Cherche encore

C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.

Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).

Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.

La dame à la licorne : À mon seul désir. Musée national du Moyen Âge, Paris, entre 1484 et 1538.

La touche française

Quand j’ai entendu le French Cancan, je me suis dit : « Et voilà, on est dans le kitsch, » et je suis retournée à la fiche d’évaluation de mon stagiaire. Et puis P. m’a dit : « En fait, ça a de la gueule. » Alors je suis arrivée juste à temps pour voir la flamme dévaler les coulisses du Châtelet, sur les airs de ma (troisième) comédie musicale préférée, celle qui m’a propulsée dès six ans dans l’Histoire française, la narration et la misère hugolienne.

Et d’un coup, les fenêtres de la Conciergerie ornées de Marie-Antoinette décapitées, les giclées de flammes et de sang en longs rubans, métallique comme la musique, et Carmen qui vogue dans tout cela sur Fluctuat nec mergitur, le gore lyrique et rouge vif, je ne m’attendais pas à ce degré d’intensité ce soir.

Aya Nakamura plaquée or qui chante Djadja accompagnée de la garde républicaine en uniforme, tant de pluie, de pluie, la porteuse de parapluie – si française – derrière Tony Estanguet – si français.

Hier je voulais aller au bord de la Seine avec M. mais tout était bloqué, la ville tranchée en deux par son cœur ; et c’est donc qu’elle se préparait à battre et à pulser sa lumière. Cet impossible spectacle, à l’échelle d’une ville, quand l’ensemble d’une capitale se transforme en art, en sensations et en messages… Du pain et des jeux, pense la cynique en moi, mais je préfère l’émotion au cynisme : la littérature à la BnF, deux Simone sur la Seine, Philippe Katerine, la scène/théâtre/musique modernes et audacieux, l’inclusivité, les belles valeurs tailladées sur l’écran, on aimerait toujours se rappeler que ce sont elles, les véritables facettes de la France, le temps d’un soir, offertes et partagées au monde.

La Conciergerie, lors de la Cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, Paris 2024

C’est bien, la France

J’envoie cette ligne à pas mal de monde, à qui voudra bien partager cette petite joie, au premier matin décalée où je sors dans les rues de ma ville de banlieue, dans la lumière fraîche estivale, je vais acheter des fromages et des pains au chocolat à la boulangerie… C’est bien, tout est là, immuable, les vieilles pierres, les rues étroites, et surtout dans notre maison, l’odeur des murs épais et du bois, des tomettes anciennes, une odeur de bonheur qui imprègne nos chambres, le goût de l’eau, les enfants sont fous de retrouver tous leurs jouets oubliés, nous nous attaquons aux cartons, au jardin envahi d’origan, de roses, de glycine, de lierre et d’abeilles, qui ressemble à celui secret de Hogson Burnett. Plus tard, quand je retrouve mon laboratoire et ses occupants, les bras et épaules tendrement serrés, les regards et les petites conversations entre les portes, les planches de charcuterie partagées à l’apéro, et la vie partagée, nous parlons gamins, flamme olympique, éclipse, formation stellaire dans les galaxies, H. et Y. s’empaillent sur des interprétations d’articles, et Pa. me conte les manigances avec l’Observatoire. C’est l’été, le doux moment du ralenti français, le temps de la respiration, de l’inspiration. J’ai l’impression de retrouver une place, ma place – oh je ne me fais pas d’illusion, ça durera un temps seulement – ça ne me ressemble tellement pas, et c’est très, très agréable.

Le dernier road-trip

La logistique voulait que nous roulions jusqu’à Chicago pour prendre notre dernier vol transatlantique. La symbolique s’y prêtait bien aussi. Huit valises à l’aller, nous rentrons avec douze. La proportion est probablement en adéquation avec la symbolique également.

La route : les Appalaches verdoyantes, infranchissables avec les caravanes à l’époque des colons, Pittsburgh, les fleuves et les passés industriels entre les forêts, le long de Detroit, puis les plaines interminables dans un coucher de soleil aux couleurs de synthèse. Dans l’Indiana, un Inn secret à l’abri du feuillage, le long des rails et de pistes boisées – les dunes de sable au matin éclatant, coulant sous les pieds, et les enfants s’éclaboussant dans l’eau limpide du lac Michigan. Les aciers aliénants du sud de Chicago, puis l’apparition de notre skyline préférée sur le Lake Shore Drive. Nous nous sommes arrêtés au bean, prendre de l’énergie holomorphique à Anish Kapoor, et zou, dans les bouchons jusqu’à O’Hare. Évidemment.

