qui se suivent dont je ne comprends plus les imbrications.

Et d’un coup, j’éteins tout, j’annule tout. Je dis à mon doctorant que c’est très bien et de se débrouiller pour le reste. J’écris à O. que c’est chaud désolée.

Je ne sais pas où j’ai posé mon corps, mon cerveau, mes yeux, mes oreilles, les bouts de science et de vie que j’ai avalé en boulimique. À première vue, je crois que tout s’est translaté d’une seule pièce.

Par contre, mon sac est resté dans l’Eurostar.

Dernière silhouette de mon sac avant sa disparition dans le Domaine des sacs oubliés par Electre, Bruxelles, nov. 2024

Curieux, le froid qui s’engouffre à l’aube des fêtes, à l’aube de l’hiver, à l’aube de la sortie de mon livre.

La dernière entrevue avec mon attachée de presse et mon éditeur m’a rappelé que les genres ne se mélangent pas, que j’ai écrit un livre de science et que le style, la narration importent peu. Ce qui importe, c’est tout ce qui est artificiel pour moi : le bling bling de l’univers violent. J’ai accepté ce pitch-là et je le vends, je l’ai joué, je le jouerai et le vendrai dans les entretiens.

Dans les entretiens, je serai astrophysicienne. Celle imaginée par le public.

Mais ce n’est pas cela que je veux être.

Ce n’est pas cela que je veux être, et ce n’est pas non plus directrice de mon laboratoire que je veux être. Un chercheur au café, me glissait « Tu l’as voulu. » puis voyant ma moue, a corrigé « Tu as consenti en tous cas. » Oui. J’ai consenti.

J’ai consenti et c’est trop tard, mais ai-je encore une fois été faible ou me suis-je cru surpuissante ? Les deux probablement.

Le froid, cette impression que je vais encore une fois traverser un désert. Désert de glace, désert d’écriture, car si je ne suis pas lue, à quoi bon écrire, et puis de toute façon, à quoi bon écrire car comme disait Sylvia : Can I write?

Can I write? Will I write if I practice enough? How much should I sacrifice to writing anyway, before I find out if I’m any good? Above all, CAN A SELFISH, EGOCENTRIC, JEALOUS, AND UNIMAGINATIVE FEMALE WRITE A DAMN THING WORTHWHILE? Should I sublimate (my how we throw words around!) my selfishness in serving other people- through social or other such work? Would I then become more sensitive to other people and their problems? Would I be able to write honestly? Then of other beings besides a tall, introspective adolescent girl? I must be in contact with a wide variety of lives if I am not to become submerged in the routine of my own economic strata and class.

— Sylvia Plath, The Unabridged Journals of Sylvia Plath, orig. published 1982

Tout est dit, pardon, tout est écrit ; comme toujours avec Sylvia.

Alors, cette mauvaise écriture, y a-t-il seulement un sens à essayer de l’entretenir ? À ne pas être lue mais à cracher ici pour continuer à étaler ma bave de mots dans des filaments visqueux ? Trop lyrique, précieuse, baroque, lorsque le partage n’existe plus, lorsque je suis seule à causer, est-ce qu’un jour j’écrirai ce livre qui sera publié et surtout lu, ce livre qui n’est pas juste un instrument de science ? Est-ce que j’ai une quelconque poésie en moi qui va au-delà du narcissisme, est-ce que ça résonne ailleurs ? Est-ce que comme toujours, je ne suis que montée sur mes grands chevaux, avec mes grands mots et mon mélo, à croire que j’habille des clichés avec une quelconque touche d’originalité ?

Chère Sylvia, je ne sais pas si j’aurai le courage ni la force d’être tout ce à quoi j’ai consenti et ce qui est attendu de moi. Et au milieu de tout cela, de réussir à être ce que moi, je souhaite, ce que je désire être, et qui ne bénéficie à personne. À personne d’autre qu’à moi-même.

