Anaïs parle de ses horcruxes ou de sa multiplicité :
J’ai le sentiment qu’un choc initial a rompu mon unité, que je suis un miroir brisé. Chaque morceau s’en est allé vivre sa vie. Ils ne sont pas morts sous le choc (comme dans certains cas où j’ai vu des femmes qui sont mortes à la suite d’une trahison et prennent le deuil, abdiquent tout amour, ne renouvellent jamais le contact avec l’homme), mais ils se sont séparés en différents « moi » et chacun a vécu sa vie.
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.
J’avais dit à P. sur la route Fleurance-Auch-San Sebastian : « Ça fera bizarre de lire Anaïs Nin en Espagne. » Je pensais alors Louveciennes, Montparnasse, Clichy. Mais comme lui fait remarquer par lettre son père retrouvé (cubain, spécialiste de la musique traditionnelle espagnole qu’il a remise au goût du jour… et incestueux), il y a de l’espagnole qui bout en Anaïs, parmi ses multiples facettes. Ça prouvait a posteriori que c’est là qu’il fallait aller cet été, dans la fraîcheur de la Costa verde, à la lire et à la partager à la lueur des lampadaires, sur les marches de l’église San Isidoro el Real d’Oviedo, aux petites heures de la nuit.
Son amant et muse réciproque, Henry Miller, lui écrit :
Anaïs, votre beauté m’a ébloui. Vous étiez là comme une princesse. C’était vous l’infante d’Espagne, et non pas celle que l’on m’a désignée ensuite. Vous m’avez déjà montré tant d’Anaïs, et maintenant celle-ci. Comme pour prouver votre versatilité protéenne.
Son : Michel Camilo, Tomatito, La Fiesta, in Spain Again, 2006
Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers de terrains sauvages, le désir d’une ville.
— Italo Calvino, Les villes invisibles, 1972
On accède à Cudillero à pied, comme si on l’accostait, elle se révèle dans son coquillage de rochers et de végétation ruisselante, nappée de fumerolles d’air froid, capée d’eucalyptus. Des centaines de petites maisons de pêcheurs empilées sur la falaise et son phare-jouet d’avant-garde. La mer est turquoise et les poteries noires. Le voyageur peut suivre un chat, se perdre dans un dédale de marches, de linges et de façades, et rester prisonnier d’une géométrie non euclidienne, dans une quête où le haut et le bas ne sont plus celles de l’eau et du ciel.
On peut percer Oviedo jusqu’au cœur la nuit ; le sol est lustré aux petites heures à grande eau et quand le vacarme des buveurs de cidre s’est éclairci, l’air se remplit de celui des camion-poubelles. À chaque tournant, une place cuivrée aux lucarnes maquillées d’un trait sombre, qui se mue en scène d’opéra. Dans les nuits d’Oviedo, les vacanciers sommeillant ne savent pas ce qui se trame et se joue, les drames et les psychanalyses criées, chantées et pleurées.
Oviedo encore en fin de journée chaude : sur ses flancs montagnards, on grimpe un chemin de poules et de granges-pilotis. Sur les pierres ocres de l’église Santa Maria de Naranco, le pinceau de lumière arrondi des colonnes sculptées conte une caresse.
Au bout d’une longue route entre les pics herbus de l’Europe, ceux-là même qui bloquent les nuages et font du reste de l’Espagne un désert, le voyageur devient pèlerin religieux ou touriste, et se heurte à la prétention mystique de Covadonga. On y tient office toute la journée dans une grotte ornée perchée, et une cathédrale rose sonne les quarts d’heure comme on frappe des cordes de guitare. Pour retrouver l’humilité et la fraîcheur, il faut descendre tout en bas au ruisseau. Sur les rochers mousseux, la sérénité et l’exaltation baignent les pieds et la nuque, on comprend.
