Gobi [6]

Je me réveille d’un sommeil lourd, nous sommes déjà au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace ; du ciel, je vois cette guirlande, village de lutins, de fées dans des chaumières. Je suis dans un film d’animation, Klaus, Polar Express.

Dans la couche fine de mes paupières scintille la guirlande de mes seize ans. Au décollage de Londres, l’excursion à Cambridge, ce jour de décembre 1998 où ma vie a changé. Non ! où j’ai changé ma vie.

En ce moment tout est complexe, et je ne me jette pas à corps perdu dans de la célébration folle, même si je le pourrais – c’est ça peut-être la maturité ? Tout est d’une richesse heureuse, tout réussit, je sais pourtant d’où chaque élément provient, il n’y a pas une once d’impostrice dans ce que j’empoigne aujourd’hui. Je sais la joie dans laquelle j’ai construit, mais je sais aussi à quel point j’en ai chié et je peux compter à la jointure de mes neurones les cicatrices du vécu.

Alors je les touche une à une, et les larmes surgissent à chaque toucher, le souvenir des difficultés, des violences, le souvenir des émotions réelles derrière les histoires plaquées, réécrites ici dans une procédure d’auto-persuasion mythomane, ces souvenirs que j’accueille un à un et que j’embrasse, parce que ce sont eux qui m’ont faite, qui me tiennent aujourd’hui debout, à cette place qui m’est si chère.

Je brasse, sable, cailloux, grands ciels aux tons blancs, je brasse des dunes de colère et de réalisations, de tristesse et de compréhension. Je brasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette grande gratitude.

La gratitude à être et à avoir été. Et à tous ceux qui ont été merveilleux, ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, qui m’ont laissée intacte dans ce que je suis. Gratitude d’avoir su rester intacte.

Il y a encore tant à faire, que je souhaite faire. J’ai toutes les clés en mains maintenant, pour faire. Quelle chance inouïe.

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !

— Paul Valéry, 1920

Son : Antonín Dvořák, The Water Goblin, Op. 107, B. 195: I. Allegro vivo, interprété par le Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle.

Au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace, oct. 2025

Gobi [4]

33 antennes. Et une dizaine avant d’être rodés, d’avoir le protocole.
Je dis plus tard à F. que je me sens en sécurité avec lui – dans le DISC de William Moulton Marston, il est bleu-protocole, je suis rouge & jaune-je-fonce-et-sur-un-malentendu-ça-va-passer, et ça se sent dans notre façon de faire ; la complémentarité.

C’est moi malgré tout qui propose de capituler à la nuit tombée, en l’absence de lumière, comme on lutte dans les bancs de sable pour trouver l’antenne suivante. « Ce serait bête de se blesser pour une mesure supplémentaire, » dis-je, déguisée en expérimentatrice prudente et raisonnable. En rentrant, on se jette sur les nouilles fraîches et les viandes épicées concoctées par la cuisinière, le réconfort du désert.

Le soir dans la Work Room, O., V., Bohao et les autres se battent avec la stabilité de leur code de trigger, F. fait un premier tri de nos données. Xx et Px font des aller-retours dans le noir pour tester des cartes électroniques modifiées sur une unité proche. Je suis lessivée, lutte contre le sommeil, et planifie sur une carte en papier la campagne du lendemain : il ne faut pas se tromper, nous levons le camp à 14h et il nous reste 30 antennes. J’optimise le chemin, on a mieux appris aujourd’hui comment parcourir le désert : repérer les routes et les détecteurs, et que les rivières coulent Nord-Sud.

À un moment, j’abdique, enfile mon pyjama, mon duvet, et m’allonge de l’autre côté du rideau qui me sépare de la cuisinière qui ronfle déjà. J’entends dans la pièce d’à-côté les autres travailler et réfléchir à coups de contrepèteries jusque vers minuit, quand O. passe sur la pointe des pieds, éteindre le beacon dans ma chambre. Je suis dans un demi-sommeil ou je dors déjà, extinction, nous plongeons tous dans la nuit du Gobi.

