Ultramarine

Entre la description de deux destins d’étoiles massives, j’ouvre ce recueil de poème de Raymond Carver. Wow. Mais quelle claque. En plein dans la figure les séries de mots bruts et doux, la dépiction factuelle et elliptique à l’américaine, la solitude, la vie implacable et dure, la poétique du quotidien – ce besoin malgré soi d’une façon ou d’une autre d’esthétiser ce qui nous arrive et nous traverse, même et surtout si c’est banal et crasseux. La justesse d’un monde sans aucune illusion. Quelle découverte.

Mesopotamia

Waking before sunrise, in a house not my own,
I hear a radio playing in the kitchen.
Mist drifts outside the window while
a woman’s voice gives the news, and then the weather.
I hear that, and the sound of meat
as it connects with hot grease in the pan.
I listen some more, half asleep. It’s like,
but not like, when I was a child and lay in bed,
in the dark, listening to a woman crying,
and a man’s voice raised in anger, or despair,
the radio playing all the while. Instead,
what I hear this morning is the man of the house
saying « How many summers do I have left?
Answer me that. »  There’s no answer from the woman
that I can hear. But what could she answer,
given such a question?  In a minute,
I hear his voice speaking of someone who I think
must be long gone: « That man could say,
  ‘O, Mesopotamia!’
and move his audience to tears. »
I get out of bed at once and draw on my pants.
Enough light in the room that I can see
where I am, finally. I’m a grown man, after all,
and these people are my friends. Things
are not going well for them just now. Or else
they’re going better than ever
because they’re up early and talking
about such things of consequence
as death and Mesopotamia. In any case,
I feel myself being drawn to the kitchen.
So much that is mysterious and important
is happening out there this morning.

— Raymond Carver, Ultramarine, 1986

C’est merveilleux

Je m’endors dans le canapé, au milieu de dizaines de bougies qui oscillent dans leurs bocaux en verre, Richard délire dans la neige du Vermont dans The Secret History, et je tourne la page de mon année 40. La poussière noire de la climatisation du bâtiment de physique a eu raison de mes poumons : je tousse, je respire mal – et dans le manque d’air, le sommeil, la fièvre et les chatoiements lumineux, je me demande si je vais mourir cette nuit ou si je suis peut-être même déjà morte. Je me dis : ça ne serait pas étonnant, c’est comme si tout avait été vécu cette année-là. Les suivantes ne seront que le développement de celle-ci, beaucoup moins nécessaires. J’aurai eu cette vie très pleine, que ce jour-là résumait dans une succession de messages de part et d’autre de l’Atlantique. Je pourrais m’éteindre tranquille : A. m’a composé America au piano et cet auteur si élégant, qui avait curieusement pris la peine de m’écrire « C’est merveilleux », sans me connaître, m’a souhaité mon anniversaire.

Gesine Arps, Giardiniere del Fiume, 2018

La subtilité du bulldozer

Elle dit aussi : c’est amusant comme nous sommes similaires… et différentes.

Nous avons toutes les deux grandi avec une culture japonaise dans un autre pays, et d’une certaine façon, nous avons cherché toute notre vie à nous débarrasser de notre japoniaisitude. Amusant comme le pays en question a imprimé notre personnalité.

« I am so loud and upfront. You are much more subtle. »

Je me retiens d’éclater de rire. L’autre dans un comité qui me traitait de bulldozer et même O., avec toute l’amitié qu’il me porte, n’hésite pas à dire que je suis carrément rentre-dedans.

Elle conclut : finalement, on a su ajuster notre voix en fonction de l’environnement français/américain. Mais ce qui nous habite dans le fond est identique.

Tadayoshi Yamamoto (山本忠敬), Les voitures travailleuses 1 (はたらくじどうしゃ・1 ), 1972

Note 1 : A priori une lapalissade : on ne monte pas et on ne dirige pas une expérience internationale avec 80% d’hommes, on n’impose pas ses idées dans un comité de recrutement CNRS, ou dans n’importe quel groupe de physiciens mâles sans une certaine dose de rentre-dedans. Ça ne marche tout simplement pas avec une voix normale et une présence normale, quand on est une femme. Je l’ai testé pour vous. N. l’a testé pour vous. Toutes les physiciennes d’un certain niveau l’ont testé pour vous.

Note 2 : Et tant que les physiciens hommes seront persuadés qu’ils peuvent le comprendre, tant qu’ils n’auront pas réalisé que le bulldozer est aussi en partie une construction de ce système, il arrivera ce qui est arrivé à N. encore récemment. i.e., le destin naturel des femmes scientifiques qui portent des projets et font une découverte majeure : on leur confisque toute reconnaissance au profit de physiciens haut placés blancs. Et on leur dit : « Félicitations N. ! Grâce à toi, X va probablement avoir le prix Nobel. »

Le cœur a ses raisons…

Autour d’un cold brew (elle) et un espresso bien amer (moi), elle évoque sa petite mort du quotidien et énonce des envies. Elle dit :

