Cherche encore

C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.

Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).

Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.

La dame à la licorne : À mon seul désir. Musée national du Moyen Âge, Paris, entre 1484 et 1538.

L’aventure éditoriale

Après la traversée du désert dans le flou total avec deux lignes sibyllines tous les deux mois, mon éditeur m’accorde enfin une demie heure pour faire le point. Et je rentre dans le monde de l’édition… Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête (ça ne l’était pas), mon livre sera un objet commercial, avec objectifs de vente, et je n’ai donc pas de prise sur le titre, le sous-titre, la couverture, le blurb (petit mot d’encouragement d’une personnalité, sur un bandeau). Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête, il s’agit d’un livre de science, donc hors de question d’avoir un titre subtil, les termes du genre « tumulte » étant trop « alambiqués » pour le grand public. Il me laisse entendre tout ça avec ses yeux bleus, son charme sympathique et beaucoup d’attention malgré sa course entre les réunions. Je dis : d’accord, et puis je pense, c’est vrai, finalement, ce qui compte c’est que les gens l’achètent, ce livre. Ensuite, ils l’ouvriront, et ce qu’ils trouveront à l’intérieur, ce sont bien les chercheurs et la science tels que j’ai voulu les partager.

Je passe des chapitres sous DeepL (argh, quel carnage) et j’envoie des bouts de textes à quelques personnages-héros pour autorisation et pour recherche d’incohérences scientifiques. Deux heures plus tard, inattendu, un message d’Andromeda – qui a lu la version française : « Beautiful writing! […] »

Je réalise à ce moment-là, entre la montée des larmes, qu’elle est la première personne, au-delà de mon éditeur et de mes enfants, à avoir lu un extrait de mon livre. Ma vie est une évidence.

Florian Freistetter, Fusion de deux objets compacts

Mécaniques des esprits

Retour, quatorze heures de route sous la pluie, la nuit, la mécanique des essuie-glace, lorsque les hurlements autistes se sont annulés dans mes écouteurs, je songe aux équilibres et déséquilibres familiaux, à la nécessité de rompre cette convention sociale de toujours partir en vacances en famille, et je fais un tri rapide et précis dans ma tête en sabrant mes appréhensions : comment s’organiser à Paris, comment être mère et diriger un laboratoire, quelle prof de piano pour mes enfants… Cette année américaine a posé en moi un sens plus aigu des priorités, des choses qui n’ont pas d’importance, la confiance tranquille en les opportunités – je ne crois plus à la prise de tête. Je repense aux conseils précieux de R. : identifier ce qui requiert absolument mon intervention et le reste, ce sur quoi les gens eux-mêmes doivent prendre leurs initiatives et décisions. Cette année, j’ai enfin compris que la plupart des choses qui me concernent ne sont pas graves. Et j’ai la chance d’être entourée de mousquetons qui permettent toujours des solutions.

Le monde suit son cycle absolu : paix, crises, difficultés, frustrations, montée d’extrémismes manichéens comme idées sur-simplistes d’humains non rodés à la réflexion complexe. Les haines focalisées comme gouvernance et chapeau au chaos, la lutte pour la vie… L’incendie d’Argos, s’ils sont innocents, ils renaîtront.

Enfoncée dans mon siège passager, à la lueur bleue d’un réseau hésitant, j’ai réservé pour la saison 2024/2025, deux pièces de théâtre, trois concerts à la Philharmonie, une comédie musicale au Châtelet et Martha Argerich aux Champs-Élysées. De quoi me rendre l’envie de retourner à ma Ville Lumière ; me nourrir, et nourrir mes garçons, de toute la lumière possible, pendant qu’il est encore temps.

Son : Devics, If We Cannot See, in Push the Heart, 2006

À NYC, quelque part vers Penn Station, février 2024

Chicago Dissection – Part IV

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été – fin.

Au retour, il y a des petits bras qui me rendent à la normalité. Les petits bras sont ronds, ont une peau parfaite et bronzée, et me répètent, comme une rengaine depuis des mois : « Maman, je t’aime, je t’aime plus que tout, je veux toujours rester avec toi. Maman tu sens bon. Maman t’es belle. Maman t’es trop forte. » Et c’est dans ces paroles séculaires, merveilleuses, éculées, d’une gratuité et d’une confiance absolues, que je retourne à la terre et à l’existence mammifère.

