À Saint Sulpice, d’immenses Delacroix restaurés, brossés comme avec des crayons gras colorés. Dans un carré dédié à l’office, des fous touristes en quête de sens psalmodient la même phrase monocorde en mode disque rayé.
Au fond de l’église, au milieu de cette mascarade publicitaire de la religion, de rites semi-païens obscurs, entre une reproduction grandeur nature du Saint Suaire, de vacanciers italiens, espagnols, américains… un couple.
On voyait bien qu’ils n’appartenaient pas à cette contrefaçon. À leur façon de se poser timidement sur les chaises de paille de la dernière rangée. À leur façon de projeter une bulle de lumière douce dans l’espace dérangé, par le jet de leur regard gravitationnellement verrouillé l’un vers l’autre. Il dit [on ne saura que le murmure grave]. Elle dit [chuchotement, mais on peut lire sur les lèvres] : oui. Les dossiers des chaises empêchent de voir le dessin des émotions dites par la motion des mains, et celui de la bague glissée sur le doigt. Le film, on le sentait à la fois joli, secret, triste, heureux et joli.
Gérard Philipe et Renée Faure dans « La Chartreuse de Parme » de Christian-Jaque (1947)
Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers de terrains sauvages, le désir d’une ville.
— Italo Calvino, Les villes invisibles, 1972
On accède à Cudillero à pied, comme si on l’accostait, elle se révèle dans son coquillage de rochers et de végétation ruisselante, nappée de fumerolles d’air froid, capée d’eucalyptus. Des centaines de petites maisons de pêcheurs empilées sur la falaise et son phare-jouet d’avant-garde. La mer est turquoise et les poteries noires. Le voyageur peut suivre un chat, se perdre dans un dédale de marches, de linges et de façades, et rester prisonnier d’une géométrie non euclidienne, dans une quête où le haut et le bas ne sont plus celles de l’eau et du ciel.
On peut percer Oviedo jusqu’au cœur la nuit ; le sol est lustré aux petites heures à grande eau et quand le vacarme des buveurs de cidre s’est éclairci, l’air se remplit de celui des camion-poubelles. À chaque tournant, une place cuivrée aux lucarnes maquillées d’un trait sombre, qui se mue en scène d’opéra. Dans les nuits d’Oviedo, les vacanciers sommeillant ne savent pas ce qui se trame et se joue, les drames et les psychanalyses criées, chantées et pleurées.
Oviedo encore en fin de journée chaude : sur ses flancs montagnards, on grimpe un chemin de poules et de granges-pilotis. Sur les pierres ocres de l’église Santa Maria de Naranco, le pinceau de lumière arrondi des colonnes sculptées conte une caresse.
Au bout d’une longue route entre les pics herbus de l’Europe, ceux-là même qui bloquent les nuages et font du reste de l’Espagne un désert, le voyageur devient pèlerin religieux ou touriste, et se heurte à la prétention mystique de Covadonga. On y tient office toute la journée dans une grotte ornée perchée, et une cathédrale rose sonne les quarts d’heure comme on frappe des cordes de guitare. Pour retrouver l’humilité et la fraîcheur, il faut descendre tout en bas au ruisseau. Sur les rochers mousseux, la sérénité et l’exaltation baignent les pieds et la nuque, on comprend.
Son : Estrella Morente, Volver, 2006, dans le film éponyme dir. Pedro Almodovar, d’après le tango de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera, 1934
Cudillero, une ville asturienne invisible, août 2025
La mer ce matin au bout de la rue en surplomb, ville qui tombe vers le port comme un succédané de Cinqueterre ou comme dans mon chapitre 11, tiens le soleil joyau pailleté sur l’eau le son des assiettes du petit-déjeuner l’odeur de friture dans des rues un peu sales aux murs couleur territoire basque surréalisme à la Dali
Hier dans la nuit, loin tout au bout de la jetée, on refaisait le monde, la mer gonflée venait frapper le béton, le phare clignotait vert, je frissonnais et j’étais au chaud dans le grain ralenti de nos voix qui se répondaient, c’était une belle façon – de refaire le monde ou de le faire sauter
évidemment, ça n’a pas manqué, il a sauté
Salvador Dalí, 1955. Photographie par Charles Hewitt. Getty Images.