Parquet de l’Hôtel de Talleyrand, Paris

« Je crois qu’en France, vous accordez plus de valeur aux sentiments, aux connexions véritables entre les personnes, comme si c’était le socle de l’existence. En Amérique, le cœur doit être sous contrôle, les élans maîtrisés, les connexions entre les gens se font dans la raison, ça n’est pas sensé envahir notre vie. »

 Je ne sais plus trop ce que je lui réponds, mais elle me regarde, tête penchée, et conclut avec ravissement : « You are so French. »

Vert profond

La lumière de cette fin août qui perce d’entre les grands arbres. Le tissu de mon palazzo marine flotte dans la petite brise. C’est le premier jour d’école, parfois il ne faut pas se poser de questions et juste couper la petite connexion entre les doigts, laisser partir, les laisser plonger dans l’inconnu total avec leurs peurs et les sillons croisés mouillés sous les yeux.

Assister à la soutenance de stage de mon étudiante, l’encenser doucement depuis ma cuisine américaine, avec en toile de fond ces lames de stores sur les fenêtres à guillotine. L’intelligence et la classe de F. quand il pose des questions – c’est cela, un vrai physicien, c’est peut-être pour ces présences-là, alcôves rassurantes de l’esprit, que j’aurai du mal à jamais quitter ce domaine.

Ensuite me rendre à ma conférence à l’ombre profonde des feuillages, dans la fraîcheur parfaite de l’air et le jour qui s’affirme. Un crochet au café où j’attrape un espresso très fort et quelques minutes sur un coin de table pour écrire ces lignes.

Rassemblement

Mon crumble cuit dans le four. Enveloppée de ce parfum rassurant de beurre, de farine et de sucre qui se solidifient, il y a quelque chose qui se des-émiette en moi, i.e., ça se rassemble.

Parmi une liste de lectures recommandées par Jérôme Attal, je trouve – Brautigan évidemment ! – et The Secret History de Donna Tartt, que je m’empresse d’aller emprunter à la bibliothèque. Il faut croire que je suis toujours dans ce puits de potentiel où tout conspire à résonner avec moi. Les premières pages me transportent dans un College Town centenaire du Vermont (État quasi-voisin de la Pennsylvanie), et le sombre héros suit des cours de Grec ancien, si bien que je me retrouve à lire Clytemnestre tuant Agamemnon, Oreste, les Érinyes qui rendent fou, et des pages entières sur la recherche du sublime par les Grecs…

And how did they drive people mad? They turned up the volume of the inner monologue, magnified qualities already present to great excess, made people so much themselves that they couldn’t stand it.

— Donna Tartt, The Secret History, 1992 (à propos des Érinyes).

Hier soir, en cherchant une citation de Sei Shônagon, je tombe avec stupéfaction sur des poèmes publiés de R., mon premier mentor d’écriture, celui qui, dès le collège, a été le premier à me dire de cesser de dégouliner. Il m’a lue avec tant de patience, m’a encouragée à écrire, a cherché à m’emmener vers la modernité et l’épurement, alors que tout dans l’enseignement du Français à l’époque était classique, académique et réglementé. J’étais obtuse, romantique, empêtrée dans ce classicisme et le besoin de baver sans retenue. Je ne l’ai jamais assez écouté, et voilà où j’en suis maintenant, à baver encore sur ces pages…

Mais quand je le contacte – parce que, trip down Memory Lane, quarante ans, personnes qui ont changé ma vie, besoin de dégouliner ma reconnaissance toujours etc. etc. – il m’écrit : « Electre, tu es presque inchangée, tu détiens les secrets des étoiles permanentes. » De quoi rentrer ma tête dans le sable… et aussi me nourrir pendant les dix prochaines semaines.

Et puis il y a S., qui m’offre le partage des sons et des lumières de ses journées dans une simplicité et élégance touchantes. Quand je lui révèle que j’ai un peu de mal à comprendre ce que c’est que « moi-même » en ce moment, il rétorque tranquillement : « Ce n’est pas grave, les autres sont là pour te comprendre. »

Enfin, en direct de Malargüe, Argentine, C., le prof néerlandais-expérimentateur-pilier-de-G., qui m’envoie les photos de ses steaks argentins et autres parillas. Je lui réponds invariablement : « IHYC » (I Hate You C.) et il me répond avec amour : « ILYE ». Ils ont réussi à installer les dix antennes du prototype, huit sont en fonctionnement et prennent des données.

Avec tout ça, il serait grand temps de me rassembler et de continuer à construire.

Bio-behavioral des cigales

En vrac : la lecture des Writer’s life de Jérôme Attal qui m’ébouriffent de justesse, de mélancolie et de poésie. J’écoute en boucle ses derniers singles et je me demande ce que ça peut faire de vivre dans ce milieu de l’écriture, et de musique, précaire et dur, mais avec cette certitude que l’on touche vraiment des gens avec ses mots. To make a difference. À la lecture de ses carnets, ça a l’air assez torturé là comme ailleurs. Mais comme j’aimerais tester un peu de cette vie-là… [Au couvent ! me dirait mon éditeur.]