Son : Yumi Arai, やさしさに包まれたなら (Enveloppée par la tendresse), in Misslim, 1974

Les ascenseurs du Fisher Building à Chicago, là où tout a commencé il y a 15 ans. Juin 2024

Chicago Dissection – Part III

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Il y a A., blonde et bouclée, cheveux et lèvres serrés, la voix qui ne tremble pas mais presque, chemisier et taches de rousseur, qui dit : « Et j’ai suivi les instructions RH à la lettre, pas d’empathie, pas pardon, je l’ai regardée dans les yeux, j’ai dit les mots, vous êtes licenciée, et on a dû lui répéter plusieurs fois parce qu’elle ne comprenait pas l’anglais. But I’m fine. It’s okay. » Et l’autre, plus grande, blonde aussi, qui lui répond : « Est-ce qu’on revient de ça ? Est-ce qu’on se retrouve ? » Moi je suggère, d’une voix plus douce : « Le fait que ça t’affecte tant, c’est précieux. Ça veut dire que tu es toujours toi-même. Ce serait plus simple, bien sûr, de passer à un stade où ça ne t’affecte plus… Mais est-ce qu’on a envie de ça ? » A. pousse un soupir : « Dans ces moments-là, je pense à Andromeda. Elle a dû faire ça des dizaines de fois. Mais comment ? Il doit y avoir un moyen. »

Jeudi soir, croisière dînatoire de conférence sur le lac Michigan – Chicago s’est parée d’un coucher de soleil dramatique. Accoudées sur le pont, nous regardons toutes les deux les lumières se refléter sur les tours du South Loop où elle habitait avant.

Je dis : « J’avais peur, au moment de prendre l’avion, de venir ici. Chicago sans Andromeda, ce n’est plus tellement Chicago. »

Et A. de m’avouer que depuis qu’Andromeda a pris son nouveau poste, elle ne reçoit plus aucune réponse à ses messages, même urgents. Je souris : « Mais ça veut dire que tu gères toute seule, tu n’as plus besoin d’elle. » Puis : viens, faisons un selfie pour elle !

J’envoie à Andromeda nos sourires de fortes-amères sur fond de flammes : In Chicago and missing you SO much. Et immédiatement sa réponse : In Hong Kong and missing you both!

Chicago, depuis le lac Michigan, juin 2024

Ce n’est que bien plus tard, une fois rentrée, que les choses ont enfin pris leur sens. Qui saura que cette semaine a été la culmination de tout, une puissance, une clôture ? Il y quinze ans Andromeda m’a prise sous son aile à Chicago. J’en suis partie, mais sans partir. Toujours je suis revenue à Chicago me ressourcer, prendre son conseil et confiance avec un verre de vin et des bricoles brésiliennes.

Ce printemps, c’est Andromeda qui est partie prendre de la hauteur à New York. Et elle s’est arrêtée sur sa route chez moi, en Pennsylvanie.

Une ère se termine et une autre commence. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai été cette semaine-là à Chicago, c’est Andromeda qui me l’a appris. A., moi, d’autres, nous prenons son relai à travers le monde.

Au moment de cette réalisation, je pleure longtemps à grands sanglots. P. me dit : « Mais c’est bien. » Oui, c’est bien. C’est bien, mais c’est terrifiant, c’est terrifiant de perdre ses repères, de devenir soi-même un repère, c’est terrifiant de devoir prendre ce relai-la, d’être la personne qui donne et non plus celle qui reçoit. De se rendre compte qu’on est en train soi-même de former la relève.

