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Au matin, K. monte dans mon lit et déclare : « Quand même, t’as vécu beaucoup d’années ! » Je prépare une génoise japonaise, monte des blancs, des jaunes, de la crème fleurette, du mascarpone, des framboises, casse un plat en verre, dehors il fait éclatant et timide à la fois, un temps de fin de saison, un temps qui cache quelque chose. En fin d’après-midi, je tente une échappée dans un sommeil lourd, je me réveille en nage, noyée dans des magmas de rêves symboliques, A. entame sa version de la crise d’adolescence et ses hurlements injurieux emplissent et vicient l’air domestique. Nous préparons illico un bagage pour K., P. l’emmène au vert en Sologne. Je laisse A. décuver et tente une autre échappée – dehors cette fois. Je rejoins un univers parallèle, les collines de Bagneux, des complexes cubiques aux balcons débordants de plantes, des escaliers de béton dérobés, des impasses de chèvrefeuilles et de moustiques, la lumière rosit, puis assombrit les contours, baigne d’ombres équivoques, allume les lampadaires oranges, il faut rentrer, revenir à la réalité… je fais des plans, des agendas intriqués-imbriqués pour ne pas perdre ce fil, je m’enferre dans la non gratuité de cet univers qui pourtant devrait être la folie libre, mais je l’entortille de contraintes et de nœuds, j’ai cherché par différents moyens par le passé à le faire exploser depuis l’extérieur et ça n’a pas fonctionné, alors cette fois-ci je l’embrasse et le gangrène de l’intérieur, j’y injecte tout ce qui dysfonctionne chez moi, les kilotonnes d’insécurité et de rigidité. Sur la N20, les phares passent dans une alternance de feux et de zonards du dimanche soir. Et soudain à quelques mètres un crissement de frein, un éclat, un boum, une pluie de morceaux de verre et de vapeurs. Le tropisme de la foule. J’ai fui dans la station de RER un court instant, une trêve, je suis ressortie. Je me suis dit : « Traverse, prends l’autre trottoir, ne regarde pas. » J’ai vu malgré tout, un corps gros sur la chaussée un polo blanc et une marre de sang, la voiture fumait au milieu de l’attroupement, un peu plus tard comme je pressais le pas dans la nuit le samu accourrait, sa sirène bleue.

Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je vis et provoque ? le long de roseraies à deux heures du matin, au bout d’interminables autoroutes et échangeurs, des enchaînements d’églises, des jardins à l’eau citronnée derrière des portails vert d’eau, les fauteuils damassés, les soupentes de pensionnat, les mezzanines au café kényan, je suis folle je crois, la frontière entre la vie et les délires romanesques se sont dissous, tout se mélange, l’équilibre est rompu, et la mixture maléfique est en train de dévorer le monde – de provoquer des accidents et des morts ? Y a-t-il un prix à l’intensité ?

© Rémy Soubanère, série Alphaville, 2017

Un été Anaïs Nin [fin]

Terminé la période 1931-1934 d’Anaïs Nin – en sautant la partie effarante que j’avais déjà lue en Espagne sur sa fausse couche à l’hôpital avec le médecin allemand prêt à l’ouvrir et les infirmières lui montant sur le ventre. Sa « création échouée ».

L’analyse d’Otto Rank si différente d’Allendy, respectueuse :

« [Allendy] essayait de remplacer votre amour de l’absolu et votre quête du merveilleux, par une adaptation à la vie ordinaire. Je mets l’accent sur l’adaptation à un monde individuel. Je veux augmenter votre force créatrice afin d’équilibrer et de soutenir la puissance d’émotion que vous possédez. Le courant de la vie et celui de l’écriture doivent être simultanés afin de pouvoir s’alimenter mutuellement. C’est la révélation de l’activité créatrice qui devient une voie rédemptrice pour les obsessions névrosiques. La vie seule ne peut satisfaire l’imagination. »

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

me ramène à la paix qui m’a soufflée quand mon coach, payé par le CNRS pour m’épauler comme directrice de mon institut, a sorti : « Quand tu ressens le besoin d’écrire, arrête tout et écris. Il faut que tu écrives, ça, c’est toi, et en écrivant, tu travailleras sur tout le reste. » Ce n’est que dans ce sentiment d’être intimement comprise, cette autorisation [ligne délicate qu’il sentait nécessaire et a su tenir par sa position, son ton et sa diction, sans me paternaliser, cf. billet précédent] à être en adéquation avec soi, avec ce qui nous meut dans la vie, qu’on peut avancer et donner.