Chère Sylvia. Si tout est raté, il y a toujours ça : les serviettes, le calfeutrage tout autour de la porte, le four comme ami, et pop. Ce moment où la pensée rencontre le geste. Si tout est raté, ma chère, la bipolarité nous sauvera de tout.

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Dans l’objectif et la lumière

La coiffeuse au matin me voit arriver en retard, décousue et éparpillée, avec trois sacs, une housse contenant une panoplie de robes, elle me met des patchs sous les yeux, dompte et lisse mes cheveux, ainsi que mon stress disproportionné.

J’accueille Franck entre plusieurs fonctions que je dois remplir – pourtant, j’avais libéré mon agenda pour cette séance. Quand je le rejoins, il a installé, dans la quiétude historique du bâtiment voisin, loin de l’agitation de mon laboratoire, de grands parapluies argentés et des lumières, des branchements et une longue toile rouge-Electre (coïncidence ?).

Franck, tout de suite, je l’aime beaucoup. Il a une gestuelle à la Woody Allen, timide, hésitante, courante, et soudain « Oh ! » il s’arrête, à l’endroit exact où la lumière s’est posée parfaitement sur ma joue. Son regard émerveillé, le trésor trouvé, à cet instant, je me fige pour qu’il puisse créer librement. Dans cette démarche où il cherche le rayon juste sur le grain de ma peau, et puis le rebond de mon âme, mais sans aucune insistance, sans qu’à aucun moment, je ne me sente fouillée, par petites touches de pinceau et de claquements d’appareil – j’ai oublié qu’il s’agit de faire mon portrait pour une couverture de livre.

Quelque chose de nouveau et d’enivrant : de prêter mon contour au cadre, à la couleur, à cet œil noir et vitré qui me capture. Je ne suis pas photogénique, mais ce n’était pas le propos, ce qui importait c’était le rouge-Electre en arrière-plan et son contraste avec ma robe graphique, mon pull noir, l’angle de mon visage, le bois, et les gestes simples qu’il me demande d’imprimer, et sa chorégraphie douce qui permet d’entrer dans un autre degré de songes. Il me parle avec pudeur de son piano à queue, de Mendelssohn et de la Fantaisie de Schubert.

Je pensais détester l’exercice, et il me terrifiait. Finalement, c’est une poésie de plus à inscrire dans l’aventure éditoriale.

Son : Franz Schubert, Fantasy in F Minor, D. 940 (Op. 103), For Piano Duet, interprété par Maria João Pires et Ricardo Castro, 2004

Quelque chose de Ed Hopper parfois, dans le traitement de la lumière chez Franck – mais je n’y connais rien en photographie. Ici, Edward Hopper, Chop Suey, 1929

ERC Synergy – le roman fleuve [final]

Dernier jour. L’heure limite est à 17h.

8:00-12:00 J’ai soumis une trentaine de fois les documents, avec de micro-changements. Ce n’est pas du tout stressant comme processus et comme responsabilité.

12:00 : Bref appel visio avec J., mon collègue de Santiago de Compostela, qui me dit de belles choses.

13:00 : Je décrète que c’est fini. Je ferme mon ordinateur et j’entraîne les enfants dans Paris.

14:00 : Je change ma liasse de Yuans, dépose la somme à la banque, puis avisant les Éditeurs, juste à côté, nous nous y installons, parmi les livres et les tatakis de thon.

15:20 : En fin de repas, je zyeute le fil ERC et lis un message de S. : « La figure 4 dépasse de nouveau dans les 2 cm de marge. » C’était il y a 40 minutes. J. et O. ont déjà répondu que ce n’est probablement pas très grave, laissons comme ça. Mais quelle naïveté de ma part, je suis dans Paris, je n’ai pas mon ordinateur. Et c’est moi qui ai bougé cette figure ce matin, car S., en voulant la remettre dans les clous, avait effacé une ligne de texte.