Son : Sufjan Stevens, Chicago, in Come on feel the Illinoise, 2005

Chicago Dissection – Part I

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Il y a celle à la carrure grande et forte qui me raconte comment un ministre l’a appelée « Madame » tout en donnant du « Docteur » à son collègue. L’autre qui m’explique qu’elle avait mis du temps à accepter de bien s’habiller car elle avait peur que les hommes ne la voient plus comme une expérimentatrice. Elle me montre ses talons taupe : « Mais j’ai toujours dans mon bureau une paire de sneakers sales pour aller dans mon lab. » Je déballe à mon tour ce moment mémorable où un chercheur « bienveillant » m’a demandé comment j’allais gérer mon stress, à la présentation de mon projet de direction.

Et puis, dans la chaleur abêtissante, sur les bancs de bois du Plein Air Café, j’écoute longtemps une jeune doctorante aux cheveux longs qui dit : « Je ne comprends pas pourquoi, dès que j’ouvre la bouche, il me fait comprendre que c’est nul, et dès que c’est mon camarade, c’est toujours super. C’est comme ça depuis des mois, je n’en peux plus. »

Plus tard, me faire crier dessus dans les rues sombres du Loop par le directeur de thèse en question, à qui j’expose la chose – avec trop peu de tact et de stratégie. Encaisser, écouter, garder mon calme, et faire tourner mon cerveau très vite pour sortir de ce non-sens émotionnel qu’on m’inflige.

Je crois que c’est tout cela qui m’a terrassée, cette violence et cette solitude infinie – la solitude d’être celle à qui on s’accroche, celle responsable de l’âme de la collaboration G., celle qui doit tenir et être irréprochable dans un monde dur et biaisé.

Son : Clara Ysé, Pyromanes, in Oceano Nox, 2023

Joan Miró, Miró’s Chicago (titre original : The Sun, the Moon and One Star), 1981, caché entre le Cook County Administration Building et le Chicago Temple Building. Juin 2024

Magnifique Hilary

Quand je retrouve le concerto pour violon de Sibelius au détour d’un entretien sur France Musique avec Hilary Hahn, c’est une triple sensation de retour dans des bras chers, un embrassement qui va à l’embrasement. J’aime dans Hilary Hahn cette intelligence fougueuse et gracieuse. On la sent terriblement cérébrale, mais avec cette amplitude culturelle et une sensibilité parfaitement dosée. Avec elle, on peut se laisser emmener dans des tréfonds musicaux et ré-émerger nourrie, pleine d’allant, mais les pieds sur terre. C’est ça bien sûr qu’il faut viser dans la vie – ces dernières semaines, je me suis perdue dans les petitesses et les insécurités, il faut pourtant toujours être dans l’aventure et la grande humanité, retrouver quelque part la certitude et l’éternelle motion.

Son : Jean Sibelius, Concerto pour violon, Op. 47 : III. Allegro, ma non tanto, interprété par Hilary Hahn et le Swedish Radio Symphony Orchestra, dirigé par Dieu, pardon, Esa-Pekka Salonen. Et j’adore le commentaire si nature de Hilary Hahn sur ce mouvement « C’est fun, c’est si rock. »

Hilary Hahn interprétant Sibelius, au CSO, 2019

Chiant à mourir

J’écris à mon éditeur [qui fait le mort, il doit boucler urgemment un livre sur la physique olympique, me dit-il, et je me retiens de lui répondre : je ne comprends pas tes priorités] : « Voilà, il me reste juste le final, et avant de m’y attaquer, je vais d’abord prendre un moment pour resserrer les boulons sur l’ensemble. »

Religieusement, j’imprime mes pages sur l’imprimante de l’université [j’espère que les étudiants qui paient des frais faramineux me pardonneront cet abus]. Religieusement, je récupère le paquet de feuilles, et je trouve avec une petite émotion, que ça fait de la masse. Religieusement, je m’installe sur l’îlot de bois de ma cuisine, un crayon bien taillé entre les doigts. J’entame le texte en me disant qu’il faut être détachée et critique.

Et c’est l’horreur intégrale. C’est tellement ennuyeux que je n’arrive même pas à me relire. Mais qui va lire ces tartines techniques et dégoulinantes ? J’ai toujours trouvé les livres de vulgarisation chiants à mourir. Je me rappelle pourquoi j’avais toujours refusé d’en écrire un. Mais mon Dieu je suis en train d’en terminer un. Quelle pollution pour la littérature, pour les rayons de librairies, pour les collections de cette maison d’édition ! Il faut me rendre à l’évidence : je suis en train d’écrire un livre chiant à mourir.

