Varsovie [3]

Cent autres films de plus à vivre au meeting de collaboration G. La suite de la semaine, c’est pierogi et shots de vodka au tabasco. Des résultats brillants à la teneur futuriste, des promenades interminables sous les grands arbres qui content le père disparu de Ma. en débit saccadé, le cœur brisé de M. dans un lobby d’hôtel moche, dans des bars et des restaurants, dans le couloir du meeting, la bande de jeunes de notre équipe qui fait ma psychothérapie : « Mais c’est trop la classe ! Faut le faire ! » [une actrice connue me propose d’intervenir dans un documentaire cinéma qu’elle réalise]. C’est l’incroyable croisement géographique et cérébral, les partages en forme d’Histoire, de nation polonaise souterraine pendant la WWII, brasser les millions de RMB et des idées en signal sur bruit, les antennes et les jambes croisées, la dernière fois où avons-nous dîné ensemble ? Paris ? Dunhuang ? Pennsylvanie ou Malargüe ? Nous partageons des cheesecake à la pistache entre les bouchées de mots et de science, je saute sur le porte-bagage du vélo de L. avec ma robe flottante à comètes, et il file dans les rues de sa Varsovie natale [ses fossettes, quand il sourit…]. V.-l’adorable, après dix shots de vodka, n’en finit plus de me dégouliner son projet de fast radio bursts, et s’insurge devant mon aveu d’inutilité : « Pas d’accord du tout ! Tu es et seras toujours la Big Boss forever ! » Ces enfants doctorants qu’on a formés et leur amour filial inconditionnel… La géographie n’a aucune de prise sur nous, que nous mettions dans la poche de nos souvenirs une ville, un repas de plus, notre connexion reste essentielle et humaine, notre collaboration synoptique, universelle. Je bave cette réflexion au micro à la clôture de notre meeting, en tentant de masquer la fêlure dans ma voix. Quel gradient fou pour le projet sur ces deux dernières années, et vous êtes résonnants dans votre diversité. Si heureuse et reconnaissante de faire partie de cette collaboration, merci.

Son : Sam Gendel, Sam Wilkes, Tomorrow Never Dies, 2024

« 2025, c’est l’année où on a appris à détecter des neutrinos de ultra-haute énergie avec de la vodka. Je suis très reconnaissante du transfert de compétences. Merci L. » Dans un bar obscur à Varsovie, juin 2025

Varsovie [0]

Je pensais ghetto, cicatrices de guerres et de communisme, gris et soviétique.

La moiteur continentale colle mon jeans à mes cuisses et mes doigts de pieds à mes ballerines. Le quartier de la faculté de physique est un dédale d’immeubles des années 50, à la hauteur blanche et courbe envahie de verdure, balcon discret où sommeille un petit chien, jardinets à l’ombre de grandes grilles
le silence

les herbes folles et la brique, un café hipster secret qui évite mon effondrement dans le sommeil
attaquée ces derniers temps par une grande fatigue physique, la chaleur, les nuits courtes
Je m’arrache des draps frais du studio moderne aménagé sous les combles, vue sur les toits de tôle, je prends un tramway pour aller discuter stratégie avec O. et XP.
c’est le prélude – prélude à la grande messe annuelle de la collaboration G.

Son : Max Richter, The rising of the sun, in Testament of Youth, original motion picture soundtrack (pas vu le film), 2015

Varsovie, la courette d’un immeuble années 50 à l’architecture communiste jolie, juin 2025

Nançay : bruits, voix et sons

En vrac, je pensais à cette mission sur le terrain il y a trois semaines, à l’Observatoire radio-astronomique de Nançay1. L’étrange couchant blanc dans un champ de vieilles paraboles radio et les midges qui nous bouffaient le visage, pendant que Tony nous interviewait.

Tony m’avait contactée pour me parler d’une « création sonore » qui passerait sur une chaîne de radio nationale. Un documentaire avec une approche/accroche artistique/émotionnelle autour des particules et de l’Univers. Et cette proposition : y être la voix traversante. On a beau être ensevelie dans l’imposture et la certitude d’avoir un timbre criard et une mauvaise diction, c’est une combinaison de mots qu’on ne peut pas refuser. Voix. Traversante. Je serais pieds nus et en tunique blanche, errante dans une présence diffuse, sans corps, particule ondulatoire, quelque chose comme ça. [En fait criarde et mauvaise diction, mais on a les rêves mythologiques qu’on peut.]