Son : Sergio & Odair Assad, Escualo, in Sergio & Odair Assad Play Piazzolla, 2001

Campagne de mesure de l’orientation des antennes, désert de Gobi, oct. 2025

Gobi [3]

Jour 3 : on remonte sur les toits, on part remettre des jupes sur les antennes, mes petits doigts à la peau arrachée passent dans des rainures étroites pour visser, je trace des spectres de nouveau, tout roule sans accroc, et puis F. débarque enfin juste après le déjeuner, avec son sac et son couteau suisse décoincés de la sécurité de l’aéroport de Shanghai – sous nos d’applaudissements.

C’est Noël pour lui et moi ; nous piaffions depuis deux jours. Enfin, nous allons jouer avec l’instrument RTK développé et conçu les dernières semaines. Une tasse de café à la main, nous grimpons sur les toits, déployons nos câbles, nos petites antennes GPS en forme de bouchons et les clips d’argent triangulaires imprimés sur la machine 3D du laboratoire. Une bonne heure plus tard, nous partons en 4×4 tester notre équipement sur la première antenne en vue. Nos ombres sont déjà immenses sur le sable, tout en haut de l’escabeau, à décorer notre arbre en inox, nous atteindrions presque l’horizon, tout au bout du plateau de Xiaodushan, là où les concrétions se dressent pour délimiter le ciel de la terre.

F., avec une douceur et une geekitude qui me font fondre, m’explique les commandes qu’il a implémentées sur son application Android. L’orientation des antennes est mesurée à la fraction de degré près. Elles sont beaucoup trop décalées par rapport au Nord pour être facilement corrigées. Nous rentrons pour en discuter avec les expérimentateurs. Pendant que F. dépèce les données prises, devant la réalité du terrain et des équipements, je propose qu’on se contente d’enregistrer toutes les valeurs d’inclinaison et de corriger ensuite les données d’autant, dans le software. Le plan est validé. Nous dînons de cartilages de porc en ragoût et de divers légumes épicés, et préparons les mesures que nous ferons, en quadrillant le terrain les deux prochains jours.

Son : le groupe phare de la jeunesse de Pf et Zy, mis à fond et en boucle par Ty, le staff local, dans le 4×4 à 100 à l’heure sur les pistes : Beyond, 海闊天空, 1992

Plan des détecteurs et des routes du prototype de G., sur une centaine de kilomètres carrés, lors de notre campagne de mesures de la direction des antennes, oct. 2025

Gobi [2]

Le lendemain, je reste couchée une partie de la journée, HS. O. s’est abonné au trou dans le sable – ça fait partie du folklore rigole-t-il entre deux pit stops et analyses de données. Moi, c’est plutôt vomi-dans-un-sac-en-papier et sensation continue de gerbe, enfoncée dans mon duvet, couverture chauffante sous les fesses. Pf a dû installer les appareils de beacon dans ma chambre, alors j’ai les va-et-viens des uns et des autres qui testent les signaux envoyés aux antennes – O. surtout, prenant tranquillement de mes nouvelles. T’inquiète, je réponds, et il sait à mon ton que ça va aller, il ne manquerait plus que tout le monde me voie comme la fille faible, la cheffe en robe déguisée, qui ne sait pas se tenir sur le terrain.

En fin d’après-midi, je déclare que je vais mieux. Je vais me promener longuement jusqu’aux antennes les plus proches, et les cailloux tracent leur ombre au sol, donnant au désert un nouveau relief. J’ai une révélation que j’ai urgemment besoin de partager avec O. Je l’interpelle à mon retour, alors qu’il maintient un escabeau pour Pf, en plein démontage de beacon.

« Tu sais ce qu’on faisait il y a exactement un an ? 
— Ouais ! On était ici, et on taffait comme des porcs sur l’ERC.
— C’est quand t’as dit : It’s a good thing we came to China, this way the sun never sets on H. [le nom du projet].
— J. avait adoré. »

Pf. m’embarque sur les pistes pour enlever les jupes aux antennes de la veille. O., V., Fr. ont bien avancé sur leurs tâches, la valise de F. arrivera dans quelques heures après 20 coups de fils de Pf, je monte sur les toits dans la nuit à la frontale, défaire l’installation des systèmes de mesure. J’ai retrouvé l’appétit pour les gros morceaux de mouton bouillis. « Suis content ! » répète O. Tout le monde est défoncé du froid, de la tension et de la nuit courte, je reste seule un moment dans la Work Room les doigts gelés, les yeux explosés, à écrire quelques notes. À quoi bon être ici, sur le terrain, si je ne le vis pas avec des mots ?

