Quand Einstein n’était pas sexiste comme tous les autres

L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir de Rosa Montero part de la mort accidentelle de Pierre Curie pour retracer celle de Marie. Un livre à la Montero, à la Nancy Huston, dans cette analyse moderne de la condition féminine et de la puissance biologique, écrite avec les mots justes, ceux de l’intellect et de l’émotion féminines. Et pour Rosa, une façon de digérer la mort subite de son propre époux.

Tout ce qui concerne Marie bataillant pour sa peau. Oh comme cela remet en perspective mes propres batailles, qui, hélas toujours dans les mêmes thématiques, ont des ordres de grandeur de fadeur.

Il m’apparaît assez évident que Marie était bipolaire. Ce besoin de chair et de scintillement, et la douleur hurlante dans ses carnets, l’alternance des hauts et des bas. De toute façon, on n’accomplit pas ce qu’elle a accompli dans un monde de mâles, sans la poussée intérieure de quelque chose qui nous enlace et nous sort de nous-même – l’hypomanie, la manie, le coup de pouce qui accélère l’esprit, vous donne confiance au-delà de vous-même et des autres, et vous permet d’abattre le travail frénétiquement et avec une efficacité inespérée, sans avoir besoin de dormir, de manger.
Puis les périodes de dépressions où elle disparaît.

Le lynchage médiatique de la femme [en particulier lorsqu’elle réussit], c’est vieux comme le monde (par ex. les Jeanne d’Arc et autres sorcières brûlées). Lorsque la femme de Langevin fait publier les lettres d’amour entre son mari Paul et Marie dans la presse, c’est un scandale du niveau de Robsten (Robert Pattinson et Kirsten Stewart, 2012, à une époque où je suivais la presse People). Sauf que Marie n’est pas actrice, elle est physicienne et ce n’est pas parce qu’on a un prix Nobel qu’on est préparé à une telle médiatisation, un tel jugement gratuit de sa vie privée.

Dans mon quotidien, c’est un travail de chaque instant d’être immune au sexisme ambiant. Et parfois certaines piques m’atteignent et me jettent dans des méandres de doutes, qui peuvent durer quelques jours, parfois des mois. Marie a disparu une année suite au harcèlement infâme de la presse et surtout du milieu académique. Puis elle a réapparu (avec un Nobel de plus que les connards du comité lui avaient demandé de ne pas venir récupérer) ; elle ne s’est pas brisée.

Dans l’histoire, je découvre cette lettre d’Albert Einstein.

Highly esteemed Mrs. Curie,

Do not laugh at me for writing you without having anything sensible to say. But I am so enraged by the base manner in which the public is presently daring to concern itself with you that I absolutely must give vent to this feeling. However, I am convinced that you consistently despise this rabble, whether it obsequiously lavishes respect on you or whether it attempts to satiate its lust for sensationalism! I am impelled to tell you how much I have come to admire your intellect, your drive, and your honesty, and that I consider myself lucky to have made your personal acquaintance in Brussels. Anyone who does not number among these reptiles is certainly happy, now as before, that we have such personages among us as you, and Langevin too, real people with whom one feels privileged to be in contact. If the rabble continues to occupy itself with you, then simply don’t read that hogwash, but rather leave it to the reptile for whom it has been fabricated.

With most amicable regards to you, Langevin, and Perrin, yours very truly,

A. Einstein

P.S. I have determined the statistical law of motion of the diatomic molecule in Planck’s radiation field by means of a comical witticism, naturally under the constraint that the structure’s motion follows the laws of standard mechanics. My hope that this law is valid in reality is very small, though.