Terminé dans la foulée le dernier livre d’Amélie Nothomb, que mon Éditeur-aux-yeux-bleus m’a apporté, en même temps qu’un pot de miel et un quartz incrusté. Il m’avait parlé de cette rentrée littéraire jonchée des histoires de familles de grands auteurs, rendant difficile aux autres d’exister. J’avais oublié cette conversation, ce qui m’a permis de plonger dans la seconde guerre mondiale à Bruxelles sans arrière pensée, puis je m’en suis rappelé juste avant le chapitre final, d’un coup… et la dernière volée de pages qui rassemble tout, un peu trop dévoilé et délayé à mon goût, mais j’ai pleuré, pleuré pendant de longues minutes,

de la nécessité d’écrire
de cette heure à écrire en mode TSA parce que le cerveau reste vissé dans sa routine, quand on vient d’apprendre que sa mère est morte, mais que c’est encore l’heure d’écrire

ou parce qu’on veut se prouver qu’on est folle et différente et qu’on fera / vivra les choses différemment des autres :
la mort de sa mère
donner la vie
vivre en famille
être chercheuse
être directrice
aimer
écrire

Je disais idiotement à mon éditeur : « Je veux prouver à tous ces gens au lycée et en prépa, qui m’assénaient que je ne deviendrai jamais astrophysicienne, que j’y suis arrivée. » En réalité, je trouve que c’est un joli pied de nez pour les biais sociétaux, mais je m’en tape – comme le reste du monde.

Ce que je souhaite vivre est infiniment plus puissant et indicible.

L’été se termine.
Je suis entière et prête.

Son : Paolo Conte, Un gelato al limon, in Concerti, 1985

Henri Matisse, Intérieur jaune et bleu, 1946, Centre Pompidou

Un été Anaïs Nin [4]

Après [le] départ [de Henry] j’ai détruit tout mon plaisir, en pensant qu’il ne s’intéressait pas à moi, qu’il avait trop vécu, d’une façon trop brutale, trop complète, comme un personnage de Dostoïevski, dans les bas-fonds, et qu’il me trouverait une oie blanche. Qu’importe ce que Henry pense de moi. Il saura toujours assez tôt ce que je suis exactement. Il a un esprit caricatural. Je me verrai en caricature. Pourquoi ne puis-je exprimer mon moi fondamental? Je joue aussi des rôles.

Pourquoi m’en faire ; et pourtant je m’en fais, pour tout.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Maudite soit mon image, l’image de moi-même qui me confronte chaque jour avec la même délicatesse, la même finesse excessives, l’orgueil, la vulnérabilité qui font que les gens veulent me protéger, me traitent avec égard. Maudits soient mes yeux tristes et profonds, et mes mains délicates et ma démarche qui est un glissement, ma voix qui est un murmure, tout ce qui peut être utilisé pour un poème, et qui est trop fragile pour être violé, forcé, utilisé. Je suis près de mourir de solitude, proche de la dissolution.

— Ibid.

On amalgame souvent confiance en soi et confiance en son image. La première, c’est une confiance qui nous dépasse – celle qui dit ce que les choses sont bien faites et que nous ne nous trompons pas de chemin, parce que la vie l’a jalonné de signes pour nous, et il suffit de les suivre avec intelligence (ce que nous savons avoir). La seconde, c’est plus étriqué. C’est d’abord une question de miroirs, de messages envoyés, reçus, renvoyés et reçus. Mais aussi une recherche d’adéquation entre ces différents messages et ce qu’on est, pense être, espère être.