15:25 : Je dis aux enfants : je suis désolée pour notre programme, mais il faut qu’on rentre. Ils me regardent déçus, alors je leur explique : voilà, ça fait un an qu’on travaille pour une sorte de concours avec S., O. et J. C’est pour ce travail qu’on est partis en famille en Pennsylvanie. Ça fait un mois qu’on ne dort pas pour écrire ce truc. Et là, vous voyez cette petite ligne qui dépasse ? Eh ben ça peut nous faire perdre le concours. L’heure limite, c’est dans 1h30.

15:27 : K. et A. enfilent leurs manteaux et fermement : Ok, on rentre.
Alors, on saute dans le métro. K. me dit : Oh là là, c’est stressant !
Et puis soudain, j’ai cette pensée : mais si je cafouillais à la dernière minute ? Si j’enlevais le fichier déjà soumis, mais que le site ralentissait et que je ne pouvais plus charger le nouveau ? Je m’en ouvre aux enfants : c’est trop dangereux, ça peut être pire. Ils opinent. On descend du métro à la station suivante. K. demande : « Mais tu es sûre maman ? » Et A. de répondre : « Mais oui, imagine qu’elle ne puisse plus rien soumettre du tout ! Une année de travail ! »

J’écris à O., j’écris à J. : que faire ? le mieux est l’ennemi du bien à ce stade, non ? J’ai peur de tout faire exploser si je touche à la soumission.
O. répond : mais oui c’est bien comme ça, moi je vois même pas où ça dépasse.
J. répond : Yes, let’s leave it like this. Too close to the deadline.

Je clos tant bien que mal le chapitre dans ma tête [mais j’en rêverai la nuit, de cette demie-ligne qui dépasse sous une figure… et que notre dossier est rejeté à cause de ça.]

16:00 : En longeant la Tour Saint Jacques, A. me demande de quoi il s’agit. J’avise la plaque, et lis : « De cet endroit […] partirent depuis le Xe siècle des millions de pèlerins vers […] Saint Jacques de Compostelle. » Je prends mes enfants en photo devant la plaque et les envoie sur le fil : « I had never realized that this is the way to J.! I think it’s a good sign. »

16:37 : J. écrit : « 23 minutes before the portal closes. I think I’ve heard this before in a scifi movie. »

Mais je ne vois son message que plus tard. J’étais entrée pour la première fois dans la Galerie d’art Mizen, où s’expose Gesine Arps, et le galeriste italien nous racontait l’artiste, les tableaux et son fils. Plus tard, je m’achetais des chaussures, pendant que les garçons patientaient avec leurs livres. Puis dans le rayon papeterie du BHV, ils ont raflé tous les stylos legami possibles, et surtout les collectors de Noël. Et des pinceaux en crin de cheval pour K. et de la gouache extra-fine. Des beignets fourrés à la crème pâtissière pistache.

18:10 : Il y a beaucoup de cœurs quand je rouvre le fil ERC, dans le RER bondé. J’avais écrit : « Au moins une petite chose bien se sera passé sur Terre aujourd’hui. » Parce que le réveil était difficile et toujours aussi incompréhensible. Mon attaché scientifique à l’ambassade de France à Washington, m’écrit : « Félicitations pour ta nomination aux J.O. » et j’en profite pour lui demander comment ils encaissent, eux, leur nouvelle plus préoccupante.

18:30 : Nous croisons ma doctorante M. dans les rues de ma ville de banlieue. Elle a une banane et des petits pois. J’ai deux paires de bottes, plein de livres et de legami. J’ai trois collègues avec qui on a monté et soumis un très beau projet. J’ai deux enfants qui ont fait partie du roman.

Son : Marie Awadis, Étude No. 1: Playing Games, in Études Mélodiques, 2024.

Quelques couleurs croisées sur le chemin vers le final du roman fleuve Synergy.

Gesine Arps, Città al colore del sole, 2024
Saint Germain des Prés, nov. 2024
Celle-ci, repérée à quelques mètres de mon laboratoire le lendemain de la soumission. Un chemin direct mène de mon institut à celui de J. Comme la vie est pleine de signes quand on en a envie.