Note : Les Carceri d’Invenzione 2 et 3, datant d’il y a plusieurs mois, ont été censurés et retirés de ce carnet.
Quand j’envoie mes vœux de la part de la nouvelle équipe de direction, O. me répond de suite : « Ça y est, t’es la cheffe ! ». Ce à quoi je rétorque que pour m’approprier la fonction, j’ai passé la journée à décrasser mon bureau et à bouger les meubles. Qu’il est tellement grand que j’y suis perdue, viens vite me tenir compagnie.
Avant de tout bouger, de jeter les tas de vieux papiers et revues, de clouer les petites tartines de Jules au mur, et de laver les meubles chinés dans les ateliers au sous-sol de l’institut, de descendre des piles de livres de mon bureau de chercheuse Mon Gaisser Mon Antenna Theory Mon Jackson Kean, Le rivage et Electre (toujours être bien accompagnée) et quelques livres dont m’a nourri mon éditeur d’autres qui m’ont nourrie cette année
Avant tout cela, avant les deux mille configurations de branchements électriques testés un à un, et mes premiers calls interminables de l’année
Avant tout cela. Je suis entrée dans le bureau de direction, mon nouveau domaine.
Je me disais avec légèreté – qu’est-ce qu’on s’en fout, c’est une fonction que tout un chacun pourrait exercer, et c’est assez curieux que ça m’incombe, d’ailleurs.
Mais aussi : dans ce silence, dans ce vide, dans ce nouvel espace, le vertige. Oh ça a duré une minute peut-être, cette sensation d’être dépassée et tenue dans le flot des éléments, d’être là ou pas, mais que désormais l’habit tracera le carcan de mon quotidien, un brouhaha de pouvoir et de liberté perdue.
Je me disais : ma grande, rassemble-toi, retiens entre tes doigts tout ce qui flotte et s’éparpille. Fais ce que tu dois faire.
Alors j’ai fait.
Giovanni Battista Piranesi, Le Carceri d’Invenzione, circa 1745-1750
Le brouillard s’est levé momentanément, et les Kent Downs sous ciel gris, bas, me font l’effet que j’espérais. Un temps.
Godmersham Park [chez le frère de Jane], il n’y a que nous, les moutons, la rivière enflée suspendue de saules, et des cottages de brique ceints pour Noël de gouttes de lumière.
Tout est parfait, jusqu’à cette petite rotonde à colonnes en surplomb, puis plus tard Devil’s Kneading Trough dans une purée de pois, le faisan qui surgit, panaché de couleurs.
Mais je profite en intégré une demie heure maximum, de cette anglaiserie bucolique que j’étais pourtant venue chercher. La vérité, c’est que je suis au bord de l’angoisse de ce facteur Γ. Ça signifie que le résultat que j’ai présenté il y a deux semaines à la conférence internationale est faux. J’ai beau me dire : c’est de la phénoménologie, on trouve toujours une recette pour s’en sortir et retomber sur ses pattes. Tu peux toujours invoquer un cas très conservateur, rester sur ton premier pitch et dérouler le Γ3 comme une broderie… Ça me tord le ventre de frustration.
La frustration, surtout, c’est d’être si limitée intellectuellement.
Nous regardons Emma. (la version de 2020). Au moment où commence le film, j’ai un doute – j’inscris une note dans mon téléphone, et il faut tout le jeu piquant de Anya Taylor-Joy et la photographie fleurie pour m’éviter de me jeter sur mon ordinateur.
Ce que je fais, dès le générique, et à une heure du matin, les choses rentrent dans l’ordre. Oui j’avais oublié un facteur Γ, mais comme je l’avais oublié à deux endroits, ça se compense plus ou moins [palmface], et le résultat est encore plus clair [feux d’artifices en mode pétards mouillés parce que pas à l’abri d’une troisième erreur…]. Approximative dans tout ce que je fais, secourue par la bouée de l’intuition physique, scientifique in extremis, écriveuse aux mots mous…
Heureusement, les fils de messages de gens qui semblent me croire encore digne d’interaction : des vœux et nouvelles annuelles, l’un qui me parle d’opiacées, Pa. qui me souhaite bonne chance en me passant le relai, et la photo d’un neutrino-mouette dans le couchant.