La nuit tombée – après une journée à enregistrer des spectres, à visser des boîtiers mal fermés – dans cette pizzeria de Vierzon, O. causait à G., M. était intelligente et réservée, et Tony, je découvrais alors que nous avions le même âge, me disait sa crise de la quarantaine, amplifiée par le fait de ne pas avoir d’enfants ; il s’était créé une bulle autour de nous, j’avais accepté de plonger dans l’intensité de son regard. Il avait sorti de son sac mon livre boursoufflé, constellé d’annotations et de post-its colorés. « On regrette presque à la fin qu’il n’y ait pas eu plus de ces moments de fiction. On sent vraiment que c’est là que tu tends. » Il se tait, je me tais, M. est silencieuse, et je laisse couler en moi cette suspension.

Au retour, sur l’autoroute jusqu’à deux heures du matin, j’avais écouté en boucle la musique mystérieuse qu’il avait composée pour le documentaire. Il me l’avait envoyée et conseillé de m’en imprégner, avec ces mots : « D’une certaine façon, vous vous accompagnerez l’une l’autre. »

Son : T. H., Au delà de l’atome I, 2025.

À l’Observatoire radio-astronomique de Nançay, d’immenses instruments métalliques écoutent le bruit radio de l’Univers depuis les années 1960.
  1. Nous y avons une petite installation pour tester nos antennes dans des environnements moins bruités qu’à Paris. ↩︎

Take Me Out!

Matin. Dans une tristesse sourde, sur le tracé délicat de la bascule vers la colère, j’entre dans mon café hipster, échange sourire et macchiato avec la barrista – et miracle : secourue par le smash de guitares de Franz Ferdinand qui passe en bande son. Je m’empresse d’envoyer le morceau à Da. qui me répond : « Pas mal pour réveiller les esprits embrumés, je connaissais pas, j’aime bien ! » Et moi : « Tu connaissais pas ? Ça doit être générationnel ;-p » Lui : « T’es conne, suis pas si vieux ! » Puis « Le titre [Take Me Out], c’est un message subliminal ? Faut qu’on aille déjeuner un de ces quatre. » La suite de la matinée dans d’autres interactions enthousiastes avec chercheurs et chercheuses, dans le bâtiment fraîchement rénové de l’Institut Henri Poincaré, briques et fenêtres à meneaux : un petit goût de Londres, et en quittant l’amphi en douce au milieu d’un talk pour aller récupérer mes enfants, je m’arrête devant les rangées de lampes Tiffany. J’aime ce qui m’apparaît dans la vie, lampes, sons, gens, lieux, mots et équations, dans leur beauté et leur viscéralité. Je ne crois pas à la hiérarchie des genres artistiques et des classes sociales ; je suis prête, toujours, à me nourrir, à chercher à comprendre pourquoi c’est apprécié et ce qui anime les gens. [Même si malgré tout ça, ma culture reste quasi-nulle :palm-face:] Je ne crois pas que cela fasse de moi un magma éclectique indéfini et hypocrite. Et si c’est le cas, tant pis pour les qualificatifs, parce que c’est beaucoup trop intéressant.

Son : [en direct de Glasgow, du rock écossais des années 2000] Franz Ferdinand, Take Me Out, dans l’album éponyme [d’après l’archiduc d’Autriche], démentiel de bout en bout, Franz Ferdinand, 2004.

Les lampes Tiffany, dans une vitrine à quelques rue du Luxembourg, mai 2025

Wadaiko et déphasage

Le Japon, ce n’est jamais neutre. Je me martèle la réflexion dans la tête, au cas où ça me servirait pour la prochaine fois. La renaissance dans des rizières en escaliers dévalant vers la mer [avril 2023], la connexion limpide avec O. à partager des soba [avril 2024], ou la spirale fuselée dans des nuits d’interminable aliénation [septembre 2008, déjà]… jamais neutre.

Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)

Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.