Qu’est-ce qui fait de tant d’entre nous, les femmes, de « bonnes élèves » ? Marquées du sceau de #FaireCeQuIlFaut que Rosa Montero décrit chez Marie Curie, en parallèle de son propre vécu. Mes écrivaines modernes fétiches l’ont exprimé pour toutes les autres : Nancy Huston, Sylvia Plath, Anaïs Nin… Toutes à la recherche de l’approbation, persuadées du décalage de leur image. Dotées d’une confiance viscérale en leur route, et pourtant en miettes de ne pas être assez (l’image).

Anaïs le psychanalyse via un besoin du père. C’est l’analyse qui est faite en général pour les femmes [on notera en passant le nom de ce carnet], le père absolu, perdu ou absent. Je ne nie bien sûr pas l’influence de la société patriarcale sur notre positionnement et les sentiments de décalage d’image associés. Mais comme d’habitude avec la psychanalyse, pour avancer ensuite, so what?

Au-delà des racines de cette confiance en dent de scie, peut-être faut-il se rappeler que ce qui compte pour avancer collectivement, c’est la complémentarité ? Si on accepte l’existence d’un doute féminin exacerbé, et qu’une solution est le soutien et le miroir positif, autant que les hommes s’y collent par pragmatisme ? Qu’ils énoncent clairement : « Je trouve ça super, ce que tu fais. » Je ne parle pas de paternalisme (attention, donc, à l’énonciation exacte du propos pour ne pas ripper), je parle d’exprimer l’appréciation, la considération et le respect réciproque1. Ça ne serait pas cher payé un fonctionnement plus fluide et efficace du monde.

Dans le Journal d’Anaïs Nin, les dents de scie sont présents de la première à la dernière page – et je ne crois pas que ce soit la psychanalyse qui la nourrisse et l’aide à remonter vers les crêtes (le Dr Allendy, « psychanalyste » alchimiste et astrologue est un paternaliste puant qui n’a rien compris à la création). Ce qui lui permet de s’envoler par-delà les doutes, d’écrire, vivre avec intensité, ce sont les belles lettres de Henry, de ses autres amis, amants, de son père, ceux qui expriment en particulier que ce qu’elle écrit est percutant, que sa maison de Louveciennes est magique, que c’est formidable, ce qu’elle fait, ce qu’elle construit. Consigner et consteller ses pages de toutes ces appréciations pour pouvoir les re-sniffer, était à mon avis une procédure vitale.

Quand il dit: « C’est bien. Elle a du charme », je fus soulagée.
[…]
Si mon père aujourd’hui pouvait seulement se dire et me dire: « C’est bien », comme ce serait agréable.

Henry Miller, toujours dans le Journal :

« Votre maison, Anaïs. Je sais que je suis un rustre, et que je ne sais pas me tenir correctement dans une telle maison, et je fais donc semblant de la mépriser, mais je l’aime. J’en aime la beauté et le raffinement. Elle est si chaude que lorsque j’y pénètre je me sens pris dans les bras de Cérès, je suis ensorcelé. »

Comme pour tous les grands hommes qui ont réussi, parce qu’ils étaient bien accompagnés, je crois que les grandes femmes qui ont réussi se sont entourées d’hommes de la bonne trempe. Les bons miroirs, les bons compagnons de maïeutique et de vie, ceux qui considèrent, y trouvent leur compte et l’expriment de façon juste. Vivre, construire, écrire, nous sommes et resterons si seules, mais ce n’est jamais un processus solitaire.

