Harmonie du soir

Marie Laurencin, Danseuses espagnoles (détail), 1920-1921 (en ce moment à la Barnes Foundation, Philadelphie)

J’aime ici, dans notre enclave pennsylvanienne, l’équilibre de nos soirées, les alternances et les harmonies qu’elles permettent. Ce soir, seule avec les enfants, je prépare un dîner semi-japonais, fais la vaisselle, le tout dans une longue paix – l’entropie et les cris réduits au minimum.

Je m’accoude à l’îlot en chêne de la cuisine, allume le haut-parleur, sélectionne un morceau. Cela m’arrive rarement, de ne rien faire, juste de m’arrêter et d’écouter la musique.

A. est en train de se préparer pour se coucher, il me glisse : « Maman, tu écoutes toujours le même Nocturne de Chopin. »

Son : non pas le Nocturne en question, mais Carnaval, Op. 9 : XII. Chopin (1834, interprété par Daniil Trifonov, 2017), écrit par Robert Schumann en évocation à Chopin. Le premier vouait une grande admiration – non réciproque – au second. Quelle vie, ce pauvre Schumann, entre la longue lutte pour pouvoir se marier avec celle qu’il aime (Clara), les acouphènes et les hallucinations musicales sur la fin, terminer sa vie à l’asile après s’être jeté dans le Rhin en pantoufles.

Flamboyances

Les trois heures de route jusqu’à Philly sont une enfilade de flamboyance. De vallée en gorge, puis dans le dégagement des plaines ponctuées de fermes de bois rouge liseré de blanc, le long des rivières aux noms qui attrapent les rêves : Juniata, Susquehanna… Partout cette tapisserie de roux, de cuivré, de toutes les déclinaisons possibles de l’orange. Je roulais, seule, les couleurs me brûlant les yeux et jusque dans la poitrine. Dans les étincelles de mon cerveau, je construisais les phrases de la fin de mon chapitre, cherchais confusément l’axe du suivant. Je me trompe quatre fois de route… Et cette pensée si forte et douce qui me traverse : quelle chance d’être seule avec moi-même pour vivre pleinement cet enchantement. Ça n’aurait supporté aucune présence humaine. Mais bien sûr a posteriori, la nécessité viscérale de l’esquisse et du partage.

Meyer, encore, comme une évidence pour accompagner cet été indien pennsylvanien : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Flirt automnal

Je me hâte dans les rues longues, larges, bordées de maisons pennsylvaniennes à porches. À un carrefour, comme je m’apprête à traverser, dans le ciel bleu discret, pur et froid,
d’un coup cette envolée de feuilles
jaune d’or
qui montent dans le bleu
une nuée

Je m’arrête. On a l’impression, parfois, que la nature se met en scène pour vous
pour le moment où vous arrivez à ce carrefour avec votre bazar dans la tête.
Elle s’est faite belle et vous intime de regarder. De capturer.

Impossible à capturer avec un iphone
Je la capture avec les mots, tant que je peux
sans arriver à en rendre la sensation
éphémère
suspendue

Sensation délicieuse qu’on s’est faite belle pour vous

La madeleine Saint Michel de Proust

Je suis si fatiguée, et j’ai froid. J’essaie de faire les choses avec application, rayer ma todo liste infinie de bureaucratie, mener mon projet neutrinos avec « autorité et bienveillance » (sic), écrire mon chapitre, écrire d’autres choses aussi. J’essaie, dans mes interactions, d’être aussi juste que possible, de donner de moi ce qui compte à l’instant, ne pas forcer, d’avoir la couleur attendue, tout en étant moi-même. [Me voilà en train de rédiger une séance de yoga-méditation. Urk.]

O. est parti pour la Chine et j’ai un double sentiment idiot de gamine abandonnée et de la porte-parle qui passe à côté de quelque chose, de ne pas être là où cela se joue.