Son : Dorothee Mields, Stephan Temmingh, Greensleeves, 2014
Godmersham Park, chez le frère de Jane, décembre 2024.
Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le cinquième volet de la série de Noël.
À la conférence internationale, je donne mon talk et je m’envole. Je l’avais préparée, cette présentation. Je voulais y exprimer beaucoup.
Je résume en quelques slides les mois de calculs, de bricolages en Python, de prise de tête, d’erreurs dénichées sur les autres expériences, les projets de détection radio de la communauté, le phasage des antennes, notre idée hybride avec S., je raconte tout ça et miracle
Des moments, comme ça, sur scène, où il s’est passé quelque chose, je peux en citer une petite poignée, parmi les centaines de présentations que j’ai pu faire dans ma carrière. Peut-être que la prochaine fois, ce sera dans cinq ans – le temps de compléter mon mandat de direction et de revenir un jour à ces joyeusetés calculatoires. Mais comme ça, c’est fait, et je pars satisfaite naviguer sur les pourtours.
Ensuite, je demande des nouvelles à mon doctorant sur ses recherches de signaux de particules dans les données. C’est ce que nous cherchons tous depuis le déploiement des antennes, une chasse aux trésor. Il m’envoie des figures. Et je me dis : ça y est.
Empreinte au sol avec anneau Cherenkov, front d’ondes radio et paillettes d’or, copyright Electre, 2021
Pluies et pluies Je marche trempée ma joue appuyée sur la barre en métal de mon parapluie Le réveil de l’encéphalogramme Ces instants où je me noie discrètement dans des yeux Qu’on me fait la bise deux fois de suite, comme si on avait oublié la première Que longtemps on me tient la porte – dans le froid, dans le vent Appuyée contre le métal, là où l’autre joue s’est posée-déposée rasée de près Ce moment cinématographique-Jane-Austen L’hésitation envoûtante où l’on me laisse partir mais je ne pars pas encore Où je suis en train de partir mais l’on semble me retenir Où il ne se passe rien mais nous n’avons plus seize ans, nous savons Ces tensions effilées qui ne se déploient pas mais que l’on laisse tracer Dans l’encéphalogramme le bruit de la pluie
Pride and Prejudice, adaptation du roman de Jane Austen, dir. Joe Wright, 2005
De retour de la Comédie française, dans la zébrure des phares sur le périphérique, je songe à Roxane et à cette défaillance de recevoir de la beauté, à vous seule destinée, créée pour vous, un peu par vous.
J’ai vécu cette défaillance. C’est une défaillance. Une attaque cardiaque. Un manque d’air et de sang et la propulsion dans un autre univers qu’on ne savait pas. Plus jamais on n’est la même, après cela.
Et probablement de l’avoir vécu, je devrais être comblée, être certaine d’avoir touché l’essence de la vie.
Cette essence, elle ne peut être que courte et éphémère, comme chez Cyrano, interrompue fort à propos deux fois par la mort. Il doit y avoir un obstacle qui rend ces défaillances impossibles à filer, ces battements impossibles à soutenir dans le temps. Ces beautés offertes, elles doivent l’être dans l’ombre et dans la surprise, dans des langueurs transitoires et tragiques. Dans des étiolements mais qui ne choient pas dans la routine, dans les forces puisées dans des attentes vaines, dans une sérénité métastable aux chatoiements soudains. Dans les constances inconstantes.
Voilà ce qui a été vécu, et qui ne pouvait être sinon. Pendant si longtemps je n’ai pas compris, comment les empreintes de nos mains fluctuaient de leur encre. Le rôle joué par celle qui fermait les passerelles. Pourquoi j’avais été mise dans un placard pieds nus, après avoir été nourrie comme une princesse grecque.
C’était la version moins dramatique que la mort.