De bastion en bastion, d’église en cathédrale, Lectoure, Auch, Saint Créac, les tomates cœur de bœuf et concombres biscornus, fromages de brebis frais, miel, ail gersois et oignons rouges, les rues sont silence, sieste, écrasées de chaleur et courant vers les plaines roussies percées de toits rouges et de bosquets sombres piqués de cyprès. Melons. Chats. Homme tatoué sciant sa planche. Aux fenêtres les volets clos et les dentelles de fer forgé.
Le soir, j’enfile une robe constellée d’aigrettes de diffraction pour prendre par la main une foule interloquée par Aurélien Barrau. J., mon vieux prof d’école me glisse : « Ne l’écoute pas trop. C’est toujours difficile de parler après lui, il a tellement l’habitude de causer, il harangue les foules. » Je lui réponds en souriant tranquillement dans la pénombre : « Je n’ai pas de problème avec ça. »
J’ai autre chose à partager qu’Aurélien Barrau – j’entre dans les projecteurs et je pose ma voix ; les gens, je voudrais les transporter doucement dans la poétique joyeuse de notre science, leur conter ce que nous sommes réellement, sans superflu, sans fioritures déclamées.
Sur la pelouse à la sortie, les garçons regardent les anneaux de Saturne au télescope. Il est bientôt minuit, K. est fatigué, il s’endort dans la voiture, A. raconte la chouette effraie et la chevêche d’Athéna qu’ils ont vues au gîte au couchant, pendant ma conférence. L’été suit son cours dans les petits hoquets d’un moteur du siècle dernier.
Le Gers : rurale, dans son jus, aux pierres non restaurées ; ça ressemble un peu à la Toscane, je fais remarquer – plus tard je lis sur un poster « le Gers, la Toscane française ». Aux villages endormis sous la chaleur, peu touristiques, aux façades anciennes aux enseignes effacées Café des sports, Fruits et légumes. Les toits en tuiles de terre cuite soulignés du trait dur de l’ombre, les campaniles, les places principales taillée d’une halle ocre, toutes en arcades et lanterneaux. Les routes serpentent sans panneaux, entre des semblant de vignes et beaucoup de tournesols tête en bas. Notre gîte en surplomb, près du lavoir de pierre ronde, à la courette de ferme bucolique où trône le corps ombrageant d’un immense noyer aux trois branches-transats, le banc de roche et les belles de nuit parfumées. De jour : les murs de pierre blanche aux volets vert pastel, je lis Anaïs Nin perchée dans l’arbre, entre deux éditions de slides. Redescendue au sol, j’étale des rillettes de canard sur du pain frais, croque des branches de fenouil et des tartes aux pommes à l’armagnac. Les enfants dépècent des pelotes de chouette effraie données par l’agriculteur. La nuit, son « chuintement long et sinistre » [m’encyclopédise A. le lendemain] et les chauve-souris en virgule de tourelle en vieil arbre. Quand il fait trop noir pour Anaïs, je migre sur la lumière bleue de mon macbook, je clapote des billets au clair de lune et de bougie anti-moustiques.
Son [vous n’échapperez pas à notre chanteur national iconique du Gers, désolée] : Francis Cabrel, Je pense encore à toi, in Fragile, 1980
Un village dans le Gers, août 2025Le domaine de la chouette effraie ou Dame blanche, de jour. Août 2025.
Viens. C’est le moment où tout change. C’est maintenant. Fais-moi confiance ?
RER B avec Anaïs Nin : glaces Philippe Conticini : sortie condamnée St-Germain-l’Auxerrois : statues en vitrine au Louvre : colonnes le long du Palais royal : passages des temps et des vents : des RER B : dame de pierre ronde en paravent : jardin cyclable à la française : chèvre frais yuzu timut : poutres : glaces bältis sous lampadaire de tilleuls : bus vide de la nuit : Tour Saint Jacques mal famée : escalators et RER B : table ronde et miroir au café éthiopien : bentos pieds au-dessus de l’eau : alcôves damassées cocktails proposals de projets : déluge sur zinc : roulé à la pêche : des trains bleus et une violette : RER B.
Robert Delaunay, Guillaume Apollinaire, Les Fenêtres. Paris: Imprimerie d’André Marty, 1912. Catalogue imprimé à l’occasion d’une exposition de tableaux à la galerie Der Sturm de Berlin. À droite une lettre de Sonia Delaunay rédigée à l’encre rouge, datée du 3 février 1914, adressée au critique Roger Allard. Christie’s.