Son : Motown, Reach Out I’ll Be There, 1966

Anaïs Nin et Henry Miller
  1. Je vois d’ici des féministes me tomber dessus, avec l’argument de ne pas vouloir être vues comme des choses fragiles, et je les enjoins de relire ces lignes. La confiance en nous, ie, la force, nous l’avons. C’est l’image renvoyée qui nous manque. La considération, le respect et les soutiens qui en découlent nous sont dus comme aux hommes, lorsque nous faisons, excellons ou sommes brillantes de nature. Et c’est peut-être parce qu’ils ont perdu l’habitude de l’exprimer – autrement que via des matraquages paternalistes et condescendants, que subsiste notre problème de confiance en notre image. ↩︎

Cinéma d’art et d’essai à l’église Saint Sulpice

À Saint Sulpice, d’immenses Delacroix restaurés, brossés comme avec des crayons gras colorés. Dans un carré dédié à l’office, des fous touristes en quête de sens psalmodient la même phrase monocorde en mode disque rayé.

Au fond de l’église, au milieu de cette mascarade publicitaire de la religion, de rites semi-païens obscurs, entre une reproduction grandeur nature du Saint Suaire, de vacanciers italiens, espagnols, américains… un couple.

On voyait bien qu’ils n’appartenaient pas à cette contrefaçon. À leur façon de se poser timidement sur les chaises de paille de la dernière rangée. À leur façon de projeter une bulle de lumière douce dans l’espace dérangé, par le jet de leur regard gravitationnellement verrouillé l’un vers l’autre. Il dit [on ne saura que le murmure grave]. Elle dit [chuchotement, mais on peut lire sur les lèvres] : oui. Les dossiers des chaises empêchent de voir le dessin des émotions dites par la motion des mains, et celui de la bague glissée sur le doigt. Le film, on le sentait à la fois joli, secret, triste, heureux et joli.

Gérard Philipe et Renée Faure dans « La Chartreuse de Parme » de Christian-Jaque (1947)

Un été Anaïs Nin [14]

Enfin la quiétude de l’été finit par avoir raison de moi. Je me surprends à m’occuper de la maison : récurer la poubelle de la cuisine, ranger la chambre de K., trier mes placards à vêtements… je contemple de nouveaux projets : zyeuter seloger.com à la recherche d’un pavillon (sans succès), et surtout écrire. Le monde parallèle vient m’aspirer dans des chemins de traverse, de chateaubriand à la pavlova, des gourmandises piquées de moustiques.

Le soir les dieux me punissent de mes ébriétés : K. est en délire ; quand je cherche à le descendre de ses perchoirs, nous ratons une marche au milieu de l’escalier, dégringolons la moitié d’un étage, et j’en suis quitte pour claudiquer le restant de l’été, et à porter des robes longues pour cacher les marbrures de bleus et de bosses.

Je passe la nuit fiévreuse, je me suis endormie avec Anaïs, alors je suis elle, je ne sais si je couve Artaud, Miller, Allendy ou son père, je cherche un sens dans les méandres de mots, dans un journal, à rédiger les lignes ci-dessus. J’ai les genoux, la nuque et les joues en feu, l’eau est fraîche au robinet. Des brises froides et fluides glissent par la fenêtre, j’ai trop chaud dans la couette, trop froid en dehors.

Trop fébrile, alors je me lève dans le noir et j’écris jusqu’à ce qu’il fasse jour.

Joaquin s’étonne: « Tu es si calme, es-tu malade? » Il me surprend à sourire toute seule de la plénitude de ma vie : le casier à musique rempli de livres que je n’ai pas le temps de lire, les caricatures de George Grosz, un livre d’Antonin Artaud, des lettres auxquelles je n’ai pas répondu, un monceau de richesses ; je voudrais être comme June, avec une divine indifférence pour les détails, acceptant des épingles de sûreté sur mes robes; mais ce n’est pas le cas. Mes placards sont magnifiquement rangés, à la japonaise, chaque chose à sa place, l’ensemble soumis à un ordre supérieur et, au moment de la vie, repoussé à l’arrière-plan. La même robe peut être froissée et portée au lit, les mêmes cheveux brossés, jetés au vent, les épingles à cheveux peuvent tomber, les talons se briser. Quand vient le moment de vivre, tous les détails s’estompent. Je ne perds jamais l’ensemble de vue. Une robe impeccable est faite pour y vivre, pour être déchirée, mouillée, tachée, froissée.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Son : Joaquin Nin, Paco Peña, Eliot Fisk, Fandango from Tonadilla, 2014

