Aux visages sereins ou alors résignés ? impassibles ? Des milliers de poupées de terre cuite plus grandes que nature, et en miettes assemblées une à une, ligotées sur des civières.
Ce premier Empereur de Chine, son tombeau kilométrique, sa rivière de mercure et ses massacres pour en garder le secret, les unifications de langue, de monnaie et de contrées, a réussi son pari d’immortalité en laissant des puzzles et des histoires pour les quatre millénaires suivants.
« Tu dors plus jamais, toi ? » m’écrit O., en transit à Doha. Je lui réponds crânement : « Ouais, trop mauvais pour la santé. »
Il faudrait pourtant arrêter – de ne pas dormir. J’oublie le prénom de mes collègues quotidiens, mon téléphone dans la chambre d’hôtel, mon cerveau semble atteindre ses limites.
Au petit matin, après une nuit à éditer et écrire ma proposal européenne, je sors de mon hôtel luxueux pour aller voir ce que c’est que Xi’an. Ville chinoise interminable, propre, moche, bruyante au traffic oppressant. Il fait frais et beau, avec un film diffus appliqué sur le ciel. Les vendeurs ambulants font sauter viandes et légumes, étuver des brioches ; les dames en tailleur et talons les achètent en payant avec WeChat Pay et en avalent de grosses bouchées alors qu’elles se hâtent à leur bureau.
Et les vieux balayeurs et balayeuses, dans leur travail tout aussi infini que la ville, avec leurs balais traditionnels, aux longs crins de branchages.
Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.
Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.
À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.
Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987
Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.
Avec aplomb, j’ai entraîné ma petite foule enthousiaste au Miller’s Pub et à Blue Chicago, et dans les avenues inquiétantes du Loop dans mon propre pèlerinage. Jusqu’à la dernière minute, avec tant de joie, j’ai peaufiné ce travail entrepris collectivement depuis des semaines : faire résonner les présentations des uns et des autres pour construire une storyline unie. C’était joli, notre session G. où nous nous renvoyons des gentillesses et nos expertises au fil de nos propos. Et ce sera toujours ça que je mettrai en avant dans G., le plaisir du partage.
Mais ce rôle, c’en est un, et il vient avec un coût. D’habitude, nous faisons ça en duo avec O. ou avec les membres de la direction de mon laboratoire. Cette semaine à Chicago, j’étais seule responsable – responsable de l’élan positif, de protéger mon expérience contre le scepticisme clanique, introduire du liant pour être acceptés dans une communauté déjà constituée.
Dans les coulisses, seule à chercher à résoudre, encore et encore, les problèmes des autres, et prendre entre les bras les larmes et les chaos, avec un lot de blâmes, d’insécurités de jeunes et de moins jeunes.
Et quand tout est terminé, les résultats sortis, les étapes franchies dans G., les présentations brillamment données par toute l’équipe, et le networking effectué, la représentation achevée, je sais le travail accompli par tout le monde, le mien aussi… et je fais un vol plané dans le néant et l’épuisement.
La nuit tiède de Chicago m’accueille à la sortie du concert. Je me coule dans son scintillement, la Prudential tower, Michigan Avenue… je rejoins mon ancien doctorant S. (en co-encadrement avec O.), sur un rooftop bar, tout en haut de la Carbon & Carbide Building faite de dorures centenaires. Il me suit avec enthousiasme dans mon « luxe scientifique », les cocktails et les lames de poisson translucides sur des billes de yuzu, pendant que nous constituons sa présentation de vendredi. Tout n’a pas toujours été très simple avec S. pendant sa thèse et la pandémie. Mais ce soir nous partageons les ragots et le plaisir de présenter G. au monde, et maintenant tout est si simple : la façon dont il saisit à la volée les résultats tout nouveaux que je lui mets sous le nez, la logique stratégique, les affinités humaines. Nous marchons jusqu’à deux heures du matin le long du lac Michigan, jusqu’à North Avenue Beach où nous faisons des selfies avec la plus belle skyline de la ville.
J’aime comme enfin nous nous retrouvons : il n’a peur, ni de se coucher tard, ni de préparer ses transparents à la dernière minute, de présenter des analyses qu’il n’a pas faites lui-même, pour la collaboration. J’entends dans ses prises de position ma voix et celle de O. et cela me touche. Je suis émue de le voir ainsi grandi, de le voir interagir avec aisance avec tous les membres de la conférence, et être si bien intégré parmi les jeunes. Émue surtout de découvrir cette force tranquille que je ne lui connaissais pas.
C’est toujours le meilleur moment, d’observer l’envol de ceux dont on a ébauché la carrière. Vendredi, pendant son talk, O., qui suit la conférence en ligne depuis Paris, m’écrit :
« Il est bon quand même ce con. — Ouais. Faut absolument qu’on lui trouve un poste. — Je suis sûr qu’il en aura un. Il est trop bon et motivé pour être mis de côté. »
Ou alors c’est moi qui ai écrit la première ligne… Entre O. et moi, c’est toujours heureux, cette intelligente interchangeabilité. Et notre fierté et affection commune pour notre progéniture.
