Gobi [5.5]

Ma peau, mes cheveux, depuis les résultats de l’ERC, étrangement, ont repris du lustre, se sont apaisés.
Et là dans le désert j’ai la peau qui brûle et pèle, les cheveux qui graissent sur la fin du séjour.

On prend une longue douche chaude en rentrant à Dunhuang. Entre les cascades d’eau, je lis l’étiquette sur le mur de pierre noire : « Do not slip on the ploor. » Je me dis : ce moment, c’est la définition du bonheur.

Mais avant :

Pf conduit trop vite sur la piste. F. lui communique timidement son anxiété, que nous ferions mieux d’arriver dans le noir, mais vivants. Il ralentit, reconnaissant et soulagé lui-même.

V. : on disserte sur la marche à pied et la vaisselle qui font le même effet au cerveau, enclenchent un état de réflexion différent, où les problèmes de physique prennent une autre dimension, où l’analyse de soi prend une autre puissance. Puis on parle café, il me dit qu’il y a un côté rituel à le préparer avec sa machine, tasser son grain fraîchement moulu, son filtre, sa buse avec du lait d’avoine. « Le soir, j’ai presque hâte de me lever le matin pour pouvoir préparer mon café. » Émue par ces mots – je l’imagine zyeuter sa cafetière et lui souhaiter silencieusement bonne nuit, avant de retirer ses lunettes et d’éteindre.

Nous sommes dans la pénombre, avons déjà rejoint l’autoroute, qui passe dans une brume poussiéreuse, par dessus des lacs saisonniers asséchés, croûtés de sel, qui font des taches blanches dans la nuit tombée.

Après la douche :

L’air est froid, sec, sent le charbon de bois. Ty nous emmène en sous-sol, dans une salle bleue avec des écrans. On pensait dîner, mais c’est un karaoke. À minuit, on mange d’excellentes grillades du désert et des soupes rouges locales, en buvant des bières et en aboyant My Heart Will Go On avec O. dans le même micro. Les collègues chinois nous font la panoplie de leurs tubes mélo. O. fume une série de cigarettes fournies par Ty, puis revient s’installer tout contre moi, cuisse contre cuisse, épaule contre épaule. Mes cheveux fraîchement lavés sentent affreusement la clope, comme lui. Je pourrais malgré tout m’endormir contre lui, heureuse de fatigue et réciproquement. Il me regarde, je lui souris, ça braille de la soupe, je ne sais plus dans quel ordre et qui prononce ces répliques, et ça n’a aucune importance :

« J’adore cette collaboration. 
— C’est nous deux, ça. »

Son : Céline Dion, My Heart Will Go On, 1997

Monastère pendant l’occupation tibétaine de Dunhuang, 9e siècle, BnF, département des Manuscrits, Pelliot Tibétain 993

Gobi [4]

33 antennes. Et une dizaine avant d’être rodés, d’avoir le protocole.
Je dis plus tard à F. que je me sens en sécurité avec lui – dans le DISC de William Moulton Marston, il est bleu-protocole, je suis rouge & jaune-je-fonce-et-sur-un-malentendu-ça-va-passer, et ça se sent dans notre façon de faire ; la complémentarité.

C’est moi malgré tout qui propose de capituler à la nuit tombée, en l’absence de lumière, comme on lutte dans les bancs de sable pour trouver l’antenne suivante. « Ce serait bête de se blesser pour une mesure supplémentaire, » dis-je, déguisée en expérimentatrice prudente et raisonnable. En rentrant, on se jette sur les nouilles fraîches et les viandes épicées concoctées par la cuisinière, le réconfort du désert.

Le soir dans la Work Room, O., V., Bohao et les autres se battent avec la stabilité de leur code de trigger, F. fait un premier tri de nos données. Xx et Px font des aller-retours dans le noir pour tester des cartes électroniques modifiées sur une unité proche. Je suis lessivée, lutte contre le sommeil, et planifie sur une carte en papier la campagne du lendemain : il ne faut pas se tromper, nous levons le camp à 14h et il nous reste 30 antennes. J’optimise le chemin, on a mieux appris aujourd’hui comment parcourir le désert : repérer les routes et les détecteurs, et que les rivières coulent Nord-Sud.

À un moment, j’abdique, enfile mon pyjama, mon duvet, et m’allonge de l’autre côté du rideau qui me sépare de la cuisinière qui ronfle déjà. J’entends dans la pièce d’à-côté les autres travailler et réfléchir à coups de contrepèteries jusque vers minuit, quand O. passe sur la pointe des pieds, éteindre le beacon dans ma chambre. Je suis dans un demi-sommeil ou je dors déjà, extinction, nous plongeons tous dans la nuit du Gobi.

Son : Sergio & Odair Assad, Escualo, in Sergio & Odair Assad Play Piazzolla, 2001

Campagne de mesure de l’orientation des antennes, désert de Gobi, oct. 2025

Gobi [3.75]

Je sors faire pipi sous la Galaxie ; je pense à tout ce qui se passe, qui est immense, immense, et puis… depuis quand suis-je cassée ainsi au point de fragilité et de sensibilité, à dépendre des éclats de miroir, depuis quand ai-je besoin d’une constante validation à chaque dixième de pas, à chaque respiration ?