Note 1 : Est-ce que ça me met à un rang proche de Proust ?
Note 2 : Est-ce que Proust est en train de se retourner dans sa tombe de l’insultante comparaison ?
Note 3 : Est-ce que des gens vont lire la partie scientifique chiantissime en se disant, comme moi à l’adolescence, quand je lisais et ne comprenais rien à Stephen Hawking, « hmm hmm je me sens très intelligent en lisant ce truc chiant » ?
Note 4 : Est-ce que Hawking est en train de se retourner dans sa tombe de l’insultante comparaison ?

Philippe Geluck, dans « Geluck pète les plombs », 2018

Une philosophie de vie

Longtemps, je n’avais rien à dire, je ne comprenais rien, tout était embrumé, je n’étais qu’impostrice dans une toute petite fenêtre, et toute cette insécurité me fermait à la science qui n’était pas mon propre jardinet, que je faisais semblant de mépriser, c’était plus facile. Que s’est-il passé ? J’ai travaillé avec des gens de tous horizons, j’ai décidé de sortir de cette zone de confort, de faire de la radio, d’aller dans les déserts visser des boulons et lire des oscilloscopes, j’ai décidé d’encadrer des étudiants merveilleux sur des sujets aventureux que je ne maîtrisais pas, j’ai joué avec les données G., O., inlassablement, a répondu à mes questions stupides, j’ai passé un an et demi à écrire ce livre, et j’aime tellement le fait que ma fenêtre sur la science, sur la vie, s’ouvre toujours un peu plus grand.

Et cela me fait apprécier encore plus l’étendue vertigineuse de mes méconnaissances, être impressionnée de cette cathédrale de la science qui se fait de la combinaison de tant d’artisanats, tant d’expertises, de tous azimuts. C’est heureux d’avoir une petite place dans cette Humanité-là. Ce métier, ce n’est pas un métier. C’est une philosophie de vie.

Kashiwanoha, Japon, avril 2024

Les boulons impossibles à resserrer

En sortant du onsen, le cerveau vide, à attendre tranquillement que O. sorte du côté hommes, je découvrais ces lignes de Gracq, dans Lettrines. Plus tard, le dernier dimanche, sur le chemin de l’aéroport, je m’étais arrêtée à Hamariku-koen, et j’avais pris un matcha accompagné d’une sucrerie pour relire ces mêmes lignes – et le reste des pages aussi, d’ailleurs [Merci, J.].

Comme un organisme, un roman vit d’échanges multipliés : c’est le propos d’un des personnages qui fait descendre le crépuscule et la fraîcheur d’une matinée qui rend soudain l’héroïne digne d’amour. Et comme toute œuvre d’art, il vit d’une entrée en résonance universelle — son secret est la création d’un milieu homogène, d’un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens.

— Julien Gracq, Lettrines, 1967

Quand je suis revenue et que j’ai vu mes chapitres 12 puis 9 se déposer comme des ailes qui se referment dans un bruissement et une herméticité parfaits, je repensais à ces lignes. Je disais à P. : « Il va falloir resserrer tous les boulons sur l’ensemble, car c’est exactement ce que je voudrais faire : que chaque mot, chaque phrase résonne avec le reste, que tout soit là pour une raison. Et l’iceberg précieux dans tout cela, c’est qu’il ne faut pas que ça se voie. Il faut que ça ait l’air de rien, qu’on ne remarque aucune des coutures, des boulons, que tout ait l’air d’un tenant sans qu’on ne s’y arrête. Il faut que les efforts soient invisibles. C’est ça, la force, la beauté, la puissance. »

Ensuite, je relis quelques bribes de mes premiers chapitres et je rigole de moi-même. Bien sûr, il y a trop de coutures, de boulons, de grossièreté pour que je n’arrive jamais à quelque chose d’aussi rond. Genre, « je vais faire comme Julien Gracq ». Mais LOL.

Hamariku-koen, Tokyo, avril 2024