Au réveil, je trouve un mail dudit éditeur – ça me fait palpiter encore comme une lettre d’amour, quelle idiote… – qui me dit que la reprise de mon chapitre tient la route, que j’ai corrigé les défauts de ma précédente version, bravo ! C’est terrible ce besoin qu’on a encore, à quarante ans, d’être encouragée, d’entendre dire que c’est bien ce qu’on fait, de ne vivre que de miroirs et de rétro-actions. Mais je mesure ma chance d’avoir un coach personnel et professionnel qui m’apprend à éviter la dégoulinade, à faire le deuil de ce que je ne dirai pas – et qui arrive à me signifier que j’écris de la merde avec un tel doigté, une telle douceur, que je ne me vexe jamais.

Ma sœur conclut : « Quand même, tu vas publier un truc ! » et je lui réponds que le truc en question ne m’exalte pas, ce ne sera qu’un livre de science… Je n’ai apparemment pas le talent pour en faire autre chose, et surtout, il paraît que je n’ai pas signé pour autre chose.

Je passe l’après-midi à lire un dossier de promotion Tenure d’une collègue et à rédiger une évaluation de plusieurs pages sur son travail et sa carrière. Pour la peine je m’accorde un matcha latte dans mon café vintage. Et je termine la rédaction dans le Bio-Behavioral Building dont l’architecture qui mêle briques centenaires à vitres modernes me rappelle Londres. Au moins, en faisant cet effort-là, je me sens utile et à ma place. C’est mon métier après-tout (??), d’écrire des évaluations stupides et passer mon temps à faire de la bureaucratie à défaut de Science – et encore moins de Lettres.

Ooka Shunboku (1680-1763), せみ (Cigale).

Ah oui, et les cigales : depuis deux jours, quand je rentre dans la nuit dans les allées vertes du campus, tant de cigales agonisantes au sol sous le jaune des lampadaires. Leurs grandes ailes transparentes, leur tête vert sombre, j’ai évité jusqu’à présent de les écraser.

Choses incongrues et jolies 5

Lire des poèmes d’Eluard illustrés par Chagall
dans une version reliée dénîchée cet après-midi
parmi les dédales du Pattee and Patterno Library
sous une rangée de lampes Tiffany
dans un bar au fin fond de la Pennsylvanie
à minuit
accompagnée d’un local whisky.
Être entourée de quatre écrans
passant le replay d’un match de football américain.

Stranded

Je passe l’après-midi au téléphone avec ma sœur, c’est ma première conversation transatlantique, et soudain je mesure l’isolement infini dans lequel je me trouve. Cela fait quasiment trois semaines que je brasse du vent dans ma tête, sans personne avec qui y mettre de l’ordre. Six heures de décalage horaire, c’est un océan.

Heureusement, la discussion science et stratégie sur G. avec M. me replonge dans les réalités familières, là où je sais ce que je fais et où je vais, et de même pour les fils de photos argentines envoyées par O. et ma petite équipe parisienne. C’est ça que j’ai construit toutes ces années, et ce projet m’appartient sans condition, ne dépend ni de mes angoisses ni de mes crises existentielles, ni d’aucune faune extra-académique.

Alors je sais que ce sera une année hors du temps et de l’espace. Une année très solitaire. Et peut-être que c’est bien comme ça.

Mise en place d’un câble transatlantique à Clarenville, Newfoundland, 1955. American Telephone & Telegraph Company, 1955. Mariners’ Museum Collection.

Épilobes cérébraux

Sous le grand soleil – précaire –, il était clair que le Maine est une sorte de Suède à grande échelle. Alpin, mais plat : les plumeaux roses des épilobes, les bouleaux qui se défroquent de leur écorce et les aiguilles de pins entre lesquels poussent les cèpes ; les étendues de myrtilles à perte de vue, avec des barquettes vendues à $5 la pound dans des cahutes au bord des routes, en même temps que des fioles de maple sirup, du jerky et des fudges au peanut butter.

Notre tente étant trop légère pour supporter la tornade qui allait s’abattre sur la côte Est, P. a roulé quatorze heures quasiment d’une traite pour revenir dans nos forêts. (Je dis « nos » comme si en deux semaines, nous nous étions approprié la Pennsylvanie.)

Aux petites heures de la nuit, j’émerge de mon sommeil dans le bourdonnement de l’autoroute, les phares dans le noir et la vitesse, au son de Dave Brubeck qui l’accompagne souvent. J’interroge :

« Tu penses à quoi quand tu conduis comme ça dans la nuit ? 
– Que j’aimerais bien arriver bientôt.
– Nan mais tu penses à quoi ?
– Bah je sais pas, je pense pas trop. Enfin, j’imagine que je pense. J’écoute la musique.
– Ça doit être reposant d’être dans un cerveau comme le tien. Je pense tout le temps. Dès que je suis toute seule avec moi-même, je pense. À des milliards de choses à la fois. Ça ne s’arrête jamais. »

Johann Georg Sturm (peintre : Jacob Sturm), Epilobium alsinifolium, in Deutschlands Flora in Abbildungen, 1796.