Belvès

Un peu avant le couchant à Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière. De celle, parfaite, qui se plaque aux pierres ocres et capture l’instant. Le silence, les cloches qui sonnent dix-huit heures, et le roucoulement prolongé d’un pigeon ramier.

Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière, février 2025.

La Roque-Gageac

D’habitude, nous passons notre chemin : on voit depuis la route, en surplomb sur la falaise, grouiller la ribambelle de touristes en mal de cocher les cases du Routard.

La surprise alors de trouver les allées de la cité vides, les passerelles et les colonnes vides, les rideaux d’anneaux de cuivre comme un salon bene gesserit dans Dune, isolant une salle de projection vide.

J’ôte écharpe, manteau, pull – dans ma robe bras nus, j’ai touché le soleil et les reliefs de la falaise

Les prunus en fleurs entre le ciel et la roche
leur parfum de discrétion
alors que les choucas annoncent en grande pompe,
dans leurs vols calligrammes
et leurs cris lâchés de la falaise à la rivière à la vallée
le printemps !

Du haut du fort de la Roque-Gageac, fév. 2025
Le salon bene gesserit en haut du fort de la Roque-Gageac, à l’intérieur d’un irréel rideau de mailles de cuivre. Fév. 2025.

Carsac

Sous le rocher et ses excroissances troglodytes,
cabanes de pirates et repaires de fées
coiffé de chênes verts en touffes mousseuses,
debout côte à côte avec K., nos carnets à croquis, au grand ciel bleu

ai essayé en vain de capturer cette lumière
la lumière blanche et ocre des pierres du Périgord

en aquarelle c’est l’ombre qui pose la lumière, ce n’est pas comme avec les mots
et surtout, je n’ai aucune dextérité
– manque de pratique, manque de technique [idem en mots, me dira-t-on]

Dans la petite église attenante, les vitraux tombent sur les murs aux pochoirs du soleil.

Un matin ensoleillé dans l’église de Carsac, fév. 2025

Tectiforme

Désormais, me dis-je en sortant dans la clarté verte et mousseuse, toute grotte sera évaluée à l’aune de celle-ci. Écho à P. qui annonce à notre guide et propriétaire des lieux, sans que nous ne nous soyons concertés : « C’est la meilleure visite de grotte qu’on n’ait jamais faite. »

M., la soixantaine, est arrivé sur son scooter bleu et ses chaussons de cuir par dessus de grosses chaussettes de laine. À la lampe torche et au pointeur laser, il trace les pas et les dessins dans l’obscurité. Son grand-père, l’Abbé Breuil, l’ours d’il y a trente mille ans, tous prennent vie dans l’ombre, et soudain surgissent sur les murs des lignes de manganèse, les bisons grandeur nature et les mammouths au fer rouge. Taillées sur la paroi à dix mètres de l’entrée, des mains gauches conjointes, un homme et une femme. Un contrat, conte-t-il, de mariage et de propriété. Pendant deux heures, une visite privée sur quatre salles, une cinquantaine de marques, un sol brut jonché de stalagmites à agripper pour freiner la descente, et d’autres tronquées par les pilleurs d’antan. À son invitation, je dépose mes doigts dans la flaque de manganèse, et K. ramasse des calcaires blancs dans l’eau limpide.

Ces messages par delà le temps – je songeais à N., géologue, qui me confiait sa fascination des temps parallèles qu’il faut rassembler pour donner sens aux éléments et aux histoires. Les photons qui voyagent, photothèques (du grec θήκη, ranger) pour remonter dans le temps, les plaques tectoniques (du grec τέκτων, charpentier) qui contiennent les mouvements du temps, l’art pariétal et ses tectiformes (du latin tektum, toit), en couches de pensées pointillés au fil du temps. La racine des mots et des mondes, lorsque les âges se scindent ou se retrouvent, ces messages bouleversants par delà le temps.

Tectiforme (signe géométrique complexe et énigmatique rappelant la forme d’un toit) dans la grotte de Bernifal, Meyrals, Dordogne, France. Entre 35 000 et 15 000 ans.