Son : Estrella Morente, Volver, 2006, dans le film éponyme dir. Pedro Almodovar, d’après le tango de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera, 1934
Cudillero, une ville asturienne invisible, août 2025
Rosa Montero toujours, en boule dans mon canapé en ce samedi, n’arrivant pas à décoller, et A. qui me fait une scène : « Mais pourquoi on ne part pas, ça fait une demie heure ! »
Bah disons que je suis tombée sur l’histoire de Klemperer.
Deux ans plus tard, Klemperer publia un livre magnifique intitulé : « LTI, la langue du III Reich » (Albin Michel), une réflexion linguistique sur la manière dont le totalitarisme d’Hitler avait déformé le langage et aussi une sorte de journal autobiographique des années du nazisme. C’est une œuvre éblouissante qui touche à la fois le cœur et la raison, comme si Klemperer avait réussi à approcher la lumière aveuglante de la sagesse absolue, de la beauté parfaite, de la compréhension. Car sans cette compréhension de nous-mêmes et des autres, sans cette empathie qui nous relie aux autres, aucune sagesse, aucune beauté ne peut exister.
Pour ma part, mon appétit de connaissance est en accord avec mon amour de la vie et des êtres vivants. Klemperer voulait savoir, voulait tenter d’expliquer l’inexplicable. Bien que son livre ait été publié dès 1947, le texte émerveille par son absence de violence ou d’esprit de vengeance, par sa compassion générosité, son amour douloureux envers l’humanité. Malgré tout.
— Rosa Montero, La folle du logis, 2003
Moi qui allais sauter le chapitre, parce que pas prête à me frotter en ce moment aux horreurs inhumaines, j’ai ralenti, suis revenue sur les paragraphes survolés, tout avalé en détail. Parce que la beauté.
Nous sommes partis pour Paris, finalement. Dans le RER, A. faisait semblant de lire ; j’ai ouvert Nicolas Bouvier et je suis restée atterrée – atterrée, ça veut dire qu’à l’arrivée à Châtelet, j’avais mon livre fermé entre les doigts, le front posé sur la tranche, et je me demandais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Maintenant qu’on a lu ça ?
Treize à vingtième heure de conduite
Vers minuit nous repartons nourris et reposés. Le toit est ouvert sur un ciel criblé d’étoiles. Nous franchissons deux cols bruns en bavardant calmement puis une de mes questions reste sans réponse et je m’assure d’un coup d’œil que Thierry s’est endormi. Jusqu’à l’aube je conduis lentement, tous feux éteints pour ménager la batterie. Dans le dernier col qui nous sépare de la côte, la route de terre est glissante, et les rampes trop fortes pour le moteur. Juste avant qu’il ne cale, je secoue Thierry qui saute, et pousse tout en dormant. Au prochain replat, j’attends qu’il me rattrape. Au bas de la descente, une dernière rampe très brusque nous oblige à répéter cette manœuvre qui laisse Thierry loin en arrière. J’arrête la voiture et vais, titubant de fatigue, pisser interminablement contre des saules dont les branches me caressent les oreilles. Au sommet nous avons eu la neige, mais ici c’est encore l’automne. L’aube est humide et douce. Une lueur citron borde le ciel au-dessus de la mer Noire, des vapeurs bougent entre les arbres qui s’égouttent. Couché dans l’herbe brillante, je me félicite d’être au monde, de… de quoi au fait ? mais à ce point de fatigue, l’optimisme n’a plus besoin de raisons.
Un quart d’heure plus tard, Thierry sort de la nuit, arrive à ma hauteur et me dépasse à grandes enjambées, dormant debout.
— Nicolas Bouvier, L’usage du monde, 1963
Dans les couloirs du RER, je pensais à cette nourriture infinie, et à la possibilité qui m’est donnée aujourd’hui, à chaque instant, si je le souhaite, de partager l’éblouissement. Ce choix, cette option qui s’est ouverte comme une fenêtre sur l’Univers, permet, il me semble, la solitude réelle. Solitude luxueuse, chérie, qu’il ne faut jamais perdre de vue, qu’il faut intentionnellement ramener à soi pour être, devenir et révéler au-delà de soi.