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des toits bêle ce matin. Bleu et vert d’eau, aux cansons épais aquarelle frottés de pastel – perchés dans le ciel, la terrasse de bois échardé sous les pieds nus. Basques les troupeaux, séchés en jambon, et la pulpe des framboises éclatée dans la bouche. Jamais on n’est rassasié et le temps n’a pas trouvé l’échappatoire, il a glissé dans la torpeur sur le zinc surchauffé, le ciel éclate comme la pulpe, l’air estival et frais, l’épuisement, de lin et de mousseline.
Crépitant sur les mailles directrices, des pensées tamisées, la perspective d’obtention d’un demi poste en symbiose, et la First Light de l’Observatoire Vera Rubin. Les mille astéroïdes sillonnant le champ de vue dès la première nuit et la Galaxie inondée d’étoiles, à en blanchir l’univers dans un paradoxe d’Olbers.
Son : Stacey Kent, Colin Oxley, David Newton, Jasper Kviberg, Jim Tomlinson, Simon Thorpe, I’ve Got A Crush On You, 2000
Jacques Camus, Les fleurs bleutées, lithographie et pochoir, 1933
Le soleil est tombé, mais il fait toujours 36 degrés à l’ombre Un vol de perruches au croissant de lune Un chat en boule sur le toit d’une voiture calé sous l’antenne K. tape dans un ballon de baudruche à l’effigie de mon laboratoire en scandant : « Marguerite Duras ! Alexandre Dumas ! »
Ici, la nuit tombe sans transition. L’air est fluide et ma robe noire s’y coule, le long bandeau qui ceint ma taille bat le haut de mon genou. Dîné dans un izakaya avec mon oncle et mes parents, en pèlerinage administratif par hasard au même moment que moi. Je les écoute comme ils évoquent, mon père et son frère, la perte d’intérêt du Japon pour son Histoire, les rangées de maisons traditionnelles à Yokohama – premier comptoir ouvert vers l’Occident –, mai 68 et les émissions radio nocturnes, qui étaient le réseau social de l’époque. Trois sake différents commandés sur une tablette électronique et descendus dans la foulée, ma mère dans sa réserve sympathique à côté de moi. Tous les trois persuadés que je suis une personne hautement importante, puisque d’ailleurs j’ai voyagé en Premium, n’est-ce pas ? Je suis douce, j’absorbe avec verve mais ne le montre pas, je parle peu de moi. Ma robe a posé une peau fluide, elle me permet de tout être, dans mon rôle et dans la distance juste.
Ce n’est pas seulement la robe, et je le sais, lorsque je rentre à l’hôtel, ces sons électroniques éthérés et faciles qui circulent en moi comme circule le bruit de la ville. Je passe devant l’entrée du onsen, celui de nos bains nocturnes avec O., au printemps dernier. Je lui écris : « À Ueno, il ne manque que toi. » Une maman attache sa fille sur le siège vélo à l’arrière d’un conbini, dans une boutique qui ferme, trois grands-mères discutent autour de sacs plastique en vrac. Je vois – comme c’est heureux d’avoir les yeux de nouveau ouverts – je perçois le vertige des vies quotidiennes parallèles, qui me saisit encore plus ici, car les lignes sont millimétrées et ne s’intersecteront effectivement jamais.
Depuis la chambre fonctionnelle de mon business hotel, le Tokyo Skytree fait son show océan, et juste devant ma fenêtre, blanche et insolite, cette coupole d’observation.
Son : Christopher Deighton, Peter Gregson, To See Beyond, in Visionary, 2017
Vue de la fenêtre de mon business hotel, vers la gare de Ueno, Tokyo, mai 2025.
Éléments d’architecture et de bipolarité – troisième volet de la série du 1er mai.
Sur le chemin du café hipster dans la nuit chaude La nuit qui sent le miel et le figuier
Croisé les phares de trois chats un gris allongé sur une sortie d’égout un noir et blanc broutant des pétales de nepeta un tigré en embuscade planté debout Se retournant à mon passage
« Tiens, voilà la folle. »
Croisé l’espèce de sourire de trois humains Un moche à chemise, bedonnant et promenant son chien Une à lunettes épaisses, comme sa bouche, rouges et rondes Un trentenaire à barbe drue revenu d’un tour du monde Se retournant à mon passage
« Tiens, voilà une folle. »
Si hagarde ? Ou peut-être juste le ruban dans le dos de ma robe les uns et les chats voulant jouer avec.