— Albert Einstein, Volume 8: The Berlin Years: Correspondence, 1914-1918

Tout y est parfait. De commencer par s’excuser de s’occuper de ce qui ne le regarde pas. De parler de son ressenti à lui sans la plaindre en dégoulinant. De limiter les conseils. De lui parler d’abord de son intellect dans la liste des choses qu’il admire chez elle, et ce baume que ça a dû être, le miroir des validations, de lire ceci : I […] admire your intellect, your drive, and your honesty, and that I consider myself lucky to have made your personal acquaintance in Brussels. Cette façon de se placer à égalité scientifique et même en dessous d’elle. Et bien sûr de terminer sur une note scientifique, parce qu’on reste des scientifiques jusqu’à la moëlle. Aucun paternalisme dans cette lettre ; et elle aurait pu très bien avoir été écrite à un homme comme à une femme. Ça me bluffe, me donne de l’espoir en le genre humain – et le genre humain scientifique.

Ce qui est beaucoup moins glorieux, ce sont les articles de presse que je trouve en ligne qui évoquent cette lettre. « Les gentils mots d’Albert Einstein à une Marie Curie dans la tourmente » « Quand Einstein disait à Marie Curie… » « Quand Albert Einstein remontait le moral de Marie Curie » titre France Info. Ce que Einstein a évité avec brio dans sa missive d’une parfaite amitié collégiale, heureusement la société un siècle plus tard, s’occupe de le tartiner avec application : paternaliser, lui prêter un geste de paternalisme, comme s’il était venu sauver une damoiselle en détresse. Alors qu’elle était en mesure de gérer, qu’elle criait seule sa détresse entre ses murs, ceux de sa tête et réfléchissait à comment se sortir de cela, comment taire le monde extérieur pour ne plus être ainsi tailladée. Évidemment cette parole amicale, ce miroir du pair qui la voyait comme une paire, qui la savait forte et résistante, était bienvenue. Mais ce n’était pas du réconfort ni de la gentillesse, bordel. C’était une expression de sympathie parce qu’il les trouvait tous très cons tous autant qu’ils étaient, lui aussi. La vie, ses incroyables merveilleux et douloureux hauts et bas, le déclin physique et la mort par irradiation, elle a très bien su gérer tout ça sans que des hommes lui donnent des conseils oiseux tirés de leur référentiel de faiblards insécures. Et elle était une femme, avec des ovaires, du charme, de la peau, et assez d’orgueil pour survivre, oui, merci.

Marie Curie, circa 1905. H. Armstrong Roberts/ClassicStock/Getty Images

Canterbury

Au réveil, c’est comme si je sortais de deux jours alitée à quarante de fièvre et que j’allais pouvoir enfin courir le monde. Ces humeurs calquées sur des facteurs relativistes, c’est peut-être après tout une marque de physicienne tarée.

Les villes et villages anglais, intacts dans leurs colombages et leurs ruelles de sorciers, aux enfilades de charities arborant des porcelaines bleues et roses, tout est à l’heure moderne et en même temps trempé dans son antiquité.

En cherchant le lien entre Thomas More et Canterbury, je découvre que sa tête coupée par Henry VIII est conservée comme relique à l’église St Dunstan. À seize heures, la lumière entre à peine des vitraux qui surplombent la dalle scellant la crypte.

More: If we lived in a State where virtue was profitable, common sense would make us good, and greed would make us saintly. And we’d live like animals or angels in the happy land that needs no heroes. But since in fact we see that avarice, anger, envy, pride, sloth, lust and stupidity commonly profit far beyond humility, chastity, fortitude, justice and thought, and have to choose, to be human at all… why then perhaps we must stand fast a little –even at the risk of being heroes.

— Robert Bolt, A Man For All Seasons, 1960

Coup de cœur de jeunesse pour cette pièce – toujours au lycée. Pour l’oral du Cambridge Proficiency, j’avais disserté sur l’œuvre avec mon emphase de gamine romantique [mon éditeur me dirait, ma pauvre tu ne t’en es pas encore débarrassée].

« I find the character of Thomas More quite shattering. »
L’examinatrice s’était arrêtée, m’avait dévisagée, et je me demande à ce jour encore quelle était sa surprise.
« Why?
— Well, because he was ready to die for his principles. »

Au-delà de mon analyse inepte d’adolescente, le personnage forgé par Bolt est bouleversant dans un mélange bien plus complexe. D’abord sa façon tendre et moderne d’être père/époux/homme et comme il est aimé en retour. Et surtout ceci : homme d’État de cœur et de nature, il se résigne à abandonner le compromis, parce qu’il ne peut y sacrifier son âme… mais pas que. Prêter serment sur la suprématie du roi d’Angleterre sur le pape, c’était le début d’une décadence qu’il ne pouvait publiquement valider au risque d’être un héros.

