Varsovie [fin]

J’atterris – un grenat lisse et rond est resté suspendu longuement dans plusieurs couches de couette, et le déploiement psychédélique des instabilités de Kelvin-Helmholtz. À la sortie, je ne peux m’empêcher de scanner la foule qui attend. Suis-je bête. Le taxi fend le fond de la nuit et me ramène chez moi. J’ai eu A. au téléphone plus tôt dans la soirée, sa voix aiguë et émue d’être pris au conservatoire, et K. sa petite dent qui pousse. P. en cinq minutes ce qu’il a perçu par zoom du meeting et ce que j’ai vécu sur place. Tout a la cohérence des équations de physique, mais il ne faut pas se perdre dans les référentiels au cours des translations.

Entre Varsovie et Paris, juin 2025

Varsovie [4]

Hésité un temps parce que : est-ce que conter la crasse a un sens ? Mais dans l’exercice mené ici du strip-tease de la recherche et de ma vie de chercheuse, ce verso est nécessaire.

Ce n’est pas si lisse bien sûr – c’est dur, même.
C’est à vivre de façon différente du gouvernail de la direction. G. est une aventure qui se vit de tous les pores, on se bat, on jubile, on transpire tous ensemble. Sinon c’est gâché.

Dès le premier jour, la plaie rouverte de O. qu’on accuse et diffame, sa colère, et l’énergie que ça lui coûte sur la suite. C’est peut-être surtout là que je sors de ma fièvre apathique – car je ne peux pas être absente quand O. est dans cet état. La collaboration réagit avec intelligence, s’empare du problème dans un mouvement si naturel que j’ai oublié d’en réaliser la beauté rare. De nombreuses discussions scientifiques – musclées, saines, concrètes. Moment charnière du projet, observés par la communauté avant le couperet tribunal, nous ne pouvons nous permettre de nous planter. Alors, faire vibrer nos idées les unes contre les autres, et sortir par le haut les meilleures solutions. En fin de semaine, O. d’humeur épineuse a tendance à passer ses nerfs sur moi – dans les couloirs V. a la description juste « plus il est fatigué, plus il est fatigant. » Je sais que les couples, c’est aussi fait pour ça, alors j’encaisse, mais je finis par me terrer dans le silence une session entière, en brassant cette question : Pourquoi je me laisse traiter comme ça, déjà ? À la pause café, il me tend les bras « Nan mais c’est bon, hein, tu sais qu’on est d’accord ? On est juste vraiment crevés, alors ça frotte… », sa façon à lui de s’excuser et je l’accepte. Pour se réconcilier complètement, il m’entraîne dans un fou-rire de collégiens sur l’accent franco-français de l’orateur suivant. Vendredi, on s’embrasse longuement, j’affirme : « C’était bien. » Il opine avec effusion mais une pointe de solennité en écho à la mienne : « Ouais ! C’était bien. » Le meeting est fini mais les crasses continuent… je devine qu’il en dort peu. Nous grimpons sur des murets en briques dans la vieille ville, prenons des selfies avec notre belle M. et V., et je sais – nous savons – notre collaboration, notre projet solides. Nos rayons cosmiques sortent par brassées des données bruitées, en de très belles empreintes elliptiques arc-en-ciel sur le sol, et la fièvre monte doucement en Argentine, le pont avec la Chine, le Gobi, la pampa, Pf, S., animés par la construction instrumentale de part et d’autre de l’Océan pacifique, et M. et moi par la science. J’ai, coincé quelque part dans la gorge, ce déjeuner où M., Ma., T. expliquent tranquillement avoir des citernes et des vivres dans leurs sous-sol, acheté une radio à ondes courtes, la montée des tensions et des extrêmes, nous concluons : le contexte est prêt, et on sait que les fois précédentes, il a suffi d’une étincelle et ça a pété. W. me demandait à une session : « Avons-nous un plan de contingence en cas de gros problème géopolitique ? » Que répondre ?

« J’ai peur que si c’est la guerre, nous n’ayons tous d’autres préoccupations que de détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Son : Krzysztof Penderecki, Warsaw Philharmonic Chamber Orchestra, Antoni Wit, 3 Pieces in Old Style: No. 1. Aria, 2012

China Marsot-Wood, Landscape with peanut butter, collage, 2017

Varsovie [3]