Fluides quantiques

cet écoulement naturel
que j’avais cru discerner
dans les photons diffus et la campagne anglaise
toutes les touches posées avec finesse
je pensais
mon esprit
peut-être finalement obscurci
par des règles inconnues
entraînée dans un jeu, pour une fois pas maîtresse
qu’il fallait vivre dans un état quantique
dans une mesure par moi-même dictée
pour ne pas perdre la tête

puis
une nuit
la boîte s’est ouverte

au matin le soleil, l’odeur du café, je prépare le conseil du laboratoire en grignotant Rosa Montero. Le flot de lumière printanière et mes mains si froides ; dans la boîte, le chat miaule le futur, et j’ai confiance.

Son : Domenico Scarlatti, Sonata in A Major, K 208, interprété par Pierre Hantaï, 1992

Théophile Alexandre Steinlen, Les Chats, 1894

Choses ridicules

Non pas ce qui se passe, mais ce que j’en fais.
Pleurnicher,
je ne pense pas que ça puisse se qualifier d’autre chose que de ridicule
quel que soit le contexte.
Alors bon, peut-être qu’on va arrêter
hein.

La lune, Vénus et les bourgeons de magnolias, dans ma rue de banlieue parisienne, février 2025.

Vendredi soir. Au bout et au cœur de l’intensité.

« Ça va Mama ? » me demande A., se retournant depuis son piano.

Je me relève de mon macbook fermé, sur lequel j’ai croisé les bras, posé la tête, atterrée, écrasée par des mots que je viens de recevoir.

Je dis doucement, comme si je tâtais la réalité : « Oui. »

Puis cette phrase simple impossible à traduire :
« Oui, il m’arrive des choses heureuses. » [嬉しいことがあったの。]

Son : Marie Awadis, Day V, in Una Corda Diaries, 2020

Studio Ghibli, Hayao Miyazaki, Le vent se lève [風立ちぬ], 2013

No Brontë

À l’abbaye de Port Royal des Champs, les moutons noirs non plus ne s’intéressaient pas à moi, j’ai pensé à cette phrase de Sylvia Plath, inscrite dans son journal

Still whole, I interest nobody. 

Vert, gris des arbres et ciel bas. L’automne a peu d’allure en Ile-de-France, quand on rentre de Pennsylvanie.

Ruines d’abbaye, j’espérais – un peu – quelque chose de ces campagnes anglaises, puisque je parlais de Jane Austen il y a peu, des pierres abandonnées aux mousselines et aux rubans.

Mais même les lieux ont décidé de ne pas être à la hauteur. Jolies pierres et joli dégagement, ce domaine vallonné niché derrière sa digue. Et je réalise au bout d’un temps que la traîtrise vient de l’herbe : sol argileux qui colle aux bottes ; curieusement ça suffit pour affaisser le paysage, pour alourdir les sens et penser Jean Racine plutôt que Charlotte Brontë.

La campagne anglaise est dans l’ellipse.
La campagne française philosophe et perfectionne ses lignes.

Nicolas Bocquet (?-1716), Abbaye de Port-Royal des Champs

Le réveil de l’encéphalogramme

Pluies et pluies
Je marche trempée ma joue appuyée sur la barre en métal de mon parapluie
Le réveil de l’encéphalogramme
Ces instants où je me noie discrètement dans des yeux
Qu’on me fait la bise deux fois de suite, comme si on avait oublié la première
Que longtemps on me tient la porte – dans le froid, dans le vent
Appuyée contre le métal, là où l’autre joue s’est posée-déposée rasée de près
Ce moment cinématographique-Jane-Austen
L’hésitation envoûtante où l’on me laisse partir mais je ne pars pas encore
Où je suis en train de partir mais l’on semble me retenir
Où il ne se passe rien mais nous n’avons plus seize ans, nous savons
Ces tensions effilées qui ne se déploient pas mais que l’on laisse tracer
Dans l’encéphalogramme le bruit de la pluie

Pride and Prejudice, adaptation du roman de Jane Austen, dir. Joe Wright, 2005

Ventarrón, un an après

Le café n’était pas bon, mais le mot, si : ventarrón, novembre 2023

En rangeant toute la paperasse empilée depuis une année, je retrouve les billets d’avion et les factures d’hôtel de la pampa il y a tout juste un an – et ce bout de papier déchiré inscrit au stylo bille « VENTARRÓN ».

J’avais demandé dans un café : quand il vente comme ça, si fort, que les arbres choient et les poteaux électriques, que ça brasse le sable dans l’air et le grise, comment ça s’appelle ? Ils s’étaient interrogés un moment, avaient causé entre eux en espagnol et vite, puis m’avaient tendu ce mot : ventarrón.