Deux moments à noter :

1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »

Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025

◎ Japan Children’s Prints Study Group, 1996

Concerto pour Ueno-koen

Atterri à 5h du matin, le monorail a filé jusqu’à l’hôtel. Il est beaucoup trop tôt pour m’écrouler dans une chambre, on me demande de patienter jusqu’à midi. Alors… brancher Barber dans ses oreilles et aller errer à Ueno-koen. Dans le parc, diffuser d’odeur en odeur, le cyprès, le cèdre, le pin, les jasmins, la friture et l’encens aux abords d’un temple. Le ciselage des arbres me couvre de clair-obscur. Le métal des métros se mêle au souffle des feuilles et aux corbeaux gutturaux, le concert symphonique de la ville dans la nature et réciproquement.

Personne ne m’enlèvera cette joie incongrue d’écouter Barber au Japon jusqu’à la lie, mon sursaut de l’âme à cette grandiloquence. Avril 2023. La traversée de part et d’autre de la banlieue tokyoïte dans le cahot aseptisé des trains, à faire germer mon deuxième chapitre entre deux séminaires. L’année où enfin j’ai su poser ce pays en mon sein. Et puis D. qui m’écrivait par touches, des notes rouvrant mes yeux aux petites choses du monde. C’est tout cela, écouter Barber au Japon, et cela m’appartient.

Les fuseaux horaires brouillent le rythme des pensées, et fait surnager celle-ci, qui s’impose dans la tiédeur humide des prémices de l’été : il ne faudrait perdre la tête que par excès de beauté. C’est la seule raison valable, aucune autre n’est absolue.

Son : Samuel Barber, Concerto pour violon, Op. 14, la musique qui accompagne mon Japon depuis 2023. Difficile de choisir un mouvement, à déguster en entier évidemment. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Symphonie de la ville dans la nature et réciproquement, dans les jardins du Musée national de Tokyo, Ueno-koen, mai 2025. Au Japon les corbeaux croassent en japonais.

Les piliers miaulant de la mer

Mon éditeur m’a passé le dernier Sylvain Tesson en guise de 1378e cadeau, avec cette note : « Pour Electre, des pierres incrustées dans l’écrin de la mer, à défaut d’un chaton. ». Après lecture, lui ai répondu : « Franchement, j’aurais préféré que tu m’offres un rubis, je trouve pas ça au niveau. » Et lui : « Mais non, bêta, la dédicace n’est pas de moi, elle est de l’auteur ! »

Le récit de grimpettes d’aiguilles dressées dans l’eau, un peu partout dans le monde. Certes ça commence par celle d’Étretat, en référence à mon amour de jeunesse, Arsène Lupin. Là s’arrête pour moi l’élégance.

Je ne conçois pas ces défis lancés à soi-même sur les géographies. Ce besoin de dompter la terre et ses aspérités, sans autre but qu’une quête de sensations égoïstes.

Le minéral extrême, je ne sais plus l’apprécier que si j’ai une légitimité à le traverser. En mission sur le terrain dans le désert de Gobi, en Argentine, dans une forêt en Sologne, les doigts gourds sur mes connecteurs d’antennes, les cheveux sales et les lobes d’oreilles plein de sable, je foule le sol avec un but : collecter des messages de l’Univers. C’est dans cette non gratuité que naît le vertige d’être, d’être en ce point de la Terre à cet instant, ce (x, t) qui prend alors sens dans la grande équation.

Sinon, c’est plutôt bien écrit, fluide, pas cliché, avec une certaine poétique, des réflexions pas idiotes. Et surtout ceci, surgi à la fin d’un chapitre :

Les choses arrivent parce qu’elles ont été écrites.

— Sylvain Tesson, Les piliers de la mer, 2025

J’ai pensé aux fictions, aux réalités, aux chatons, aux pierres, et à toutes leurs permutations apparemment commutatives. C’était donc ça, la véritable dédicace.

Mogao

Et finalement je vois les grottes de Mogao. Un peu trop rapidement à cause de l’imminence de mon vol, mais dans les conditions idéales d’un site quasi vide, en basse saison.

