Choses incongrues et jolies

Des catalpas romantiques enfin en partage 
Les yeux rouges des autres
Un tonka au darjeeling et une pomme de terre
L’immobile jardin d’hiver
Les jonquilles de décembre
Paris la nuit au seuil de Noël, tout au bout de ce jour

Son : Georg Philipp Telemann, Concerto for Recorder and Flute in E Minor, TWV 52:e1: Largo, interprété par Daniel Rothert, Elke Martha Umbach, Kolner Kammerorchester, Helmut Müller-Brühl, 2003

Kent, déc. 2024

Fragments de fin d’année vii.

Alors on a crayonné des sous-bois à la lumière déclinante, entre un mur de pierres et des pavillons blancs, tracé une allée pavée coulée de pumpkin latte, acheté cent trente-quatre euros de chocolats, la chocolatière m’en a offert deux, ganache matcha. On disait, je disais, me disais : on ne sait plus, à force, quel est le monde parallèle et le réel, celui qui revient en pointillé et celui qui nourrit l’autre, on ne sait plus quel est le roman, ce qui est écrit et ce qui vit. Les deux, et pendant tout ce temps, A. grimpait Debussy dans les airs.

Son : Claude Debussy, Children’s Corner, CD 119: I. Doctor Gradus ad Parnassum, interprété par Lang Lang, 2019

Forêt de Verrières, nov. 2025

Fragments de fin d’année vi.

K. est décédé d’un accident, brutalement. Une compagne, deux gamins. Un laboratoire (le mien) sous le choc, et toute une communauté de même.

Je parcours sans courage les photos, les témoignages partagés, je songe à analyser cette tristesse collective et me ravise. Il n’a pas dit adieu, et c’est peut-être pour ça que je ne suis pas en angoisse – encore un truc dont il faudra que je le remercie.

Son : Nadia Kossinskaja, Oblivion, in Guitar Dreams, 2020

Jean Arp (Hans Arp, dit), Papier déchiré, 1932, Centre Pompidou

Fragments de fin d’année v.

Sur la table ronde, insupportablement pleine de piles
C. a cherché un endroit « sérieux » pour m’emmener dîner
du sanglier parmi six assiettes, le vin minéral, le chef et des cailloux du Gobi que j’ai déballé de mon lange japonais / je voulais rester là

Le lendemain, j’ai traversé la grande dalle de Jussieu et on a bu du vin Élodie Balme, le saucisson était truffé et la tome fleurie, le magret fumé.
O., grave et léger –

Stop fermé mon tel / je m’échappe dans la pénombre. le marché fait du boucan, je m’assoupis quelques minutes.

Puis je reprends les monceaux d’appels et de messages / à chaque fois que je me réveille, le reflux de l’impossible ce n’était pas un rêve.

mais il y a tu vois un fil de personnes sur lesquelles on pose le bras, qui sont là. et on continue, ensemble

Son : Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Quiet Ensemble (IT), Solardust, 2023, at Into The Light, Grande Halle de la Villette, juin 2025

Fragments de fin d’année iv.

Irritée, viscéralement
quand on me présente des règles creuses
aux cailloux dans les chaussures et sable dans les rouages

alors : je décide de transmuter cette irritation en leçon de négociation
mon coach dit Ne pars pas tant que tu n’as rien obtenu.

ce soir-là, je lis une histoire de cheval dans le Journal Officiel ; j’énonce, in disbelief, que je la troquerais volontiers contre la redescente de mes crédits ERC. pour pouvoir réaliser ce qui me semble juste

Son : poésie nonchalante pour accompagner et lisser ces irritations administratives, Robert Schumann, Fantasiestücke, Op. 12: 1. Des Abends, interprété par Arthur Rubinstein, 1999

Carreaux-de-pavement-DS-4088 – N° Inventaire : DS 4088, Musée de Cluny, Paris, Période : 4e quart du 13e siècle

Fragments de fin d’année iii.