Car enfin, c’est bien sûr cela le plus bouleversant : le héros, le héros solitaire, celui qu’on aime, mais qui ne peut être compris car il a des siècles d’avance sur le destin de l’Humanité qu’il imprègne. Le héros qui toujours à la fin, meurt seul, sans gloire, ses actes masqués, avec pour compagne l’assurance de ne pas s’être perdu. Je me demande au final, si ce n’est pas la plus belle façon de mourir.

Son : quelque chose de léger et d’impertinent pour casser la lourdeur de ce billet : Isobel Waller-Bridge, David Schweitzer, Emma Woodhouse, in EMMA. (Original Motion Picture Soundtrack), 2020.

Susannah York et Paul Scofield (Thomas More et sa fille Margaret) dans A Man For All Seasons, dir. Fred Zimmerman, 1966
Saint Dunstan’s Church, Canterbury, décembre 2024
Vitraux de Saint Dunstan’s Church, au centre : Sir Thomas More, déc. 2024

Le facteur Gamma

Le brouillard s’est levé momentanément, et les Kent Downs sous ciel gris, bas, me font l’effet que j’espérais. Un temps.

Godmersham Park [chez le frère de Jane], il n’y a que nous, les moutons, la rivière enflée suspendue de saules, et des cottages de brique ceints pour Noël de gouttes de lumière.

Tout est parfait, jusqu’à cette petite rotonde à colonnes en surplomb, puis plus tard Devil’s Kneading Trough dans une purée de pois, le faisan qui surgit, panaché de couleurs.

Mais je profite en intégré une demie heure maximum, de cette anglaiserie bucolique que j’étais pourtant venue chercher. La vérité, c’est que je suis au bord de l’angoisse de ce facteur Γ. Ça signifie que le résultat que j’ai présenté il y a deux semaines à la conférence internationale est faux. J’ai beau me dire : c’est de la phénoménologie, on trouve toujours une recette pour s’en sortir et retomber sur ses pattes. Tu peux toujours invoquer un cas très conservateur, rester sur ton premier pitch et dérouler le Γ3 comme une broderie… Ça me tord le ventre de frustration.

La frustration, surtout, c’est d’être si limitée intellectuellement.

Nous regardons Emma. (la version de 2020). Au moment où commence le film, j’ai un doute – j’inscris une note dans mon téléphone, et il faut tout le jeu piquant de Anya Taylor-Joy et la photographie fleurie pour m’éviter de me jeter sur mon ordinateur.

Ce que je fais, dès le générique, et à une heure du matin, les choses rentrent dans l’ordre. Oui j’avais oublié un facteur Γ, mais comme je l’avais oublié à deux endroits, ça se compense plus ou moins [palmface], et le résultat est encore plus clair [feux d’artifices en mode pétards mouillés parce que pas à l’abri d’une troisième erreur…]. Approximative dans tout ce que je fais, secourue par la bouée de l’intuition physique, scientifique in extremis, écriveuse aux mots mous…

Heureusement, les fils de messages de gens qui semblent me croire encore digne d’interaction : des vœux et nouvelles annuelles, l’un qui me parle d’opiacées, Pa. qui me souhaite bonne chance en me passant le relai, et la photo d’un neutrino-mouette dans le couchant.

Son : Dorothee Mields, Stephan Temmingh, Greensleeves, 2014

Godmersham Park, chez le frère de Jane, décembre 2024.