Un été Anaïs Nin [6]

Anaïs parle de ses horcruxes ou de sa multiplicité :

J’ai le sentiment qu’un choc initial a rompu mon unité, que je suis un miroir brisé. Chaque morceau s’en est allé vivre sa vie. Ils ne sont pas morts sous le choc (comme dans certains cas où j’ai vu des femmes qui sont mortes à la suite d’une trahison et prennent le deuil, abdiquent tout amour, ne renouvellent jamais le contact avec l’homme), mais ils se sont séparés en différents « moi » et chacun a vécu sa vie.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

J’avais dit à P. sur la route Fleurance-Auch-San Sebastian : « Ça fera bizarre de lire Anaïs Nin en Espagne. » Je pensais alors Louveciennes, Montparnasse, Clichy. Mais comme lui fait remarquer par lettre son père retrouvé (cubain, spécialiste de la musique traditionnelle espagnole qu’il a remise au goût du jour… et incestueux), il y a de l’espagnole qui bout en Anaïs, parmi ses multiples facettes. Ça prouvait a posteriori que c’est là qu’il fallait aller cet été, dans la fraîcheur de la Costa verde, à la lire et à la partager à la lueur des lampadaires, sur les marches de l’église San Isidoro el Real d’Oviedo, aux petites heures de la nuit.

Son amant et muse réciproque, Henry Miller, lui écrit :

Anaïs, votre beauté m’a ébloui. Vous étiez là comme une princesse. C’était vous l’infante d’Espagne, et non pas celle que l’on m’a désignée ensuite. Vous m’avez déjà montré tant d’Anaïs, et maintenant celle-ci. Comme pour prouver votre versatilité protéenne.

Son : Michel Camilo, Tomatito, La Fiesta, in Spain Again, 2006

Iglesia de San Isidoro el Real, Oviedo, août 2025

Un été Anaïs Nin [10]

À chaque page une résonance. Comme ici, et sur tant de paragraphes où Anaïs décrit ce que j’appelle, moi, Le Domaine :

Je dois apprendre à être seule. Personne n’arrive véritablement à me suivre jusqu’au bout, à me comprendre entièrement.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Mais pour nuancer, il y a aussi ceci, qu’elle énonce à une amie :

« Créez un monde, votre monde. Seule. Soyez seule. Créez. […] Ce n’est qu’après que j’eus écrit mon premier livre que le monde où je voulais vivre s’est ouvert à moi. »

J’ai écrit mon premier livre et le monde où je voulais vivre s’est ouvert à moi ; quelque chose est changé, Anaïs, je la lis seule et pas seule.

Son [une version féminine et sans zombie, avec le message pur du Nightcall de Kavinsky] : London Grammar, Nightcall, in If You Wait, 2013

« Anaïs Nin drapée dans un châle », de Brassaï, en 1932. Photo Estate Brassaï/GrandPalaisRmn

Un été Anaïs Nin [8]

Je passe l’été avec Anaïs. Au début doucement, par petits grignotements. Puis avec une frustration de ne pas la dévorer davantage. Enfin cette réalisation : rarement ai-je été aussi modifiée par un livre. Je ne trouve dans son journal rien du personnage de femme fatale sulfureuse dont la postérité l’a affublée. Une femme ultra-moderne simplement, prête au strip-tease de son âme pour la cause littéraire.

Anaïs m’a pénétrée là où personne n’avait été depuis longtemps. Ces semaines à la lire me laissent pleine de son univers, de son temps intemporel, de la quiétude créative de sa maison de Louveciennes. Tout est juste, jusqu’à sa façon de planter la saison, le décor végétal, la nature qui passe, dans un langage d’une perfection douce et intelligente.