Il faut alors travailler finement les équilibres – temps, espaces, mots et interactions – pour asseoir un monde de sérénité et de puissance. Celui que ne salit pas le quotidien et réciproquement, celui qui garde comme point de fuite la beauté et le surgissement. Et qui pourtant dans le même temps se pose, repose, et baigne de lumière.
Son : Dans ma grande inculture, je découvre – grâce à A. – Federico Mompou et sa musique claire, sincère, colorée de folklore nostalgique catalan. Federico Mompou, Cancons i danses: Canco i dansa No. 5, interprété par Olena Kushpler, 2012
Un peu avant le couchant à Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière. De celle, parfaite, qui se plaque aux pierres ocres et capture l’instant. Le silence, les cloches qui sonnent dix-huit heures, et le roucoulement prolongé d’un pigeon ramier.
Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière, février 2025.
Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.
Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.
À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.
Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987
La logistique voulait que nous roulions jusqu’à Chicago pour prendre notre dernier vol transatlantique. La symbolique s’y prêtait bien aussi. Huit valises à l’aller, nous rentrons avec douze. La proportion est probablement en adéquation avec la symbolique également.
La route : les Appalaches verdoyantes, infranchissables avec les caravanes à l’époque des colons, Pittsburgh, les fleuves et les passés industriels entre les forêts, le long de Detroit, puis les plaines interminables dans un coucher de soleil aux couleurs de synthèse. Dans l’Indiana, un Inn secret à l’abri du feuillage, le long des rails et de pistes boisées – les dunes de sable au matin éclatant, coulant sous les pieds, et les enfants s’éclaboussant dans l’eau limpide du lac Michigan. Les aciers aliénants du sud de Chicago, puis l’apparition de notre skyline préférée sur le Lake Shore Drive. Nous nous sommes arrêtés au bean, prendre de l’énergie holomorphique à Anish Kapoor, et zou, dans les bouchons jusqu’à O’Hare. Évidemment.
Retour, quatorze heures de route sous la pluie, la nuit, la mécanique des essuie-glace, lorsque les hurlements autistes se sont annulés dans mes écouteurs, je songe aux équilibres et déséquilibres familiaux, à la nécessité de rompre cette convention sociale de toujours partir en vacances en famille, et je fais un tri rapide et précis dans ma tête en sabrant mes appréhensions : comment s’organiser à Paris, comment être mère et diriger un laboratoire, quelle prof de piano pour mes enfants… Cette année américaine a posé en moi un sens plus aigu des priorités, des choses qui n’ont pas d’importance, la confiance tranquille en les opportunités – je ne crois plus à la prise de tête. Je repense aux conseils précieux de R. : identifier ce qui requiert absolument mon intervention et le reste, ce sur quoi les gens eux-mêmes doivent prendre leurs initiatives et décisions. Cette année, j’ai enfin compris que la plupart des choses qui me concernent ne sont pas graves. Et j’ai la chance d’être entourée de mousquetons qui permettent toujours des solutions.
Le monde suit son cycle absolu : paix, crises, difficultés, frustrations, montée d’extrémismes manichéens comme idées sur-simplistes d’humains non rodés à la réflexion complexe. Les haines focalisées comme gouvernance et chapeau au chaos, la lutte pour la vie… L’incendie d’Argos, s’ils sont innocents, ils renaîtront.
Enfoncée dans mon siège passager, à la lueur bleue d’un réseau hésitant, j’ai réservé pour la saison 2024/2025, deux pièces de théâtre, trois concerts à la Philharmonie, une comédie musicale au Châtelet et Martha Argerich aux Champs-Élysées. De quoi me rendre l’envie de retourner à ma Ville Lumière ; me nourrir, et nourrir mes garçons, de toute la lumière possible, pendant qu’il est encore temps.