Plus tôt, je suis allée derrière ma petite dune à épines, et pendant les quelques minutes de marche, le ciel blanc/bleu cassé à la lumière rasante, les couleurs uniformes et tendres, je songeais à ce qui s’est passé l’année dernière et comme j’en ai sorti un projet démentiel mais avec une auto-estime en morceaux, une insécurité abrasive.

L’immensité sèche, ce huis clos du bout du monde à triturer des instruments pour écouter pleuvoir du cosmos, ce terrain où l’on est focus en continu à gratter les instants, les lignes de code et le sommeil. Il me reste encore deux jours de cette retraite méditative, connectée, déconnectée, à l’émotion ténue, lavée par le vide et le ciel. Le désert, chez moi, a une fonction nettoyante, une érosion éolienne ; on me dissocie, on me transforme en minéral et on me lisse comme une pierre.

Son : 章益 Yi Zhang, 敦煌古樂團 Dunhuang Ancient Music Ensemble, 總曲子 General Tune, in Scattered Gold Sands, 2025

Brique peinte, représentant une récolte de feuille de mûriers, retrouvée dans un groupe de tombes au sud de la ville de Lutuo, dynasties Wei et Jin, 220-280 AD, Musée de Dunhuang

ERC Synergie – le roman fleuve [chronique de l’attente]

09/10/25. Mal dormi, en fin de nuit rêvé qu’on apprenait qu’on avait décroché notre ERC dans un grand hall sombre à la Penn Station, New York, au milieu du va-et-vient d’hommes en costard, comme pour l’interview à Bruxelles, pour finalement apprendre qu’en fait non, on ne l’avait pas.

10/10/25. L’attente nous use, insidieuse, perfide. O. est parti randonner dans les Dolomites, se plaquer au visage le bleu italien, rincer nos idées carton pâte et nos fluctuations. S., force d’apparence tranquille s’est jetée dans la construction de ses trois autres instruments. J. … par un mot doux lâché sur le fil, de temps à autres laisse percer son usure. Moi, pour tromper la purée cérébrale, je me lance à corps perdu dans le matériel de re-soumission, fais semblant de me débattre sur d’autres sujets, toutes les nuits, je me réveille de rêves en forme d’espoirs qui se sont mués en cauchemars, mais les jours passent – les semaines –

17/10/25. Il y a quinze ans, j’attendais – c’était une attente individuelle, géographique, qui pouvait dire Californie, Chicago, Princeton, Paris. J’attendais dans des nuits froides sous la flamme tendre d’espagnoles expatriées. Aujourd’hui c’est l’automne, nous rongeons notre attente à quatre, dans une pudeur de chercheurs mûrs, dans le brouhaha des mille tâches qui nous tiennent occupés. Nous préparons la re-soumission du projet, c’est notre façon d’avancer et tromper le cœur sautant, l’adrénaline à pic lors de l’irruption de faux-messages intitulés “ERC”, tromper l’envie de vérifier notre messagerie dans les instants de blanc. Si nous n’avions pas aussi bien réussi, si nous n’avions pas fait ce sans faute… la chute sera d’autant plus rude, je chuchote à O., qui balaie sa propre anxiété en s’énervant contre le calendrier bancal de re-soumission. J. a décidé que nous aurions les résultats un vendredi. Mais les vendredis passent – chaque semaine. Et l’attente n’a toujours rien de magnifique.

20/10/25.
ON A MONDAY? écrit S. sur le fil de chat commun.

Nous venons de terminer le meeting mensuel de la collaboration G en visio. Le numéro de O. s’affiche sur mon iPhone. Encore un problème avec des collaborateurs, pensé-je en décrochant. Il dit – et sa voix se veut forte, virile, mais elle tremble et se morcelle : « T’as vu tes mails ? T’as vu sur le chat ? »

Son : 4 Non Blondes, What’s Up?, in Bigger, Better, Faster, More!, 1992

Paris, octobre 2025

ERC Synergy : le roman fleuve [créer l’impossible]

07/09/2025. Je ne sais pas ce qui se passera, mais ça en valait la peine. Ces dernières semaines, j’ai fait taire le bruit du reste pour fabriquer cet espace et me préparer à l’audition. Plusieurs mock interviews, des séances de coaching tout l’été, des centaines de messages échangés sur le chat de l’équipe, des soirées à faire du Q&A avec P., des déjeuners et des cafés, avec les collègues, mon éditeur-aux-yeux-bleus, mes garçons, tout le monde embrigadé dans mon aventure, dans notre aventure. Car nous sommes quatre, et notre marathon en symbiose va voir son apogée. Mon train file vers Bruxelles, traverse le Nord, les champs plats et les éoliennes, un ciel gris à l’horizon biffé de lumière rose. J’emporte avec moi la magie des quais de RER, les rails en ligne de fuite, j’emporte des univers qui s’ouvrent comme des porte-fenêtres. Quoiqu’il se décide à la commission européenne, quoique nous rendions, quoiqu’on nous rende : je suis exactement à la place où je dois être. Voiture 1, place 64, pour créer l’impossible, pour créer la rencontre. Et ça me rend follement heureuse.

