Varsovie [fin]

J’atterris – un grenat lisse et rond est resté suspendu longuement dans plusieurs couches de couette, et le déploiement psychédélique des instabilités de Kelvin-Helmholtz. À la sortie, je ne peux m’empêcher de scanner la foule qui attend. Suis-je bête. Le taxi fend le fond de la nuit et me ramène chez moi. J’ai eu A. au téléphone plus tôt dans la soirée, sa voix aiguë et émue d’être pris au conservatoire, et K. sa petite dent qui pousse. P. en cinq minutes ce qu’il a perçu par zoom du meeting et ce que j’ai vécu sur place. Tout a la cohérence des équations de physique, mais il ne faut pas se perdre dans les référentiels au cours des translations.

Entre Varsovie et Paris, juin 2025

Pulsar kick

et aussi une histoire
de femme
de monde
d’attente
bout à bout suspendus comme un collier de gemmes

soudain le souffle fend le milieu interstellaire
le pulsar s’envole à 800 kilomètres par seconde
hors de son enveloppe de supernova

et ça brasse et ça accélère des rayons cosmiques
ça brille, ça jaillit

parce que, tu vois,
pleurer, ça ne suffisait pas

Son : Franz Liszt, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Consolation No. 3, S. 172/3 (Arr. Cooper for Saxophone & Ensemble)

Pulsar Cannonball : Des observations réalisées à l’aide du Very Large Array (en orange) révèlent la traînée en forme d’aiguille du pulsar J0002+6216 à l’extérieur de la coquille de son reste de supernova, visible sur l’image du Canadian Galactic Plane Survey. Le pulsar s’est échappé du reste environ 5 000 ans après l’explosion de la supernova. Crédit: Image composite par Jayanne English, University of Manitoba; F. Schinzel et al.; NRAO/AUI/NSF; DRAO/Canadian Galactic Plane Survey; and NASA/IRAS.

Nançay : bruits, voix et sons

En vrac, je pensais à cette mission sur le terrain il y a trois semaines, à l’Observatoire radio-astronomique de Nançay1. L’étrange couchant blanc dans un champ de vieilles paraboles radio et les midges qui nous bouffaient le visage, pendant que Tony nous interviewait.

Tony m’avait contactée pour me parler d’une « création sonore » qui passerait sur une chaîne de radio nationale. Un documentaire avec une approche/accroche artistique/émotionnelle autour des particules et de l’Univers. Et cette proposition : y être la voix traversante. On a beau être ensevelie dans l’imposture et la certitude d’avoir un timbre criard et une mauvaise diction, c’est une combinaison de mots qu’on ne peut pas refuser. Voix. Traversante. Je serais pieds nus et en tunique blanche, errante dans une présence diffuse, sans corps, particule ondulatoire, quelque chose comme ça. [En fait criarde et mauvaise diction, mais on a les rêves mythologiques qu’on peut.]

La nuit tombée – après une journée à enregistrer des spectres, à visser des boîtiers mal fermés – dans cette pizzeria de Vierzon, O. causait à G., M. était intelligente et réservée, et Tony, je découvrais alors que nous avions le même âge, me disait sa crise de la quarantaine, amplifiée par le fait de ne pas avoir d’enfants ; il s’était créé une bulle autour de nous, j’avais accepté de plonger dans l’intensité de son regard. Il avait sorti de son sac mon livre boursoufflé, constellé d’annotations et de post-its colorés. « On regrette presque à la fin qu’il n’y ait pas eu plus de ces moments de fiction. On sent vraiment que c’est là que tu tends. » Il se tait, je me tais, M. est silencieuse, et je laisse couler en moi cette suspension.

Au retour, sur l’autoroute jusqu’à deux heures du matin, j’avais écouté en boucle la musique mystérieuse qu’il avait composée pour le documentaire. Il me l’avait envoyée et conseillé de m’en imprégner, avec ces mots : « D’une certaine façon, vous vous accompagnerez l’une l’autre. »

Son : T. H., Au delà de l’atome I, 2025.