Grotte 17, cette salle minuscule cachée dans le mur d’une grande chapelle, c’est là que les manuscrits de Dunhuang ont été trouvés, dont la première carte céleste connue de l’Humanité. Une salle l’air de rien, peinte de verdure, la statue de l’érudit assis au centre, une sorte de brique poreuse tapissant le sol. C’est là que Paul Pelliot et Aurel Stein se sont assis avec leurs bougies en 1907 pour faire leur sélection de rouleaux à acheter (à prix ridicule).

Je n’arrive pas à comprendre, l’émotion et le silence qui s’entre-choquent dans ma tête, là où bruissent trop de dates limites et de tâches urgentes, et le manque de sommeil.

Je circule en électron libre parmi les bouddhas gigantesques et millénaires, la profusion de couleurs dans des centaines de salles obscures – je peine à saisir la démence et le trésor. Il me semble que c’est incongru, ces trous dans les falaises (horriblement défigurés pour les touristes d’ailleurs) peints et sculptés sur des centaines de mètres au milieu du désert. Dehors, le silence et le jaune métallique des feuilles sur la rivière, l’implacable bleu pâlissant des déserts et le sec du sable dans l’air.

Je m’assoupis dans la navette qui me ramène au centre, dans les dix minutes de taxi jusqu’à l’aéroport, les vertiges s’accumulent dans les vertiges, de temps, d’espaces et de cultures. À Xi’an, je remercie Pf, qui me tend un gros paquet de billets chinois – le remboursement de mon vol.

Je cherche un café, je m’arrête au Duty Free humer un parfum, et je ne perds pas plus de temps, parce qu’il faut encore de nombreux items à compléter pour soumettre notre ERC – et construire la suite du détecteur, à la chasse aux messagers du ciel violent de Dunhuang.

Grottes de Mogao, nov. 2024
Grotte de Mogao, cave 17, nov. 2024

Mingsha Shan

C’est Disneyland, je me suis dit au pied des dunes, naviguant entre les flots de touristes déguisés en danseuses chinoises pour les photos, les balades en dos de chameau et les luges, sans compter les horribles sur-chaussures orange fluo pour éviter le sable dans ses baskets.

Comme si on venait grimper dans les dunes pour rester immaculé.

J’essayais de ne voir que cette ligne de crête parfaite tracée par le vent et la mécanique des fluides, ligne parfaite écrite par la lumière qui pose la limite du clair et de l’obscur.

À la lumière rasante, j’ai monté cette longue échelle de corde dans le sable fin. Je m’attaquais – je l’ai su plus tard – à la pente la plus raide, alors le chemin était vide, et je n’étais pas fourmi dans ces autres files à pattes orange fluo.

Mingsha Shan, oct. 2024

Ensuite, j’ai dévalé ces centaines de mètres de dénivelé d’une traite. Flottement fluide et molletonné : sans doute l’expérience terrestre se rapprochant le plus de la course dans les nuages.

Puis, comme le soir tombait et que le site se vidait, j’ai eu le Temple du Croissant de Lune pour moi toute seule. Inespérée solitude en Chine. Sur la passerelle entre les couloirs de bois et la tour, les plaquettes en bois rouge peints de vœux cliquetaient dans le vent. Le silence soudain, loin des haut parleurs, des touristes brailleurs, des musiques irritantes, ce silence entouré de l’appel du vent, ces cliquettements de bois et les arbres dorés bruissant. Et cette porte ronde donnant sur le désert, comme une surprise.

Mingsha Shan, les plaquettes en bois rouge peints de vœux cliquetaient dans le vent, oct. 2024
La porte donnant sur le désert, comme une surprise, oct. 2024

Dunhuang

Dans le taxi entre l’aéroport et l’hôtel, je prends dans ma cornée rayée les rangées de peupliers, cet effacement du ciel dans le vent et la poussière, les dunes de Mingsha comme un arrière-plan photographique. Les oasis, ces villes du désert ou de la pampa, leurs routes droites et leurs chiens errants, le terrain a maintenant une empreinte en moi, qui s’éveille et s’excite à son contact. À côté de moi, Pf m’explique le programme du lendemain, nous parlons astronomie chinoise et antennes large-bande-mais-compactes. Il me montre les feuilles cuivrées qui bordent notre route et m’explique : c’est la plus belle saison à Dunhuang, l’automne.

Dunhuang, oct. 2024