Son : Créer l’impossible, créer la rencontre, dans ce billet de Mosimann, sur France Inter.

Bruxelles, septembre 2025

en vie toute

et la villa Soutine dans la nuit, les pavés et les frises art nouveau, l’exhalaison sucrée des feuilles après la pluie, le chat devant la grille cligne des yeux, se faufile d’entre les barreaux et s’en va

Son : Manuel de Falla, La vida breve: Danse Espagnole, 1905, interprété par Janine Jansen, Antonio Pappano, 2021

Maurice Pillard-Verneuil, Frise chats, pochoir, planche hors texte d’Art et décoration, 1901, 20 x 28,5 cm.

Écrire, être [1]

D’un automne à un autre, une année duale.

La première partie suspendue à l’espoir fébrile d’être lue et d’être au moment de toutes les investitures. Et la seconde, fulgurante d’intensité, dans la puissance d’être, ces mois enivrants à porter ma propre peau et à vivre de cette peau-là. La peau de la femme, des doutes, des forces, des joies et des espoirs, la peau vibrante et habitée, dans la douceur du sable, des aciers, des poignes et des mots, à sa place.

D’un automne à un autre, une année d’errances.

Une année où l’on a révélé au monde : j’écris – tout le reste, je crois, on le savait déjà. Et pourtant je n’écrivais plus.

Au Quiz du Festival du Monde, invitée sur un plateau avec deux autres « personnalités », on me tend le micro au moment de la question littéraire – « Votre livre, Electre, vous, la littérature, … » et moi de me confier allègrement pour une énième fois sur mes deux hémisphères cérébraux « un pour écrire et respirer, un pour la science et jubiler : les deux créent et se répondent. » Et pourtant je n’écrivais plus.

Ici, j’écris pour la discipline, j’écris, je publie, je dé-publie parce que je sais que nous valons tous mieux que ces faussetés mal dépliées. Mais ce n’est pas écrire comme le soulèvement architectural des quatorze chapitres de l’année passée.

Écrire, être, c’est une équivalence. Or depuis un an j’erre, je n’écris plus. Et pourtant, jamais je n’ai autant été. Alors ?

Mark Rothko, No. 2, 1962, Oil on canvas. Smart Museum of Art, The University of Chicago

Ce que je sais de Lidia C.

Ce matin, un chiffon microfibre dans la main, Lidia me raconte son père décédé et la cérémonie colorée pour laquelle elle retourne au pays. Les animaux qu’il soignait comme vétérinaire, leur maison dans la campagne de Quito, elle dit j’ai tant de souvenirs de lui, et quand je retourne à la maison c’est comme s’il était encore là, ça ne fait qu’un an. Mi Papá, elle dit, dans un espagnol qui accélère et dont je perds le fil par intermittence, sa voix fêlée dans son visage buriné. Les larmes me montent aussi aux yeux et je la serre dans les bras. Elle dit : mais il faut vivre, se lever, se laver, travailler, mi Papá, vous savez, c’est tout ce qu’il nous a enseigné, l’importance de travailler, quel que soit le métier, parce qu’il faut nourrir sa famille, mais aussi pour être là dans le monde, pour la société, pour soi. Elle répète avec un sourire, comme si c’était à la fois une révélation et une évidence qu’elle savait depuis longtemps : être là pour soi. C’est difficile de vivre. Es difícil. Mais on est là pour ça, no ?

Ça défilait dans ma tête : les couleurs éclatantes de la cérémonie de deuil, de la plage en Équateur où ses sœurs et frères emmènent sa mère, sa peur de l’avion, il y a un océan vous comprenez, elle a peur de s’abîmer dedans, j’ai beau lui dire que l’avion est plus sûr que la voiture, que ça lui ferait du bien de venir ici –

Je pensais
Vatapuna
Vera Candida
Itxaga

Doucement, j’ai clos la porte d’entrée, que tengas un buen día. Et j’ai pressé le pas jusqu’au RER pour aller rencontrer Véronique Ovaldé.

Son : boléro nostalgique par le « Franck Sinatra équatorien », Julio Jaramillo, Nuestro Juramento, in El Mítico Julio Jaramillo, 1955

Street Art à Quito, Équateur

L’automne est un gyudon 牛丼

la peau les cheveux qui tombent par poignées
les yeux desséchés
le sommeil qui me court après
j’ai besoin de ce repos et j’entre à pieds joints
dans

l’automne, mon cœur, mon cerveau
il est temps de muer !

mue émue
et meus
chutes feuillues chevelues
dans la forêt de Meudon
meuh-don, c’est un gyudon1 ? demande K.

c’est l’automne, mon cœur, mon cerveau
et rien jamais n’a été aussi prêt
pour

Son : [pour changer de Glass] Vincent Delerm, Vie Varda, in Panorama, 2019

  1. Un donburi (gros bol) de bœuf en lamelles assaisonné, sur lit de riz. ↩︎