Son : RAYE, The Thrill Is Gone, My 21st Century Blues, 2023

Une petite fleur du Gobi, en fin d’après-midi, octobre 2025

Gobi [0]

Pendant les trois jours suivants, j’ai préparé avec F. le matériel pour faire la calibration de la position des antennes ; et mon duvet, des lingettes, des capsules de café. O. m’écrit tous les quarts d’heure : « On a eu l’ERC. » J’ai troqué ma robe bleu nuit du Festival du Monde, ma robe rouge assortie aux fauteuil de l’amphithéâtre, contre une polaire et un jeans de chantier. J’ai serré O. dans les bras au check-in de Charles de Gaulle : « Il paraît que t’as eu une ERC ? » j’ai embarqué pour Shanghai parmi une ribambelle de mecs joyeux, intelligents, et si gentils. Puis pour Dunhuang, où on a rejoint nos collègues chinois, dont l’adorable, brillant et apaisant Pf.

À la sortie de l’aéroport, dans la nuit de Dunhuang, ça sent le bois brûlé dans l’air froid et sec, V. le fait remarquer. Je réponds : ça sentait comme ça l’année dernière. Et en Argentine aussi, il me semble. C’est peut-être une odeur des villes oasis.

À l’aube, je profiterai de ma dernière douche avant une semaine.
Je repars sur le terrain, dans mon désert de Gobi. Quelque chose vibrionne et en même temps prend le sable et les coulures du vent.

Son : Mário Laginha, Mari Samuelsen, Julien Quentin, Coisas Da Terra, in Life, 2024

Aéroport de Shanghai Pudong en bonne compagnie, avant de partager des xiaolongbao, oct. 2025

ERC Synergy : le roman fleuve [créer l’impossible]

07/09/2025. Je ne sais pas ce qui se passera, mais ça en valait la peine. Ces dernières semaines, j’ai fait taire le bruit du reste pour fabriquer cet espace et me préparer à l’audition. Plusieurs mock interviews, des séances de coaching tout l’été, des centaines de messages échangés sur le chat de l’équipe, des soirées à faire du Q&A avec P., des déjeuners et des cafés, avec les collègues, mon éditeur-aux-yeux-bleus, mes garçons, tout le monde embrigadé dans mon aventure, dans notre aventure. Car nous sommes quatre, et notre marathon en symbiose va voir son apogée. Mon train file vers Bruxelles, traverse le Nord, les champs plats et les éoliennes, un ciel gris à l’horizon biffé de lumière rose. J’emporte avec moi la magie des quais de RER, les rails en ligne de fuite, j’emporte des univers qui s’ouvrent comme des porte-fenêtres. Quoiqu’il se décide à la commission européenne, quoique nous rendions, quoiqu’on nous rende : je suis exactement à la place où je dois être. Voiture 1, place 64, pour créer l’impossible, pour créer la rencontre. Et ça me rend follement heureuse.

Son : Créer l’impossible, créer la rencontre, dans ce billet de Mosimann, sur France Inter.

Bruxelles, septembre 2025

Follow the light

heureusement, on m’entraîne dans des petites librairies envahies de livres anciens, on me refourgue un nrf, je me retrouve sur une chaise de paille dans une église, devant un tiramisu au matcha à côté d’un manchot et son bébé au pochoir sur la pierre crème, heureusement j’abuse de mes droits de directrice pour jouer aux antennes RTK avec F. dans la nuit et le week-end, je regarde l’hypnotique déroulé de l’imprimante 3D, les pièces à fixer sur nos antennes dans le Gobi pour mesurer les positions exactes par GPS. Dans mon bureau aux chaises damassées japonaises turquoises, à côté du kakemono de Tao Yuanming, sur la grande table de réunion vieille comme l’institut, nous bricolons les boîtiers et les cartes électroniques, puis parlons avec 15 satellites qui envoient leurs phases. les messages d’un autre monde continuent de couler comme l’ombre roule dans mon vaste bureau de directrice, j’écris d’entre une forêts de GNSS à des trains qui filent, on m’accompagne, on me lit. on me lit (!) et j’aimerais expliquer que c’est là que réside la chose qui bat et qui vibre, tout le reste est facile d’accès, d’entrées multiples, mais pour ça, il n’y a qu’une seule porte et quand on prend la peine d’y pénétrer, d’y fureter, c’est là

Son : Armel Dupas Trio, Follow The Light, in Lookin’Up, 2022

Paris, octobre 2025

And just like that…

Genève m’a écartée de la combustion cérébrale.
Samedi matin, on a pris le train pour rentrer à Paris, pendant que je rédigeais des synthèses pour la direction, la pluie s’abattait sur les vitres comme un plongeon, une noyade, ou l’Écosse. Le train avançait et moi j’émergeais de l’eau. Soudain la lumière et l’air par grandes goulées, dans ce double mouvement de translation diagonale, and just like that...