Je viens de me tenir à la fenêtre ouverte de ma chambre, et j’ai profondément aspiré l’air parfumé de chèvrefeuille, le soleil, les perce-neige de l’hiver, les crocus du printemps, les primevères, les pigeons roucoulants, les trilles des oiseaux, toute la procession des douces brises et des fraîches senteurs, des couleurs fragiles et du ciel à la texture de pétale, les vieux ceps noueux pareils à des serpents gris, les pousses verticales des jeunes branches, l’odeur humide des vieilles feuilles, du sol détrempé, des racines arrachées, de l’herbe fraîchement coupée, l’hiver, l’été et l’automne; les levers et les couchers de soleil, les tempêtes et les accalmies, le blé et les châtaignes, les framboises sauvages, les roses sauvages, les violettes et les bûches humides, les champs brûlés et les coquelicots.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Anaïs modifie les êtres qui lui sont chers et qu’elle côtoie. Je me disais ainsi : c’est comme si, un siècle plus tard, j’avais moi-même été sous son emprise, son charme, son enchantement – son analyse.

Henry [Miller] dit: « J’ai toujours beaucoup pensé, mais il me manquait un pivot. Et quel était le pivot manquant? C’était, comme vous dites, une compréhension de moi-même. C’est votre vision de moi qui maintient avec force mon unité. Vous rejetez les détails sans importance. Vous ne vous perdez jamais, comme fait June, et vous donnez à mes actes et à mes expériences leur juste mesure. »

Son : Joaquin Nin, Ninon Vallin, 20 cantos populares espanoles: No. 4, Montanesa, 1928-1937

Fleurance

Il se passe surtout que, pour la première fois, je rencontre des lecteurs.

Ils viennent à la séance de dédicaces avec leur propre exemplaire et ils vous disent comment ils vous ont lue, i.e, la concrétisation des lignes de Rosa Montero. Mieux : ils soulignent les choses que vous aviez mises tout en bas de l’iceberg – dans l’infime espoir que quelqu’un le ressente.

Ils disent

Ils disent

Et puis ils disent

Comme s’ils devinaient un peu

Qui saura jamais comment a été écrit ce livre ? Les lecteurs de ce carnet ? Ceux qui ont partagé des bouts de mon cerveau et de ma peau entre 2023-2024, jusqu’à ce jour-ci, dont l’étirement suspendu et sa note musicale trouvent encore leur écho dans ce qu’ils disent. 2023-2024 : je me suis tellement nourrie, j’ai tellement vécu, dans des vibrations aux confins de la folie, où l’écriture fusionne avec la réalité. Il sera difficile de recréer une année plus fondamentale, plus puissante, tant que je ne me remettrai pas à écrire.

Alors quoi ? Il faut écrire.

Vertiges de l’absolu [3]

Difficile d’habiter l’espace de façon plus absolue. Le vitrail, la courbe art déco, la plaque blanche comme une page sur les habits de bois. Et cette femme de plâtre qui s’effiloche pour atteindre l’unité indivisible d’espace.

Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. Il dit qu’il n’a pas tordu le cou à la sculpture finalement, qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. Je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.

— Simone de Beauvoir, extrait inédit de son Journal, 28 août 1946

« Avant que Sartre ne me retrouve. » Les générations passent, et ce sont toujours avec les femmes que les hommes en mal de couple ouvrent les robinets du cœur. Relu plusieurs fois cet extrait, buttant sur quelque chose qui m’émouvait sans l’identifier. Giacometti, le grand gaillard aux cheveux hirsutes se confiant à la toute aussi grande Simone… Une scène à la Woody Allen.

Puis c’est en reportant le texte ici que j’ai fini par saisir. « Parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. » L’exact opposé d’un message venu poser son éclat sur une journée douce et absolue. (On tomberait vertigineusement amoureuse à moins.)

Son [ne me dites pas que je suis la seule à penser à cette chanson rapport au titre de l’expo] : Alain Bashung, Vertige de l’amour, in Pizza, 1981

Alberto Giacometti, Femme Leoni, 1947-1958, au salon Follot, Institut Giacometti, juillet 2025