Les baleines viennent ici manger les petites crevettes que K. voulait absolument me montrer à marée basse, et qu’il recueille dans le creux de ses mains. Elles passent l’été à vivre leur vie faste de baleine, grossissent de 10 tonnes, puis migrent vers les mers du Sud où elles se retrouvent comme dans une grande conférence annuelle, s’accouplent, mettent bas, ne mangent pas pendant si longtemps qu’elles en perdent le quart de leur poids. Les baleineaux tètent le lait maternel, puis suivent leur mère de l’autre côté de la planète, sur la merveilleuse route des courants marins, pour leur premier festin.
Le retour dans le Saint Laurent de la baleine à bosse Tic Tac Toe est célébré dans la gazette locale qu’on trouve à l’épicerie.
Ici on sait un peu de quoi on se souvient. Des Basques qui venaient chasser les bélugas dans les années 1300. Des longues nuits d’hiver aux étincelles magiques des premières nations. Les baguettes ont le goût du pain, les pâtés et les saucissons ont la saveur de ceux qui rusent pour tout conserver et manger bien.
Sur une table de bois, dans les prairies qui descendent vers la mer, je bois une bière aux goûts de pins et d’herbes amères en sabrant quelques mails. Baleines en arrière plan, bière boréale en avant plan : c’est le luxe d’un bureau itinérant.
Son : un peu de chanson inuktitut et du chant de gorge, avec Beatrice Deer, Immutaa, in My All To You, 2018
Le fjord de Saguenay, terrain de jeu des belugas, au dos blanc qui émerge par intermittence, avec la félicité d’un événement transitoire dans un observatoire, juin 2024
L’embouchure du Saint Laurent, ses fjords, ses îles, ses interminables forêts boréales au vert profond taché du tendre des bouleaux. Pourquoi ne sommes-nous pas venus ici plus tôt ? dis-je à P. Ça me prend de majesté et de mouvement, ces marées et les couleurs inhomogènes de la mer. Le mélange des eaux, j’aime ces endroits qui ne se définissent pas, qui sont sel et sucre à la fois, qui parlent français comme on roule du lierre entre les joues, ces grands Nord si nordiques que la lumière s’étire encore dans des effilochures de nuages. Cette lumière, je l’ai aimée en Angleterre, en Écosse, dans les escarpements de la Scandinavie, l’année dernière dans le Maine. Elle dit : suspension.
Son : Je sais que ça n’a rien à voir a priori, mais c’est mon son du moment. Et honnêtement, je pense que le titre est mal choisi, on retrouve dans ce morceau les ingrédients du Nord, du Sibelius, du Stravinski… Gustav Holst, Indra, Op. 13, interprété par Ulster Orchestra, dirigé par Joann Falletta, 2012
Montréal, Québec city : nous y faisons une halte rapide pour attraper une tasse de café véritable, dans ces boutiques bobos hipster internationales. On y parle un français réconfortant et peu pratique (« Feux : Préparez-vous à arrêter » quel genre d’efficacité est visée dans un panneau d’une telle longueur ?). Et cette devise « Je me souviens. » du Québec, ils ne savent pas de quoi, mais c’est joli n’est-ce pas, et plein de sens – c’est ça le Québec, déroutant et attachant de simplicité. On y mange mille fois mieux que de l’autre côté de la frontière, car Jacques Cartier a apporté dans les cales de son navire l’usage des abats du cochon. Dans la ville, je me sens en terrain connu, conquis, un peu comme dans un aéroport. Les villes de ce calibre sont impossibles à ressentir en un passage éclair touristique (un jour peut-être j’y reviendrai en mission et ce sera différent). Mais Québec City, toute en dénivelés, l’amour des vieilles pierres et le parfum du Saint Laurent qui entame sa mue, oui, il y a quelque chose qui parle là dedans, qui parle à la corde vibratoire.
Québec depuis la batterie Demi-Lune, gravure de Coke Smyth tirée de «Sketches in the Canadas». Reproduction par photographie de Denis Chalifour, Musée du Séminaire du Québec, 1838