Deal Castle

Hut 55 : un flat white sur front de mer.
Dans les chemins de ronde souterrains de Deal Castle, les garçons courent dans les flaques lugubres avec leurs mousquets de bois, et moi je me demande ce qui s’est passé dans chacun des angles. Quelles plaies béantes, quelles arnaques aux barbes puantes, quels baisers donnés ou volés ?
Henry VIII, pendant qu’il construisait ses bastions à vitesse d’empereur chinois (Deal Castle en 18 mois), les méditerranéens partaient à l’assaut d’une Terre ronde.
À l’étage, le topo sur la monarchie parlementaire me rappelle encore une fois que toute ma compréhension du monde, je la dois à mes années lycée – à Gil Emprin, prof d’Histoire et conteur-né. Il posait ses fesses sur son bureau, les pieds sur la table de devant, et il nous déballait tout ça comme dans un one-man show :

« Parce que les anglais, ils rigolaient bien, et se disaient : vous êtes gentils, mais votre truc, là, la Révolution, nous on l’a déjà faite y’a cent ans. Et on n’a pas eu besoin de couper des têtes. Limite s’ils l’avaient pas faite avec le petit doigt levé, vous voyez ? »

Dessin d’un « Castle in the Downes » réalisé en 1539, il s’agirait d’une première version du château de Deal. © British Library Board (Cotton Augustus I.i fol 20)

“Elinor, where is your heart?”

Au départ de Paris, toute la journée, de part et d’autre de la Manche, la brume. La mer, les haies où nichent les faisans, les vallons verts du Kent, tout était à imaginer et à deviner – alors que tourne une double ritournelle de lumière à la surface de mon cerveau.

Lumière ? Des photons perturbés, errant dans l’opacité, en marche aléatoire, énergie perdue et oscillante. Parce que, sérieusement, qui, dans quel pan de ma réalité, quand je dis Kent, me répond Jane Austen ?* [D’ailleurs Jane Austen, c’était un peu plus à l’Ouest, mais c’est vrai, elle allait souvent chez son frère dans le Kent…] Et surtout ceci : depuis quand sait-on que j’ai envie de retrouver la campagne anglaise parce que Jane Austen ?

Les photons sont en émoi ; je songe aussi confusément : mon Dieu, je deviens trop prévisible, catégorisable, bateau, je dis trop, je révèle trop, et d’ailleurs probablement j’écris trop ici aussi.

Dans un processeur parallèle, je bute depuis hier soir sur un facteur de Lorentz (noté Γ) oublié, voire un Γ3 oublié, ce qui pourrait détruire tous mes calculs. Alors les photons sont en émoi relativiste dans leur flot semi-opaque.

Pour donner sens à toute cette brume, nous nous lovons dans le petit salon du cottage que nous louons, Earl Grey et biscuits, et j’appelle le Golden Quatuor (Emma Thompson, Kate Winslet, Hugh Grant et Alan Rickman) à la rescousse. J’adore la leçon de retenue, mais ça ne résout pas mon facteur Γ.

Son : Patrick Doyle, Jane Eaglen, Robert Ziegler, The Dreame – Voice, in Sense and Sensibility, Originial Motion Picture Soundtrack, 1995

*J’ai comme référence ultime de mon entourage, ce physicien qui me draguait alors que j’étais étudiante. Je lui avais parlé d’Electre et il m’avait répondu : « C’est quel jeu, ça ? ». Il y a eu aussi plus récemment ce genre d’épisode. Pourtant sincèrement, niveau culture, je suis ras-les-pâquerettes.

Walmer Meadows, déc. 2024

Au bureau, au Covent Garden Hotel

Demain, je serai vraiment off, ai-je dit à l’équipe de direction du laboratoire, sans autre explication que mon besoin de faire un break. C’est ainsi que je me suis retrouvée, à la sortie du premier train pour Londres, au bureau, au Covent Garden Hotel, à abattre des questions budgétaires accompagnée de poached eggs, de Earl Grey, de papier-peint et de coussins fleuris/rayés/à motifs de contes de fées médiévaux.

Dehors, l’alternance merveilleuse de briques et de modernité.

L’archiviste de la British Library n’est pas à la hauteur, mais quand je sors du métro à Finchley Road – en mode pèlerinage de mon vieux moi d’avant, je suis accueillie par un couchant des plus vifs.