Genève

Je n’aime pas les villes suisses et les villes alpines en général. Je n’aime pas les grosses conférences qui brassent les sessions parallèles comme des usines à débiter des proceedings, des posters et des talks. Je n’aime pas avoir cette section efficace si large que mon libre parcours moyen est deux mètres pendant la pause café et de dix mètres quand je sèche les sessions et traverse le hall.

Cachée-perchée dans la vieille ville, de café hipster en café hipster, traversant le Rhône aux effluves d’eau vaseuse, je fais-ce-qu’il-faut. Les dossiers, argumentaires, slides de direction, les corrections de manuscrit de thèse, la préparation de l’ERC…

Andromeda passe en coup de vent, une soirée animée, par dessus des linguine alle vongole, elle déclame à la cantonade, sa vision sur la politique, la politique américaine, russe, palestinienne, israélienne, son téléphone surveillé, sa force optimiste, sa position de challengeuse, je me suis demandé : est-ce parce qu’elle n’a pas d’enfants qu’elle arrive à penser ainsi ? Que le monde est une sinusoïde, qu’il faut juste être né dans la bonne vague, que tout ça va remonter, et de discourir sur la force du local, la déconnexion du Congress avec les questions du peuple, The Narrow Corridor, le pragmatisme intelligent.

Tony m’écrit : « Ce qui me touche chez toi, c’est ta posture un peu punk. » et cette question sur laquelle plancher pour mon personnage de Voix Traversante : « Où allons-nous ? »

Les glaces sont bonnes et chères ici.

L’équipe G., ses bars, ses dîners, son groupe Whatsapp Toblerone à la déconnade hilarante, le sérieux massif de ses présentations en enfilade. O. : sa solennité émouvante lors son talk, et J. ouvrant le bal comme si de rien n’était, simple et brillant.

Il m’arrive des choses étonnantes. Des coups de fil. Des « Tu pourrais réfléchir aux conditions sous lesquelles tu envisagerais d’accepter notre offre ? » Des courbettes, des chapeaux, des sourires, des signes de la main, des poignées de main.

Rien ne me fait vibrer. #EncéphalogrammeEmotionnelPlat

Plan de Genève, avec un plan de la Genève ancienne et un plan de Genève en 1715, C. B. Glot, auteur modèle, Meyer, ingénieur, Grenier, auteur modèle, François Monty (1778 – 1830), diffuseur

Été 2025 [2]

Été.

Je repense à ces séries d’étés révolus, aux cœurs et aux amour-propres brisés. Le départ et le retour des bois pennsylvaniens, l’étrange quiétude qui m’habitait alors sous le chaos, la force en sous-jacence.

Été 2025, et assez. Assez des ballottages hypocrites dans des sphères médiocres et sans science, assez des échiquiers à couteaux tirés aux règles inventées sur le tas, assez des méandres tortueux de l’esprit, des langages compliqués, des constructions bancales, assez des fous, des fake news, assez de courbettes aux déjeuners mondains insipides et sans corps, assez !

C’est le moment ou jamais d’être là, dans l’instant, sans me tromper, les yeux grands ouverts, les pieds l’un devant l’autre, funambuler sans trébucher

(et écrire, écrire bien sûr, pour permettre la respiration et la ponctuation)

trois mois, jusqu’au couloir de l’automne – et nous verrons ensuite : serai-je vivante ? où en sera la collaboration G. ? où en seront les États-Unis ? le monde ? et il sera alors temps de prendre les décisions suivantes. et de me coucher.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Nathan Paulin funambule © Chaillot – Théâtre national de la danse

Et un peu de Nietzche dans la foulée pour s’obscurcir le cerveau :

Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine (…) il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? (…) L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abyme… »

— Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883