Ce matin, je mange une madeleine Saint Michel que j’ai rapportée de Paris pour les enfants, et j’en ai presque les larmes aux yeux de ce goût de la France. J’écris à un être cher – lui aussi envolé en Chine, qu’est-ce que c’est que cette migration géographique ciblée des gens qui m’importent ? – « c’est donc ça, en fait, la véritable madeleine de Proust. »

Pennsylvanian fall

Là où j’atterris, c’est plein de petits bras chauds qui m’attrapent et m’enserrent, qui sentent l’enfance et l’appartenance. Le campus est embrumé, de cette brume froide due à la respiration des arbres quand le jour se lève. Je fais des tartes tatin avec beaucoup de beurre et je regarde un moment une virevolte de feuilles jaunes qui montent dans le soleil. Samedi, je conduis les enfants à leur cours de japonais dans la voiture automatique, il pleut doucement, je me réfugie dans un café avec mon trench, mon pull à mailles et mon chemisier fleuri qui me donne un air on ne peut plus française, parmi tous ces gens en jogging à l’effigie de l’université. Je suis suspendue, comme entre deux saisons, entre deux continents, dans l’attente de quelque chose qui n’arrive pas et que je n’identifie pas.

C’est merveilleux

Je m’endors dans le canapé, au milieu de dizaines de bougies qui oscillent dans leurs bocaux en verre, Richard délire dans la neige du Vermont dans The Secret History, et je tourne la page de mon année 40. La poussière noire de la climatisation du bâtiment de physique a eu raison de mes poumons : je tousse, je respire mal – et dans le manque d’air, le sommeil, la fièvre et les chatoiements lumineux, je me demande si je vais mourir cette nuit ou si je suis peut-être même déjà morte. Je me dis : ça ne serait pas étonnant, c’est comme si tout avait été vécu cette année-là. Les suivantes ne seront que le développement de celle-ci, beaucoup moins nécessaires. J’aurai eu cette vie très pleine, que ce jour-là résumait dans une succession de messages de part et d’autre de l’Atlantique. Je pourrais m’éteindre tranquille : A. m’a composé America au piano et cet auteur si élégant, qui avait curieusement pris la peine de m’écrire « C’est merveilleux », sans me connaître, m’a souhaité mon anniversaire.

Gesine Arps, Giardiniere del Fiume, 2018

La magie de Jim

James Watson Cronin. University of Chicago

J’ai passé mes trois dernières nuits en compagnie de Jim Cronin. C’était doux de butiner de témoignage en article, et retrouver au fil des pages, en noir et blanc ou en couleurs passées son regard doux, un peu surpris, sa bouille de joli garçon chicagoan.

Jim de son vivant me grandissait et m’apaisait par sa simple présence, avec son écoute généreuse et ses paroles modestes, toujours ponctuées de ses doigts joints. Jim n’est plus, mais dans ces heures silencieuses de la nuit, je relisais ses histoires sur Bagnères de Bigorre et j’avais le sentiment de l’entendre, je le déposais dans mes pages à moi, avec ses longues jambes et son amour pour la France, et il donnait tout son sens à mon chapitre ; il le grandissait et l’apaisait.

Je disais à P. que c’était probablement présomptueux de ma part de faire son portrait dans mon livre, alors que je le connaissais si peu. Mais peut-être que c’est ça aussi, le miracle de l’écriture : d’avoir le droit, à partir d’une esquisse, de développer un personnage, de le laisser deviner, d’offrir en partage mon vécu de Jim.

C’était le chapitre le plus facile que j’aie écrit jusqu’à présent. Le plus apaisé. Je parlais de rayons cosmiques, et le fait d’avoir tout le bagage scientifique facilitait grandement l’ensemble. Mais je pense que c’était surtout la magie de Jim. C’est beau, ce domaine, ce métier, où l’on rencontre de belles âmes qui nous construisent par effleurement, qui nous habitent pour des années, même lorsqu’elles se sont envolées.