À l’Observatoire radio-astronomique de Nançay, d’immenses instruments métalliques écoutent le bruit radio de l’Univers depuis les années 1960.
  1. Nous y avons une petite installation pour tester nos antennes dans des environnements moins bruités qu’à Paris. ↩︎

La maison de Coutainville [au matin, puis le matin suivant, puis la nuit]

Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.

Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »

Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit –
Contre toute attente,
bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde,
on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit,
et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)

La maison de Coutainville [la nuit]

Nuit,
et la mer brillait par la fenêtre
et la tempête,
et le crépitement de l’eau qui frappe
et le vent

Nuit,
et la chaleur tendre
et l’orange fluctuant du poêle à bois
à remplir toutes les heures avec un pot de faïence
et les huîtres du matin à ouvrir dans la cuisine

Nuit,
et les diamants dans les rochers
molletonnés vert tendre
et plonger dans les marées
et dans les draps blancs

Nuit,
et le rythme des mots en balancier des songes
et l’onirisme prend les rênes de l’univers.

Son : Arnold Schoenberg, Juilliard Strong Quartet, Yo-Yo Ma, Verklärte Nacht, Op. 4: Sehr breit und langsam (Bar 229)

Alphonse Mucha, Nuit sainte, circa 1900.

La maison de Coutainville [au soir]

Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.

Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, M. 60 : Le jardin féérique, Martha Argerich, Nelson Freire, Peter Sadlo, Edgar Guggeis, 1994

La maison de Coutainville, avril 2025

La maison de Coutainville [l’après-midi]

Dans le bow window baigné de soleil, tomme fleurie, andouilles, asperges, crème crue sur gâche – juste K. et moi, dans cette retraite secrète, chez la Bonne Fée, nous passons des heures dans la cuisine de bois moderne, les mains dans les Saint Jacques que je dresse en pétales translucides, les huîtres du Père Gus, le ceviche d’églefin que je pointille de brins de salicornes cueillies entre deux dunes le matin. Dans le four on a cuit des sablés à la motte de beurre salé, et des scones aux éclats de chocolat noir, la farine du moulin du Cotentin, j’en ai des traces sur le pull, Natalie Dessay chante Prenez une jatte, jatte, mon téléphone sur le plan de travail égrène des messages aux neutrinos-mouettes que je n’ouvre pas – encore.

Son : Michel Legrand, Natalie Dessay, François Laizeau, Pierre Boussaguet, Cake d’Amour (de « Peau d’Âne »), 2013

La maison de Coutainville, avril 2025

La maison de Coutainville [le matin – à la Pointe d’Agon]

Quelque chose de Jane Austen à la Pointe d’Agon
le vent, l’herbe et le sable.
On a construit la forteresse en ruine du rivage des Syrtes.
On a assisté à la mer avalant l’Amirauté.
« Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K.
quand l’eau s’est retirée.

Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024

« Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K. quand l’eau s’est retirée. Pointe d’Agon, avril 2025

La maison de Coutainville [à l’arrivée]

La maison de Coutainville. Faite de la même pierre grise que le Manoir de l’autre côté de la route, où paissent la découpure des chevaux dans le ciel. À l’arrière, le balcon où suspendre une échelle de draps tressés, dans l’attente de chuchotements qui monteraient – d’entre les ruines d’une maisonnette des temps passés.
Si l’on daignait me rejoindre
en escaladant le mur drapé de clématites chastes,
en traversant le verger clos au rideau de pommiers
en naviguant la baie et les routes normandes
les grands voiliers
les voitures de Poste

R : Quels mots me diriez-vous ?

C : Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite et le nom sonne !

— Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac,1897

Son : Arnold Schoenberg, Juilliard Strong Quartet, Yo-Yo Ma, Verklärte Nacht, Op. 4: Sehr langsam (Bar 1)

Figurine Chromos Cibils, Cyrano de Bergerac, Ed. Belga., 1897