Cent autres films de plus à vivre au meeting de collaboration G. La suite de la semaine, c’est pierogi et shots de vodka au tabasco. Des résultats brillants à la teneur futuriste, des promenades interminables sous les grands arbres qui content le père disparu de Ma. en débit saccadé, le cœur brisé de M. dans un lobby d’hôtel moche, dans des bars et des restaurants, dans le couloir du meeting, la bande de jeunes de notre équipe qui fait ma psychothérapie : « Mais c’est trop la classe ! Faut le faire ! » [une actrice connue me propose d’intervenir dans un documentaire cinéma qu’elle réalise]. C’est l’incroyable croisement géographique et cérébral, les partages en forme d’Histoire, de nation polonaise souterraine pendant la WWII, brasser les millions de RMB et des idées en signal sur bruit, les antennes et les jambes croisées, la dernière fois où avons-nous dîné ensemble ? Paris ? Dunhuang ? Pennsylvanie ou Malargüe ? Nous partageons des cheesecake à la pistache entre les bouchées de mots et de science, je saute sur le porte-bagage du vélo de L. avec ma robe flottante à comètes, et il file dans les rues de sa Varsovie natale [ses fossettes, quand il sourit…]. V.-l’adorable, après dix shots de vodka, n’en finit plus de me dégouliner son projet de fast radio bursts, et s’insurge devant mon aveu d’inutilité : « Pas d’accord du tout ! Tu es et seras toujours la Big Boss forever ! » Ces enfants doctorants qu’on a formés et leur amour filial inconditionnel… La géographie n’a aucune de prise sur nous, que nous mettions dans la poche de nos souvenirs une ville, un repas de plus, notre connexion reste essentielle et humaine, notre collaboration synoptique, universelle. Je bave cette réflexion au micro à la clôture de notre meeting, en tentant de masquer la fêlure dans ma voix. Quel gradient fou pour le projet sur ces deux dernières années, et vous êtes résonnants dans votre diversité. Si heureuse et reconnaissante de faire partie de cette collaboration, merci.

Son : Sam Gendel, Sam Wilkes, Tomorrow Never Dies, 2024

« 2025, c’est l’année où on a appris à détecter des neutrinos de ultra-haute énergie avec de la vodka. Je suis très reconnaissante du transfert de compétences. Merci L. » Dans un bar obscur à Varsovie, juin 2025

Varsovie [2] : Voilures et navigation

Peut-être que c’est Da., depuis Paris, qui me sauve de ce naufrage. Quand je lui glisse en passant que des membres du laboratoire me tartinent leur amertume, et qu’il m’écrit au bout de quelques lignes : « En fait, c’est vachement sain qu’ils te l’expriment. » D’un coup, tout s’éclaircit et je retrouve la plupart de mes neurones. La justesse que je ressens dans les échanges qui suivent – l’apaisement – j’espère qu’elle est réelle et partagée par mes agents.

Je suis ce que je suis, dans les couleurs qui me caractérisent. Dans les bois, en Pennsylvanie, en acceptant ce poste de direction, je me préparais aux marasmes et piques personnelles à répétition, je me disais : si ça me permet de travailler à mieux laisser glisser, à passer un niveau en tant qu’être humain, ce sera ça de gagné.

Je crois – certes cela ne fait même pas six mois – que c’est un peu mieux que cela. Ce n’est plus que je « laisse glisser ». Je suis en train d’apprendre à naviguer dans toutes les conditions météorologiques, en orientant les voilures, les déployant, repliant, en embrassant le vent dans ses formes d’énergie variées.

Il n’y a pas de lutte ou de friction : lorsque les mailles relient les mots, les personnes et les actes entre eux avec limpidité, il ne reste que cette fascination de l’humain dans sa singularité et en collectivité. Je suis directrice, chercheuse, autrice, femme, en interaction pure, et je contemple, fascinée, cet univers-là et les micro-influences de ma présence en effet papillon. C’est comme me plonger et vivre dans vingt films à la fois.

Son : Peter Gregson, Lights in the Sky, 2014

J. M. W. Turner, “Ship on Fire”, c. 1826-1830, Watercolour on paper, The Turner Bequest, The Tate Gallery, London

Varsovie [1]

Le premier jour, c’est la catastrophe : à peine dormi, fiévreuse, je vais acheter du doliprane en polonais, me shoote au café hipster, mais je reste éteinte, absente, surnage dans un fil de mails que je traite mal et de talks que je n’écoute pas. O. à côté de moi s’excite et s’enthousiasme tout seul, moi j’ai perdu 70% de mes neurones, je ne suis pas intelligente. Dès le meeting terminé, je gravis tant bien que mal les cinq étages jusqu’à mon studio, je m’effondre sub-claquante, me demandant bien ce qu’il va advenir de moi – si je suis incapable de tenir ma place à la tête de la collaboration, mon duo avec O., si je laisse filer cette semaine en passant à côté de toute la matière produite, sans comprendre une once des méthodes et technologies présentées, si je ne sors pas jusqu’au bout de la nuit pour nous attraper dans ces croisements de géographies – avec toutes les lettres de l’alphabet, les jeunes et ceux que je connais depuis ma thèse. Si je passe à côté de cette intensité-là… ?

Son : Frédéric Chopin, Vladimir Ashkhenazy, Polonaise No. 8 in D Minor, Op. 71 No. 1, 1996

Observatoire astronomique du début du XXe siècle, carte postale, Département des éphémères, Université de Varsovie, 1902

Varsovie [0]

Je pensais ghetto, cicatrices de guerres et de communisme, gris et soviétique.