Chicago depuis North Avenue Beach, la plus belle skyline de la ville ! Juin 2024.
Il fait chaud et humide, trente degrés en mai. J’ai envie de me jeter sur toute la nourriture étalée dans les rues. En haut des murailles, le silence et l’irréalité, cette juxtaposition de tuiles ondulées comme la mer – la vieille ville – et l’acier bleu des gratte-ciels, les montagnes en explosion de verdure tracent une ligne fourbe à l’horizon. Je m’attendais à des odeurs, du bruit et de la saleté. Mais tout est propre, les véhicules électriques ont éteint les grossièretés sonores, il ne reste plus que le brouhaha humain qui se perd dans l’espace. Je comprends peu au dédale géographique, à l’Histoire millénaire de la ville, aux colorations confucéennes des âmes. Une rivière verte serpente entre les façades blanches reconstituées. Je déniche un petit café bobo et m’y pose avec mes pages imprimées et un stylo.
Quadrillage tridimensionnel pour habiller la topographie, de tours et d’avenues droites, dans une verticalité rampante et moderne – quelle différence avec l’Amérique latine. Puis des enfilades d’îles comme des friandises, et des paquebots qui tracent leur bave blanche et courbe, les attroupements de canots touristiques autour de roches paradisiaques transperçant la nappe bleue. Vue du ciel, Hong Kong a des airs d’Adriatique asiatique.
L’Adriatique vue du ciel par Hayao Miyazaki, dans Porco Rosso, 1992
Je suis arrivée pleine de nœuds et d’imposture. Je repars nourrie, portée par les connexions et les perspectives. Par les appréciations réciproques de toutes ces belles personnes, la tendresse complice avec O.
Je suis arrivée et les cerisiers brillaient dans leur éclat dentelé. Je repars, les pétales ont chu, mais les buissons vert lustrés se sont parfumés et enguirlandés de bouquets blancs et magenta.
Les azalées prennent le relai du printemps.
Juste avant de prendre l’avion, cet animé en live qui se détache sur le ciel, lors d’un crochet à Hamariku-koen, Tokyo, Avril 2024
Au réveil, je m’aperçois que mon vol n’est pas aujourd’hui mais demain, et je me retrouve avec une journée sur les bras. Temps magnifique, les cerisiers sur leur fin, je vais me promener sur la berge de la rivière Sumida, mange diverses bricoles, et puis… sans prévenir la solitude me renverse. Soudain la ville bruissante de monde me happe et me propulse dans l’absence de sens. Où que je me tourne, je me sais si bien accompagnée et pourtant il n’y a personne qui peut remplir ce manque-là, ce début d’angoisse qui trace une ligne jusqu’aux confins de la mort, aux petites heures silencieuses de la vieillesse, aux inutilités des jours vécus, l’Univers s’étale et m’échappe comme une immense nappe de vide.
Je ne retrouve un semblant de paix qu’au moment où je m’installe sous les grands arbres des jardins du Musée National de Tokyo, que je dégaine mon ordinateur, et que je travaille. Les pétales de fleurs de cerisiers échouent sur mon clavier, leur fente rosie, leur pointe blanchie, la lumière qu’ils captent dans l’ombre. Je repense à cette conversation avec M.-l’élégant, qui me disait : « It’s terrible how I don’t know anymore what to do with free time. Seems like work has become the only way to fulfil myself. » Je lui avais répondu, pour faire ma maligne : « I don’t know anymore what to do with myself. »
O. – quel naturel. Je lui fais découvrir mon Japon, et il adopte tout sans l’ombre d’une friction, avec enthousiasme, appréciation et respect, … et son humour stupide qui pourtant me fait rire aux éclats, en lui assénant des « T’es vraiment trop con. » Je m’aventure avec la nourriture, l’emmène au onsen, et tout lui plaît. Il ne me questionne en rien, se coule dans tout, y compris dans l’interaction avec nos très chouettes collègues japonais, avec lesquels il se conduit parfaitement, attentif aux couches culturelles que je traduis et il m’écoute, s’ajuste. Il porte en lui cette ouverture internationale et cette capacité caméléon éprouvée pendant ses cinq années de détachement en Chine. Nos longues heures de trajet nous permettent de discuter, de travailler, d’avancer – comme toujours les choses sont simples et convergentes. Le soir, quand le vent se lève et que j’ai froid, il enveloppe un bras autour de moi, et nous continuons à parler de la collaboration G. en marchant vite. Nous dînons tôt, car nos réunions avec l’Europe sont en soirée : moi éméchée et rosie de sake, nous nous retrouvons autour d’une petite table dans sa chambre d’hôtel, la vidéo affiche ses vêtements sales suspendus sur le mur derrière nous – ce qui fait rire l’assemblée et détend l’atmosphère –, et je précise lourdement que non, nous ne partageons pas la même chambre.
Osoba-yasan, vers Shin-Okachimachi Station, Tokyo, avril 2024