Canfield Gardens. Je pense : comme j’étais heureuse alors, il y a dix ans, dans cette mansarde sous les toits avec P. Comme c’est heureux que je l’ai inscrit dans ces carnets, car je garde ainsi la trace des filets perchés de mon cerveau, de mes errances terrestres et littéraires, abondamment nourrie et choyée par L.

Je pense aussi : et comme je suis heureuse aujourd’hui. Comme la vie a suivi une sorte de cours solide en ne décevant jamais, mais plutôt en modelant la réalité sur les rêves anciens. Comme je suis entourée de personnes fiables sur qui je peux compter.

Je grimpe la colline de Primrose Hill pour la vue plongeante sur la ville futuriste. Et Chalcot Square, bien entendu, avec la petite plaque bleue sur la maison de Sylvia Plath. Sur Fitztroy Road, je me fais refouler à un pub plein à craquer, et je prends ça comme un signe. Le fish & chips est meilleur à quelques rues de là, sans les ombres malsaines que j’étais prête à pétrir.

C’est mi-décembre, bientôt Noël, et c’est incroyable comme cela se tisse et monte et grimpe dans l’échine, les possibles et les réalités, mon livre, les personnes, l’ancrage ferme du laboratoire, et la science qui se fait. Je repasse sous la Manche des idées plein la tête, posée, confiante et fébrile en fonction des facettes – qui s’entre-choquent entre elles dans des carillons joyeux.

Son : Sting, Every Little Thing She Does is Magic, in Symphonicities, 2010

Papier-peint anglais au Covent Garden Hotel, déc. 2024
Canfield Gardens, déc. 2024
À une rue de Chalcot Square, déc. 2024

Not Jocelyn Bell

Demain, je serai vraiment off, ai-je dit à l’équipe de direction du laboratoire, sans autre explication que mon besoin de faire un break. Et j’ai pris, avec l’excitante sensation de faire le mur, le premier train vers Londres, pour aller voir la fameuse carte à la British Library.

L’archiviste que je rencontre n’a rien de Jocelyn Bell Burnell, et il m’apparaît assez rapidement que je ne discute pas avec la bonne interlocutrice. La non-nourriture est déroutante.

Mais la carte. Fine, collée comme JM m’avait dit sur du papier kraft (pourquoi ?), au relief et à la plume apparente, intacte par delà les siècles. Comme le ciel –à 1500 ans d’écart, nous contemplons le même. En Univers, les échelles de temps ne raccourcissent pour atteindre celles des hommes, que pour les événements violents qui constituent ma science.

Et c’est parce qu’ils le connaissaient avec une telle précision qu’ils ont repéré au cours de quatre millénaires, 90 de ces violences-là. Ils les appelaient plus poétiquement, et par ignorance totale de ce qui s’y passait : des étoiles invitées (客星).

Portion de l’Atlas céleste de Dunhuang, British Library, Or.8210/S.3326

La série Martynov : IV. Movement, What do you do when you feel overwhelmed?

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le quatrième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! IV. Movement, 2015

Mercredi, c’est N., étrange et naturel de la retrouver de ce côté-ci de l’Atlantique. Toujours entre les livres et les fauteuils de cuir rouge (j’ai mes fixettes), elle me confie qu’elle se tâte à prendre la tête d’une grande expérience. Ma réponse fuse :
« Évidemment il faut le faire. En plus, comme ça, tous les détecteurs de neutrinos de haute énergie seront dirigés par des femmes.
— Ah mais voilà une bonne raison. On se ferait des réunions au sommet, autour de wine & cheese.
— Où on se dirait tout ce qu’on pense de nos collègues mâles inefficaces, imbus, qui ne doutent pas d’eux-mêmes. »
Elle secoue la tête.
« Tu sais, voilà le hic. Je pense que je mériterais totalement qu’on me confie ce poste. Mais la collaboration ne me mérite pas. »
Elle rit, mais je suis sérieuse :
« Non, ils ne te méritent pas.
— Tout comme ils ne te méritent pas. »
Prétentieuses, arrogantes, bulldozers, et puis persuadées que nous sommes dix fois plus efficaces que la plupart de nos collègues mâles – mais surtout, je crois que nous sommes à ce moment-là toutes les deux désabusées et tristes.