Indiana Dunes, Indiana, juillet 2024

Merveilleuse Amérique

Marrant : c’est lorsque je suis dans les rayons du Walmart, en train d’acheter un carton de déménagement, que je me rends compte de l’évidence. Nous quittons l’Amérique. Mon Amérique facile, mon Amérique pragmatique, celle de l’immédiateté, de l’énergie à revendre, où il y a juste à tendre les mains pour saisir les opportunités, celle folle et coulante, celle qui préfère les compromis et croit en ses tabous. Mon Amérique, critiquée et aimée, sa chaleur abêtissante et ses intérieurs sur-glacés ou sur-chauffés dans des hivers blancs. Sa nourriture sur-salée sur-grasse sur-épicée pour compenser la hâte de grignoter plutôt que de savourer, ses gens qui vous embrassent et vous oublient aussitôt, et le plaisir d’être d’ailleurs et d’ici à la fois, de n’être jamais ancré nulle part, la gratuité des interactions et des actions, avec une pression sociale réduite à un fil, apprécier les instants comme ils passent, sans le poids des futurs fluctuants et plein d’options.

Je n’ai en moi ni pleurs ni mélodrames, je suis habitée et pleine, heureuse de cette aventure, nous voguons de port en port, de minéral en minéral, j’espère que c’est ce que les enfants auront appris cette année : que nous pouvons partir, revenir, repartir, la puissance de la liberté, que la vie s’écrit et se saisit dans les géographies. Pour cette exploration, l’importance des quelques cristaux humains qui se gardent dans la poche, qui nous gardent dans le fondamental, qui nous rattachent aux différentes facettes que nous sommes, et qui font que jamais nous ne nous perdons, dans cette merveilleuse errance.

Son : Yo-Yo Ma, Stuart Duncan, Edgar Meyer, Chris Thile, Attaboy, in Goat Rodeo Sessions, 2011

Détail de la lampe Tiffany Trumpet Creeper (jasmin ou trompette de Virginie), probablement dessinée par Clara Driscoll, ca. 1900-06, The New York Historical Society.

Détente adiabatique

Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des calculs, mais aussi, il fait 33 degrés et 80% d’humidité, la clim de notre maison est cassée depuis trois jours, et j’erre avec les enfants de bibliothèque en café bobo climatisé.

Puis soudain l’orage. 夕立 (yuudachi) : j’offre ce mot aux garçons, c’est un mot de l’été.

Et ce souffle froid en une caresse tendre qui entre par bouffées avec le soir. J’ai ouvert grand toutes les fenêtres à guillotine, je m’assois par terre sur le parquet de ma chambre. K. est tombé de sommeil comme une petite mouche terrassée par la chaleur.

Fébrile, mais tendant vers l’apaisement par la chute de température et les interactions des derniers jours. Je récapitule, des choses douces, et cette confiance simple, même lorsqu’on parle de problèmes complexes, P., N., S., J., R., M., L., K., Da., O., toutes les lettres de l’alphabet, la famille, les collègues, une future femme de ménage, tant de belles personnes, dans des séries de conversations où nous échangeons avec tant d’intelligence et d’amitié. Merci.

Son : Léo Delibes, Duo des fleurs, dans l’incontournable version de Natalie Dessay et Delphine Haidan, Orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson, 1998

Ando Hiroshige, 大はしあたけの夕立 (Oohashi atakeno yuudachi, Sous une averse soudaine), 1857

Suavités

Assommante chaleur humide et collines appalachiennes éclatantes d’été vert sombre.
Nous cueillons des pêches bien mûres dans les vergers, et j’en mets plein mon chemisier.
Dans leurs chambres, les enfants jouent au restaurant, à l’école japonaise, Villa Lobos au piano.
Je me réfugie dans mes cafés climatisés, je réponds à des mails, je me dis qu’il faut relire et corriger mon livre. Qu’il faut que je fasse des figures pour l’article que je veux écrire. Je reçois des mots délectables d’un lecteur assidu de ces pages, qui donnent tant de sens à ces inepties dégoulinantes.
Des heures durant, je bavarde avec ma sœur, puis avec X., coincé dans un aéroport. Nous parlons bipolarité, natures humaines, EMDR, et de clubs libertins luxueux dans des caves à Paris. J’aime chez lui la pertinence de ses analyses, sa rationalité – sur lesquelles nous nous rejoignons – et malgré tout la sensibilité et le respect des humanités. Avec simplicité et sourire apaisé, il me conte les alentours du suicide de son ex-femme, les séances qui l’ont défait magiquement de sa culpabilité. C’était aussi d’une certaine façon l’objet de notre conversation avec ma sœur, pour qui les horizons s’ouvrent dans des traits sereins et colorés, malgré les innombrables complexités et difficultés inhérentes à la vie : l’optimisme, le positivisme, prendre et mettre en valeur la partie qui sourit.
Au réveil, j’écris à O. : « Merde, j’ai rêvé de toi. Le cauchemar ! » suivi d’un petit échange entremêlé de taf, de cœurs et de gentilles joutes.

L’été – encore quasiment deux mois de cette suavité, la force tranquille des moments partagés, de science, d’écriture, de fruits juteux et de mouvements dans les airs. Je veux rester dans ma bulle, je ne milite pas, je ne me laisse pas pénétrer des anxiétés du monde en chaos politique et sociétal.