La moiteur continentale colle mon jeans à mes cuisses et mes doigts de pieds à mes ballerines. Le quartier de la faculté de physique est un dédale d’immeubles des années 50, à la hauteur blanche et courbe envahie de verdure, balcon discret où sommeille un petit chien, jardinets à l’ombre de grandes grilles
le silence

les herbes folles et la brique, un café hipster secret qui évite mon effondrement dans le sommeil
attaquée ces derniers temps par une grande fatigue physique, la chaleur, les nuits courtes
Je m’arrache des draps frais du studio moderne aménagé sous les combles, vue sur les toits de tôle, je prends un tramway pour aller discuter stratégie avec O. et XP.
c’est le prélude – prélude à la grande messe annuelle de la collaboration G.

Son : Max Richter, The rising of the sun, in Testament of Youth, original motion picture soundtrack (pas vu le film), 2015

Varsovie, la courette d’un immeuble années 50 à l’architecture communiste jolie, juin 2025

Pulsar kick

et aussi une histoire
de femme
de monde
d’attente
bout à bout suspendus comme un collier de gemmes

soudain le souffle fend le milieu interstellaire
le pulsar s’envole à 800 kilomètres par seconde
hors de son enveloppe de supernova

et ça brasse et ça accélère des rayons cosmiques
ça brille, ça jaillit

parce que, tu vois,
pleurer, ça ne suffisait pas

Son : Franz Liszt, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Consolation No. 3, S. 172/3 (Arr. Cooper for Saxophone & Ensemble)

Pulsar Cannonball : Des observations réalisées à l’aide du Very Large Array (en orange) révèlent la traînée en forme d’aiguille du pulsar J0002+6216 à l’extérieur de la coquille de son reste de supernova, visible sur l’image du Canadian Galactic Plane Survey. Le pulsar s’est échappé du reste environ 5 000 ans après l’explosion de la supernova. Crédit: Image composite par Jayanne English, University of Manitoba; F. Schinzel et al.; NRAO/AUI/NSF; DRAO/Canadian Galactic Plane Survey; and NASA/IRAS.

Emotions of Normal People

Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1,
Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.

Rouge, objectifs précis et détermination
Jaune, charmant et franc en fonction de la situation
Vert, bienveillance et altruisme
Bleu, méthode et perfectionnisme

Charmante déesse aux ivresses pénitentes ;

Bulldozer aux golfes d’ombres,
Qui bombille autour des puanteurs cruelles,
Cycles, vibrements divins des mers virides,
Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2

Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.

Son : Birdy, People Help the People, in Birdy, 2011

  1. Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
  2. Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959

Nuit au Château

« Au lait d’avoine, faut pas que le barista se trompe, » fuse le message sur mon téléphone, à l’instant où je passe ma commande au café hipster. C’est samedi soir, tard, je suis sortie après le coucher des enfants pour écrire – sur Nançay et une proposal de network international au CNRS.

Je regarde autour de moi. Personne, à part la foule éparse de ma ville de banlieue. Mais une demie heure plus tard, je lève les yeux de mon billet, et le voilà assis devant ma pavlova aux fruits rouges.

« Comment… ?
— Je suis venu à cheval, » il répond.

Nous sortons, la bête est haute, noire, lustrée, et broute les haies qui entourent le café. « Je suis allergique aux chevaux, » je tente, mais il m’a déjà hissée derrière lui. Nous remontons la nuit le long de la grande allée du Château de Sceaux. Par les fenêtre du lycée Lakanal, on voit les taupins dans leurs piaules trimer à la bougie.

Côté gauche, à l’abri des tilleuls, vers l’Orangerie, il attache le cheval, et entreprend d’escalader la grille. Ma conjonctivite a dérivé les flux neuronaux vers mon canal lacrymal, j’ai la jugeote équivalente à celle du lapin mixomatosé qu’on croise dans les charmilles. Je retire mes ballerines, passe la grille, me rechausse, puis nous nous faufilons dans le château de Colbert, par l’entrée sur le côté dont le cadenas se crochète avec une épingle et un tuto Youtube.

De la salle du premier, les grandes baies vitrées, le jardin est nôtre, géométrique et bleuté, la lune et Le Nôtre y ont dessiné leurs fioritures à la française. Il a apporté des pâtisseries japonaises ; je fouille dans les vitrines, déniche assiettes en porcelaine et argenterie.

« J’aurais dû apporter mon thermos d’eau chaude pour le thé, » fait-il remarquer.

À une heure du matin, la partie se termine sous les invectives du type de la sécurité, qui nous chasse avant même qu’on n’ait fini nos gâteaux. Même pas l’occasion de récupérer le cheval, il nous pousse tout en bas de la grande allée du Château, à coup de phares et de réalité.

Alors revenus dans la ville, on appelle un chatbus, qui arrive comme le vent et nous cueille dans son ventre, je descends devant chez moi, un dernier regard, un dernier clin d’œil – je suis dans ma cuisine avec mon verre de jus de carotte, et lui ? disparu dans la nuit

Au matin, je tamponne à l’eau écarlate le dos de mon pull, qui porte d’incompréhensibles traces de cire de parquet royal.

Walt Disney, Snow White and the Seven Dwarfs, 1937