Viens. C’est le moment où tout change. C’est maintenant. Fais-moi confiance ?
RER B avec Anaïs Nin : glaces Philippe Conticini : sortie condamnée St-Germain-l’Auxerrois : statues en vitrine au Louvre : colonnes le long du Palais royal : passages des temps et des vents : des RER B : dame de pierre ronde en paravent : jardin cyclable à la française : chèvre frais yuzu timut : poutres : glaces bältis sous lampadaire de tilleuls : bus vide de la nuit : Tour Saint Jacques mal famée : escalators et RER B : table ronde et miroir au café éthiopien : bentos pieds au-dessus de l’eau : alcôves damassées cocktails proposals de projets : déluge sur zinc : roulé à la pêche : des trains bleus et une violette : RER B.
Robert Delaunay, Guillaume Apollinaire, Les Fenêtres. Paris: Imprimerie d’André Marty, 1912. Catalogue imprimé à l’occasion d’une exposition de tableaux à la galerie Der Sturm de Berlin. À droite une lettre de Sonia Delaunay rédigée à l’encre rouge, datée du 3 février 1914, adressée au critique Roger Allard. Christie’s.
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des toits bêle ce matin. Bleu et vert d’eau, aux cansons épais aquarelle frottés de pastel – perchés dans le ciel, la terrasse de bois échardé sous les pieds nus. Basques les troupeaux, séchés en jambon, et la pulpe des framboises éclatée dans la bouche. Jamais on n’est rassasié et le temps n’a pas trouvé l’échappatoire, il a glissé dans la torpeur sur le zinc surchauffé, le ciel éclate comme la pulpe, l’air estival et frais, l’épuisement, de lin et de mousseline.
Crépitant sur les mailles directrices, des pensées tamisées, la perspective d’obtention d’un demi poste en symbiose, et la First Light de l’Observatoire Vera Rubin. Les mille astéroïdes sillonnant le champ de vue dès la première nuit et la Galaxie inondée d’étoiles, à en blanchir l’univers dans un paradoxe d’Olbers.
Son : Stacey Kent, Colin Oxley, David Newton, Jasper Kviberg, Jim Tomlinson, Simon Thorpe, I’ve Got A Crush On You, 2000
Jacques Camus, Les fleurs bleutées, lithographie et pochoir, 1933
Le soleil est tombé, mais il fait toujours 36 degrés à l’ombre Un vol de perruches au croissant de lune Un chat en boule sur le toit d’une voiture calé sous l’antenne K. tape dans un ballon de baudruche à l’effigie de mon laboratoire en scandant : « Marguerite Duras ! Alexandre Dumas ! »
Ici, la nuit tombe sans transition. L’air est fluide et ma robe noire s’y coule, le long bandeau qui ceint ma taille bat le haut de mon genou. Dîné dans un izakaya avec mon oncle et mes parents, en pèlerinage administratif par hasard au même moment que moi. Je les écoute comme ils évoquent, mon père et son frère, la perte d’intérêt du Japon pour son Histoire, les rangées de maisons traditionnelles à Yokohama – premier comptoir ouvert vers l’Occident –, mai 68 et les émissions radio nocturnes, qui étaient le réseau social de l’époque. Trois sake différents commandés sur une tablette électronique et descendus dans la foulée, ma mère dans sa réserve sympathique à côté de moi. Tous les trois persuadés que je suis une personne hautement importante, puisque d’ailleurs j’ai voyagé en Premium, n’est-ce pas ? Je suis douce, j’absorbe avec verve mais ne le montre pas, je parle peu de moi. Ma robe a posé une peau fluide, elle me permet de tout être, dans mon rôle et dans la distance juste.
Ce n’est pas seulement la robe, et je le sais, lorsque je rentre à l’hôtel, ces sons électroniques éthérés et faciles qui circulent en moi comme circule le bruit de la ville. Je passe devant l’entrée du onsen, celui de nos bains nocturnes avec O., au printemps dernier. Je lui écris : « À Ueno, il ne manque que toi. » Une maman attache sa fille sur le siège vélo à l’arrière d’un conbini, dans une boutique qui ferme, trois grands-mères discutent autour de sacs plastique en vrac. Je vois – comme c’est heureux d’avoir les yeux de nouveau ouverts – je perçois le vertige des vies quotidiennes parallèles, qui me saisit encore plus ici, car les lignes sont millimétrées et ne s’intersecteront effectivement jamais.
Depuis la chambre fonctionnelle de mon business hotel, le Tokyo Skytree fait son show océan, et juste devant ma fenêtre, blanche et insolite, cette coupole d’observation.
Son : Christopher Deighton, Peter Gregson, To See Beyond, in Visionary, 2017
Vue de la fenêtre de mon business hotel, vers la gare de Ueno, Tokyo, mai 2025.
Éléments d’architecture et de bipolarité – troisième volet de la série du 1er mai.
Sur le chemin du café hipster dans la nuit chaude La nuit qui sent le miel et le figuier
Croisé les phares de trois chats un gris allongé sur une sortie d’égout un noir et blanc broutant des pétales de nepeta un tigré en embuscade planté debout Se retournant à mon passage
« Tiens, voilà la folle. »
Croisé l’espèce de sourire de trois humains Un moche à chemise, bedonnant et promenant son chien Une à lunettes épaisses, comme sa bouche, rouges et rondes Un trentenaire à barbe drue revenu d’un tour du monde Se retournant à mon passage
« Tiens, voilà une folle. »
Si hagarde ? Ou peut-être juste le ruban dans le dos de ma robe les uns et les chats voulant jouer avec.
Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.
Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »
Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit – Contre toute attente, bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde, on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit, et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »
Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023
Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)
Nuit, et la mer brillait par la fenêtre et la tempête, et le crépitement de l’eau qui frappe et le vent
Nuit, et la chaleur tendre et l’orange fluctuant du poêle à bois à remplir toutes les heures avec un pot de faïence et les huîtres du matin à ouvrir dans la cuisine
Nuit, et les diamants dans les rochers molletonnés vert tendre et plonger dans les marées et dans les draps blancs
Nuit, et le rythme des mots en balancier des songes et l’onirisme prend les rênes de l’univers.
Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.
Dans le bow window baigné de soleil, tomme fleurie, andouilles, asperges, crème crue sur gâche – juste K. et moi, dans cette retraite secrète, chez la Bonne Fée, nous passons des heures dans la cuisine de bois moderne, les mains dans les Saint Jacques que je dresse en pétales translucides, les huîtres du Père Gus, le ceviche d’églefin que je pointille de brins de salicornes cueillies entre deux dunes le matin. Dans le four on a cuit des sablés à la motte de beurre salé, et des scones aux éclats de chocolat noir, la farine du moulin du Cotentin, j’en ai des traces sur le pull, Natalie Dessay chante Prenez une jatte, jatte, mon téléphone sur le plan de travail égrène des messages aux neutrinos-mouettes que je n’ouvre pas – encore.
Son : Michel Legrand, Natalie Dessay, François Laizeau, Pierre Boussaguet, Cake d’Amour (de « Peau d’Âne »), 2013
Quelque chose de Jane Austen à la Pointe d’Agon le vent, l’herbe et le sable. On a construit la forteresse en ruine du rivage des Syrtes. On a assisté à la mer avalant l’Amirauté. « Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K. quand l’eau s’est retirée.
Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024
« Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K. quand l’eau s’est retirée. Pointe d’Agon, avril 2025