Son : Yo-Yo Ma, Marc O’Connor, Edgar Meyer, Appalachia Waltz, 1996

Pfirsiche und Aprikosen, Bibliogr. Institut in Leipzig, 1906

L’aventure éditoriale

Après la traversée du désert dans le flou total avec deux lignes sibyllines tous les deux mois, mon éditeur m’accorde enfin une demie heure pour faire le point. Et je rentre dans le monde de l’édition… Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête (ça ne l’était pas), mon livre sera un objet commercial, avec objectifs de vente, et je n’ai donc pas de prise sur le titre, le sous-titre, la couverture, le blurb (petit mot d’encouragement d’une personnalité, sur un bandeau). Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête, il s’agit d’un livre de science, donc hors de question d’avoir un titre subtil, les termes du genre « tumulte » étant trop « alambiqués » pour le grand public. Il me laisse entendre tout ça avec ses yeux bleus, son charme sympathique et beaucoup d’attention malgré sa course entre les réunions. Je dis : d’accord, et puis je pense, c’est vrai, finalement, ce qui compte c’est que les gens l’achètent, ce livre. Ensuite, ils l’ouvriront, et ce qu’ils trouveront à l’intérieur, ce sont bien les chercheurs et la science tels que j’ai voulu les partager.

Je passe des chapitres sous DeepL (argh, quel carnage) et j’envoie des bouts de textes à quelques personnages-héros pour autorisation et pour recherche d’incohérences scientifiques. Deux heures plus tard, inattendu, un message d’Andromeda – qui a lu la version française : « Beautiful writing! […] »

Je réalise à ce moment-là, entre la montée des larmes, qu’elle est la première personne, au-delà de mon éditeur et de mes enfants, à avoir lu un extrait de mon livre. Ma vie est une évidence.

Florian Freistetter, Fusion de deux objets compacts

Montréal, Québec City

Montréal, Québec city : nous y faisons une halte rapide pour attraper une tasse de café véritable, dans ces boutiques bobos hipster internationales. On y parle un français réconfortant et peu pratique (« Feux : Préparez-vous à arrêter » quel genre d’efficacité est visée dans un panneau d’une telle longueur ?). Et cette devise « Je me souviens. » du Québec, ils ne savent pas de quoi, mais c’est joli n’est-ce pas, et plein de sens – c’est ça le Québec, déroutant et attachant de simplicité. On y mange mille fois mieux que de l’autre côté de la frontière, car Jacques Cartier a apporté dans les cales de son navire l’usage des abats du cochon. Dans la ville, je me sens en terrain connu, conquis, un peu comme dans un aéroport. Les villes de ce calibre sont impossibles à ressentir en un passage éclair touristique (un jour peut-être j’y reviendrai en mission et ce sera différent). Mais Québec City, toute en dénivelés, l’amour des vieilles pierres et le parfum du Saint Laurent qui entame sa mue, oui, il y a quelque chose qui parle là dedans, qui parle à la corde vibratoire.

Québec depuis la batterie Demi-Lune, gravure de Coke Smyth tirée de «Sketches in the Canadas». Reproduction par photographie de Denis Chalifour, Musée du Séminaire du Québec, 1838

La frénésie du tissage fin

Notes 2024 © Electre

En partant dans mon aventure américaine, je disais à tout le monde, sans le croire un seul instant, que je comptais renouer avec la recherche, remettre les mains dans le cambouis. La frénésie scientifique qui me saisit en cette fin de séjour dépasse toutes mes espérances. Libérée de mon livre et des tâches administratives, surfant sur les interactions formidables avec mes nouveaux étudiants, des postdocs et des collègues ici et à Paris, sur l’accumulation de données et de réussites dans la collaboration, et bien sûr, sur le travail de P., qui entretient une excitation quotidienne à développer des outils et sortir des résultats, j’ai dépassé mes blocages et j’ai retrouvé la passion de l’artisan.

J’ai repris entre mes doigts rouillés, des outils, des mécanismes, coder, calculer, lire, résoudre un par un les bugs et les étourderies calculatoires, et la jubilation lorsque ça tombe juste. Je ne mange plus, je ne dors plus, absorbée dans l’élan de fabrication. J’avais oublié cette hantise-là, cette addiction de l’esprit, toutes ces années, je pensais qu’elle ne m’était plus accessible, comme une langue ancienne réservée aux prémices des carrières.

J’aime et je prends tout dans la recherche : la stratégie, la collectivité, la poésie du propos, la formation des générations suivantes, les délicatesses humaines et l’émergence d’idées scientifiques directrices. Mais cet aspect artisanal, le cambouis cérébral, l’euphorie de faire soi-même le tissage du maillage fin, il ne faut plus le perdre. Je voudrais tellement le garder et être une chercheuse de qualité.

Son : Gustav Holst, Japanese Suite, Op. 33: III Dance of the Marionette, London Symphony Orchestra, dirigé par Sir Adrian Boult. Je découvre Gustav Holst, dont je n’ai jamais vraiment aimé les Planets. Sa vision du Japon est intéressante, pas la mienne, clairement, même si le V. est une berceuse très connue que je chante aussi. Mais cette suite toute en délicatesse et pleine d’énergie ; je suis séduite.