Elle me demande :
« Don’t you ever feel overwhelmed? What do you do when you feel overwhelmed? »
Je réfléchis quelques secondes, je joue avec la cuillère sur mon café gourmand. Je réponds : « I write. »

Emilia Clarke en Daenerys Targaryen dans Game of Thrones

La série Martynov : I. Movement

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement – un truc du genre « Enfin quelque chose m’arrive, » de Giacometti, renversé par une voiture1. À l’atrophie des sens, la vie injecte son venin, ses aiguilles et son piment ocytocine. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici la série de Noël et ses lumières explosives.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! I. Movement, 2015

Lundi : ça bat et se bat dans tous les sens. À la conférence internationale, à la réunion de board de la collaboration G, dans mes mails, au téléphone avec la direction, les problèmes se dorlotant les uns les autres. Et puis en fin de journée, O. m’écrit une phrase qui me laisse bras ballants, dans un entremêlement de colère et de tristesse et c’est probablement là que tout bascule.

C’est là que je réalise que mon monde change, et ce n’est ni un mythe ni un simple titre.

Longuement, les jours suivants, je démêle ce que signifient les casquettes, les flux, mes rapports aux autres dans des contextes temporels et humains pour décider, comprendre comment avancer. Et c’est bien.

Alberto Giacometti, dans les années 1960
  1. D’après Sartre, Les mots, 1963. ↩︎

Malgré toute la lumière

La solitude et la lassitude, de concert, comme des pyrales ou des cancers. Mais personne n’a jamais dit que ce serait facile de vivre. Je me raccroche à ce que je peux – l’artisanal, la nourriture des autres, dans la pluie, interminable, infectée d’opacité.

Les tableaux mouvants de Caillebotte sur la façade du Musée d’Orsay, pendant que des escadrilles en contre-sens ramènent les chefs d’État de Notre-Dame. Les branches de sapin, souples sous les doigts, à tisser dans des rubans de soie rouge, les épingles à planter dans la couronne de paille, les petites boules de verre. Créer et cuire un crumble au sarrasin. Allumer toutes les bougies, les éteindre. Entendre A. interpréter Casse-noisette, une sonate de Mozart et Knecht Ruprecht. Inventer des chocolats chauds au poivre de Szechuan et pleurer deux heures en regardant Klaus. Torcher en une heure, sur un coin de lit, L’apiculteur de Fermine, ne pas aimer particulièrement [me dire avec puante suffisance que je pourrais faire mieux]. Toujours sur un coin de lit, mais cette fois la gifle de Katherine Mansfield, la toute jeune et vibrante Laura sortant de la maison d’un mort :

“No,” sobbed Laura. “It was simply marvellous. But Laurie—” She stopped, she looked at her brother. “Isn’t life,” she stammered, “isn’t life—” But what life was she couldn’t explain. No matter. He quite understood.

“Isn’t it, darling?” said Laurie.

— Katherine Mansfield, The Garden Party, 1922

Et quittant le registre impressionniste, celui de l’implacable noirceur, cette image alors que je me lavais le cerveau avec des séries de reels, cette image qui me hante et me donne encore une sorte d’espoir : Eva Green, toute habillée, son maquillage coulant, recroquevillée sous la douche dans Casino Royale. Rejointe par Daniel Craig, dans une étreinte silencieuse, l’inéluctable solitude dont on n’échappe que par la mort.

Son : Uno Helmersson, Mari Samuelsen, Jesper Söderqvist, Gunnar Flagstad, TrondheimSolistene, Timelapse, in Nordic Noir, 2017

Casino Royale, 2006, noire, mystérieuse et bouleversante Eva Green en Vesper Lynd et Daniel Craig, le seul James Bond avec Sean Connery.