réveil – l’air est mélodieusement compressé/décompressé par Chopin, ces derniers temps, A. emplit la maison de musique : ses quatre morceaux de piano (Chopin, Debussy, Beethoven, Moszkowski), et des sonorités de cor qui s’arrondissent, comme il vise et atteint les notes dans un pointé précis – tout est une question de résolution angulaire dans le multi-sensoriel de la vie

Son : Frédéric Chopin, 24 Préludes, Op. 28: No. 4 in E Minor, interprété par Martha Argerich, 1987

Tiffany lamp, Blue Wisteria No. 342, [détail]. Designer: Clara Driscoll, circa 1901, Tiffany Studio, New York

Fragments de fin d’année ii.

V. se lève pour jeter l’emballage des papillotes au chocolat noir. Campée dans ses baskets, son pull à mailles, et sa tasse de thé bien tenue, pour ne pas laisser s’échapper, ni la tasse, ni le reste :
— Tu donnes l’impression que toutes les tâches sont fun, même quand c’est pénible. Moi, je me nourris de ça, de ton énergie.

Elle a les yeux clairs qui pétillent. Elle glisse encore, avec une sorte de malice – quelque chose de la maman-tigre, de l’amie, de la collègue aux coudes serrés, de l’absolu et rassurant soutien enveloppé dans une humanité douce :
— J’aime beaucoup travailler avec toi. 

Son : Antonín Dvořák, Songs My Mother Taught Me (From Gypsy Melodies, Op. 55, B. 104), interprété par Sumi Jo, PKF – Prague Philharmonia, dir. Ondrej Lenard, 2019

Highgrove’s Wildflower Meadow, papier-peint par Sanderson au motif adapté d’une archive française sur le « Wildflower Meadow », développé en partenariat avec le King’s Foundation, détail

Fragments de fin d’année i.

22 novembre 2025. il fait très froid, j’ai acheté des petites bricoles pour remplir le calendrier de l’avent, je vais à l’audition de piano de A.
qui jouait du cor plus tôt, et me montrait les mouvements de lèvres
Susanna ce matin au café hipster pour papoter femmes de science
ce que nous sommes, ce que nous ressentons, et autour ce monde qui n’arrive pas à changer, malgré tout

Son : Anton Bruckner, Symphony No. 4 in E-Flat Major, WAB 104 “Romantic” (1886 Version, Ed. Nowak): III. Scherzo. Bewegt – Trio. Nicht zu schnell. Keinesfalls schleppend, interprété par le Wiener Philharmoniker, dir. Claudio Abbado

Rosemåling, dans l’église Uvdal Stave, Buskerud, Norvège, Photo: Frode Inge Helland, 2005

Nantes

Nantes : blanche et lumineuse, aux façades aux traits pas droits, construite sur pilotis
du ciel clair et la pluie, l’un puis l’autre
un café avec V., la connivence
pendant que mon éditeur court de libraire en libraire
beaucoup d’amour à la conférence-dédicaces, et des jeunes filles timides
X m’écrit : le procès, le verdict, ce que ça remue deux an après
le contrat pour le transfert des running costs qui tombe, c’est Noël
des huîtres, des huîtres
des murs bleu nuit, des draps blancs, des œufs à la coque
une petite lune toute douce qui compte quarante minutes
dans le train, j’ai ôté mes chaussures, comme d’habitude. j’avais faim

Restaurant La Cigale – déco intérieure Art Nouveau (détail), 1894

Cache-cache Maillol

En convalescence, me suis traînée à Paris pour dévorer onigiri, korokke et hijiki dans une obscure cantine japonaise, puis sur les lourdes chaises kaki, un daifuku à la crème de passion. Cache-cache langoureux entre les statues de Maillol, qui se sont mises à luire dans l’éclaircie, adoucies, allégées, gracieuses soudain. À l’entrée du jardin des Tuileries, un monsieur trempait une longue ficelle dans de l’eau savonneuse et la dépliait.

Jardin des Tuileries, novembre 2025
Maillol, Jardin des Tuileries, novembre 2025
Maillol, Jardin des Tuileries, novembre 2025