Nous pensions – tu pensais – sauver le quotidien. Être de ceux raisonnables qui prennent la ligne classique de droiture. En réalité c’est le grand théâtre de la vie qui se jouait en nous, en dehors et au cœur de nous, sa façon à elle de protéger la beauté, de garder intact l’éclat des sons, la lumière des mots entrelacés d’images. Nous pensions subir la réalité et c’est la grâce de la pièce qui a coulé sur nous.
J’ai compris maintenant, et je chéris cette distance qui protège la défaillance, celle qui a été, celle qui dans le futur reste quantique, probabiliste. La distance qui permet de donner corps sans corps, à des mots sans mots, à des messages qu’on sait existants mais que l’on n’ouvre pas, afin qu’ils restent sous forme d’esprits et de pétales.
À l’ellipse. À l’éphémère qui ne l’est pas, mais l’est par nécessité. À la beauté qui nous lie, à l’instant où on la rencontre, car nous sommes alors l’un pour l’autre notre première pensée.
Toujours cette diction étrange, une rythmique qui me semble inappropriée au bout des vers, probablement un parler jeune que je ne saisis pas. De même l’articulation me semble hasardeuse, et heureusement que je connais le texte quasiment par cœur pour le deviner et l’apprécier (mais ce n’est pas le cas de mes enfants).
Mais quel texte, vraiment, qui brasse à grandes goulées les émotions, tout ce que Hollywood a repris, les ingrédients sont déjà là. Et le jeu, la mise en scène dans une modernité discrète. Les chants gascons épurent les lignes. Ne restent que les tripes, la salle Richelieu suspendue. Je suis aveugle d’un œil et totalement floue des deux, prête aux picotement des eaux, aux sanglots des veines.
Cyrano de Bergerac (Acte III). Le baiser de Roxane la scène du balcon. Illustration anonyme de 1898 pour la pièce d’Edmond Rostand, avec Coquelin dans le rôle titre. Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor
Sur la route la nuit, les cahots du pick up, la tête qui heurte le toit de l’habitacle, et les épaules ballottées entre celles des deux jeunes ; Fufu conduit et met Jay Chou en fond sonore. B., doctorant à l’enthousiasme et au dévouement débordants, me confie : « I love Jay Chou. » Il a passé la journée à courir entre la machine d’acquisition de données et le talkie walkie posé dehors pour capter, et Pf qui s’égosille : « Bohao ! Bohao ! » en baladant le beacon juché sur un 4×4, pour prendre des mesures jusqu’au pied de la montagne d’or. Le soir tombant nous avons grelotté dans le container qui nous sert de salle de travail d’appoint, en attendant qu’une voiture vienne nous chercher. O. m’avait donné comme mission de faire le log des données prises, et j’ai essayé dans mes temps morts de mettre à jour le diagramme de Gantt de notre demande ERC. F. a réussi à faire parler les bullets aux bons rockets. Et les throughput tests sont excellents, bien au-delà de ce que nous espérions. Nous savons que le dîner nous attend, à base de légumes inconnus et de viandes revenus dans des épices inconnues, des lawasa [orthographe hasardeuse], les nouilles locales en forme de poissons. Nous allons reprendre des forces et nous y remettre, dans une nuit glissante et de chaos. Alors ce quart d’heure – il fait bon dans le pick up, et nous sommes ensemble, à nous laisser bercer par la soupe de Jay Chou et à voir les monticules de sable se dérouler dans les phares, notre base de vie blanche perçant l’obscurité.
J’annonce ça à S., et j’aimerais être comme elle me conte, pleine d’hormones d’accouchement, force tranquille décuplée, ce qu’elle est déjà de nature. La force primaire que j’avais acquise dans les bois, comme je le craignais, elle se morcelle au contact de la France et ses couches multiples de philosophie psychanalytiques, de ses préciosités et complexités recherchées. Je suis vulnérable, car en attente, suspendue et accrochée aux temps qui me rapproche des attentats. Janvier 2025 : les fins et les débuts de tout.
Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.
Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.
À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.
Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987