et la villa Soutine dans la nuit, les pavés et les frises art nouveau, l’exhalaison sucrée des feuilles après la pluie, le chat devant la grille cligne des yeux, se faufile d’entre les barreaux et s’en va
heureusement, on m’entraîne dans des petites librairies envahies de livres anciens, on me refourgue un nrf, je me retrouve sur une chaise de paille dans une église, devant un tiramisu au matcha à côté d’un manchot et son bébé au pochoir sur la pierre crème, heureusement j’abuse de mes droits de directrice pour jouer aux antennes RTK avec F. dans la nuit et le week-end, je regarde l’hypnotique déroulé de l’imprimante 3D, les pièces à fixer sur nos antennes dans le Gobi pour mesurer les positions exactes par GPS. Dans mon bureau aux chaises damassées japonaises turquoises, à côté du kakemono de Tao Yuanming, sur la grande table de réunion vieille comme l’institut, nous bricolons les boîtiers et les cartes électroniques, puis parlons avec 15 satellites qui envoient leurs phases. les messages d’un autre monde continuent de couler comme l’ombre roule dans mon vaste bureau de directrice, j’écris d’entre une forêts de GNSS à des trains qui filent, on m’accompagne, on me lit. on me lit (!) et j’aimerais expliquer que c’est là que réside la chose qui bat et qui vibre, tout le reste est facile d’accès, d’entrées multiples, mais pour ça, il n’y a qu’une seule porte et quand on prend la peine d’y pénétrer, d’y fureter, c’est là
Soirée chaude de septembre, dans un restaurant japonais classieux. L’AUTRICE dans l’une des ses 76 robes, L’ÉDITEUR avec ses yeux bleus.
L’AUTRICE, parlant de son livre : Ce qu’il aurait fallu faire, c’est enlever tous les îlots (supra-chiants) d’astrophysique technique. La nouvelle science aurait servi de fil rouge, mais l’intention aurait été de raconter comment la recherche se fait aujourd’hui dans un domaine montant, la joie, les gens, le collectif.
L’ÉDITEUR, air faussement navré et un poil paternaliste : Mais ça n’intéresse personne de savoir comment la recherche se fait. Qui va acheter un livre comme ça ? Pour faire ce que tu dis, il faut être connu. Et avoir des qualités littéraires. (Un temps.) Comme Jérôme Machin.
L’AUTRICE, rassemblant ses affaires, voix basse et débit rapide : Bon. Je vais y aller. Tu es en train de me dire que je n’ai pas de qualités littéraires. Ça va aller, en fait.
L’ÉDITEUR : Non mais Jérôme Machin, c’est un prix Goncourt !
L’AUTRICE s’est levée, L’ÉDITEUR suit.Ils paient l’addition. Dans la rue.
L’ÉDITEUR : Mais attends s’il-te-plaît.
L’AUTRICE : Tu m’as dit texto que je n’ai pas de qualités littéraires.
L’ÉDITEUR : De prix Goncourt, j’ai dit !
L’AUTRICE lève les yeux au ciel.
L’ÉDITEUR : Parce que toi, tu estimes que tu as les qualités littéraires d’un prix Goncourt ?
L’AUTRICE continue à presser le pas. Il la rattrape.
L’ÉDITEUR : Non mais vraiment ? Tu te rends compte de ce dont on parle ? Camus, Céline…? Tu te compares à ça, toi ?
L’AUTRICE sort ses écouteurs de son sac et les mets dans ses oreilles. L’ÉDITEUR, outré, part.
Une heure plus tard, par sms.
L’ÉDITEUR : Tu as bien tout saccagé, à commencer par ce livre. Garde ton orgueil et ta suffisance sidérale.
Au matin, K. monte dans mon lit et déclare : « Quand même, t’as vécu beaucoup d’années ! » Je prépare une génoise japonaise, monte des blancs, des jaunes, de la crème fleurette, du mascarpone, des framboises, casse un plat en verre, dehors il fait éclatant et timide à la fois, un temps de fin de saison, un temps qui cache quelque chose. En fin d’après-midi, je tente une échappée dans un sommeil lourd, je me réveille en nage, noyée dans des magmas de rêves symboliques, A. entame sa version de la crise d’adolescence et ses hurlements injurieux emplissent et vicient l’air domestique. Nous préparons illico un bagage pour K., P. l’emmène au vert en Sologne. Je laisse A. décuver et tente une autre échappée – dehors cette fois. Je rejoins un univers parallèle, les collines de Bagneux, des complexes cubiques aux balcons débordants de plantes, des escaliers de béton dérobés, des impasses de chèvrefeuilles et de moustiques, la lumière rosit, puis assombrit les contours, baigne d’ombres équivoques, allume les lampadaires oranges, il faut rentrer, revenir à la réalité… je fais des plans, des agendas intriqués-imbriqués pour ne pas perdre ce fil, je m’enferre dans la non gratuité de cet univers qui pourtant devrait être la folie libre, mais je l’entortille de contraintes et de nœuds, j’ai cherché par différents moyens par le passé à le faire exploser depuis l’extérieur et ça n’a pas fonctionné, alors cette fois-ci je l’embrasse et le gangrène de l’intérieur, j’y injecte tout ce qui dysfonctionne chez moi, les kilotonnes d’insécurité et de rigidité. Sur la N20, les phares passent dans une alternance de feux et de zonards du dimanche soir. Et soudain à quelques mètres un crissement de frein, un éclat, un boum, une pluie de morceaux de verre et de vapeurs. Le tropisme de la foule. J’ai fui dans la station de RER un court instant, une trêve, je suis ressortie. Je me suis dit : « Traverse, prends l’autre trottoir, ne regarde pas. » J’ai vu malgré tout, un corps gros sur la chaussée un polo blanc et une marre de sang, la voiture fumait au milieu de l’attroupement, un peu plus tard comme je pressais le pas dans la nuit le samu accourrait, sa sirène bleue.
Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je vis et provoque ? le long de roseraies à deux heures du matin, au bout d’interminables autoroutes et échangeurs, des enchaînements d’églises, des jardins à l’eau citronnée derrière des portails vert d’eau, les fauteuils damassés, les soupentes de pensionnat, les mezzanines au café kényan, je suis folle je crois, la frontière entre la vie et les délires romanesques se sont dissous, tout se mélange, l’équilibre est rompu, et la mixture maléfique est en train de dévorer le monde – de provoquer des accidents et des morts ? Y a-t-il un prix à l’intensité ?
À Saint Sulpice, d’immenses Delacroix restaurés, brossés comme avec des crayons gras colorés. Dans un carré dédié à l’office, des fous touristes en quête de sens psalmodient la même phrase monocorde en mode disque rayé.
Au fond de l’église, au milieu de cette mascarade publicitaire de la religion, de rites semi-païens obscurs, entre une reproduction grandeur nature du Saint Suaire, de vacanciers italiens, espagnols, américains… un couple.
On voyait bien qu’ils n’appartenaient pas à cette contrefaçon. À leur façon de se poser timidement sur les chaises de paille de la dernière rangée. À leur façon de projeter une bulle de lumière douce dans l’espace dérangé, par le jet de leur regard gravitationnellement verrouillé l’un vers l’autre. Il dit [on ne saura que le murmure grave]. Elle dit [chuchotement, mais on peut lire sur les lèvres] : oui. Les dossiers des chaises empêchent de voir le dessin des émotions dites par la motion des mains, et celui de la bague glissée sur le doigt. Le film, on le sentait à la fois joli, secret, triste, heureux et joli.
Gérard Philipe et Renée Faure dans « La Chartreuse de Parme » de Christian-Jaque (1947)
Attablée devant des junis, un fils de chaque côté, en rang d’oignon à la boulangerie arménienne. A. propose de retourner chez Giacometti. Je propose Bourdelle, Zadkine ou des cailloux. Ils choisissent les cailloux. Sur le chemin tombent des commentaires sur mes slides et notes du grand oral du quinquennat pour le laboratoire et autres implémentations sur l’ERC, des documents à signer, à vérifier, des lettres à écrire, des journalistes et des projets arts & science, j’avise une table ronde au milieu des rangées de vitrines anciennes où dorment paisiblement les pierres. Les tilleuls penchent dans le vent par la porte-fenêtre grande ouverte. Les galeries continuent en des salles gigognes. Les enfants furètent entre les joyaux de couronne française, les sépiolites déguisées en statues de Brancusi, les tranches de calcaire ruiniforme traçant des villes antiques ou futuristes. Je triture des camemberts budgétaires, j’ai les doigts qui sentent la tension moisie ou la pressure liquéfiée. Ça s’entasse, s’amasse et se collisionne comme des couches dans les jets de sursauts gamma, là où les chocs se forment.
Au bureau, au musée de minéralogie des Mines de Paris, juillet 2025
Au Studio des Ursulines avec mes garçons, pour le plaisir inattendu et frais de rire avec une cohorte de gamins en tenue de sortie financée par la Mairie de Paris.
1953, un monsieur maladroit en costume, des vacances bourgeoises à la mer, ça croque une tranche de vie et de société sans avoir pris une ride. Et tenir en éveil et en joie pendant deux heures des enfants issus d’étages variés de lits et de couloirs, aux frères et aux sœurs couches, plastiques, poudre ou fumée, aux parents dont les translations ont été rongées, au délié culturel et musical orthogonal.
On rit avec monsieur Hulot dans la pénombre du Studio des Ursulines, et c’est fin, c’est poétique, si drôle et de cette tristesse immergée du burlesque qu’on n’ira pas creuser. Permettre ce partage par-delà les siècles, c’est ça, le talent.
Difficile d’habiter l’espace de façon plus absolue. Le vitrail, la courbe art déco, la plaque blanche comme une page sur les habits de bois. Et cette femme de plâtre qui s’effiloche pour atteindre l’unité indivisible d’espace.
Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. Il dit qu’il n’a pas tordu le cou à la sculpture finalement, qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. Je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.
— Simone de Beauvoir, extrait inédit de son Journal, 28 août 1946
« Avant que Sartre ne me retrouve. » Les générations passent, et ce sont toujours avec les femmes que les hommes en mal de couple ouvrent les robinets du cœur. Relu plusieurs fois cet extrait, buttant sur quelque chose qui m’émouvait sans l’identifier. Giacometti, le grand gaillard aux cheveux hirsutes se confiant à la toute aussi grande Simone… Une scène à la Woody Allen.
Puis c’est en reportant le texte ici que j’ai fini par saisir. « Parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. » L’exact opposé d’un message venu poser son éclat sur une journée douce et absolue. (On tomberait vertigineusement amoureuse à moins.)
Son [ne me dites pas que je suis la seule à penser à cette chanson rapport au titre de l’expo] : Alain Bashung, Vertige de l’amour, in Pizza, 1981
Alberto Giacometti, Femme Leoni, 1947-1958, au salon Follot, Institut Giacometti, juillet 2025
Dans le cabinet d’art graphique, des pages du tapuscrit de La recherche de l’absolu de Sartre annoté par Giacometti. Une employée vient interrompre ma lecture à voix haute pour nous rappeler qu’ils ferment dans quinze minutes. « Ça va être compliqué, » je lui réponds.
Bien sûr la recherche de l’absolu me va droit au ventre, coup de poing sculpté emballé de phrases percutées – un être cher m’écrivait bien : « Tu es absolue ou tu n’es pas. » (On tomberait amoureuse à moins.)
Mais il y a aussi une triple couche de beauté à ces feuillets : les mots de Sartre et leur immense portée dans leur simplicité – comme toujours. Des mots adossés à l’œuvre de Giacometti qui vibre sur un fil brut de recherche humaine. Et cet aller-retour d’œuvre à œuvre, de mot à mot, comme ça doit être émouvant, d’être ainsi transcrit en mots, et comme ça doit être émouvant de donner ses mots à lire, et comme ça doit être émouvant de recevoir cette annotation de mots émus.
Giacometti ne parle jamais d’éternité, j’ai trouvé beau qu’il me dise un jour, à propos de statues qu’il venait de détruire : « J’en étais content mais elles n’étaient faites que pour durer quelques heures ». Quelques heures : comme une aube, comme une tristesse, comme un éphémère. Et il est vrai que ses personnages, pour avoir été destinés à périr dans la nuit-même où ils sont nés sont seuls à garder, entre toutes les sculptures que je connais, la grâce inouïe de sembler périssables. Jamais la matière ne fut moins éternelle, plus fragile, plus près d’être humaine. La matière de Giacometti, cette étrange farine qui poudroie, ensevelit lentement son atelier, se glisse sous ses ongles, les rides profondes de son visage, c’est de la poussière d’espace.
Tapuscrit de « La recherche de l’absolu » de Sartre annoté par Giacometti, 1948
Son [la chanson-remède à l’angoisse existentielle de Roquentin dans La Nausée] : interprétée par Ella Fitzgerald plus profonde que celle originale de Sophie Tucker, Some of These Days – Live
D’humeur tranchante comme les couvertures plastifiées qu’on a comparativement étudiées avec A. pendant deux heures pour sa rentrée au collège, on est parti à Denfert récupérer ses nouvelles lunettes.
Et allez savoir pourquoi on a fini à l’Institut Giacometti, après s’être arrêté quelques secondes devant la plaque de l’immeuble de Simone de Beauvoir. Allez savoir pourquoi l’exposition du moment s’intitulait : « Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu. » Allez savoir pourquoi le livret – que je lis à voix haute à A., curieux et merveilleux compagnon de musée – démarrait ainsi :
L’exposition s’ouvre sur le voyage de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève, où ils sont invités à prononcer une série de conférences, à l’automne. Le jeune couple se promène dans les rues de la ville où Giacometti a passé une partie de la guerre, devant l’œil des caméras de la télévision suisse. Ils ont été conviés par l’éditeur Albert Skira.
Alberto Giacometti, La main (1946), le mur tapissé de la revue Labyrinthe encadrant des extraits vidéos de Beauvoir et Sartre à Genève, et la mosaïque au sol du décorateur Paul Follot, l’un des fers de lance de l’Art déco (1914). Institut Giacometti, juillet 2025.
J’aime que la vie réponde immédiatement lorsque je me rends disponible. En face de l’institut, ces céramiques dont la vitrine reflète l’immeuble et le ciel Giacometti-Beauvoir.
Rue Victor Schoelcher, Paris, juillet 2025
Sur un banc, dans la rue juste derrière, nous avons partagé un flanc et une tropézienne luxueux. Je songeais aux questions d’infini soulevées par Tony pour son émission radio « Parle-moi des limites. » L’Univers, les particules, les deux infinis, c’est ma grande navigation. Sartre, dans un tapuscrit sur La recherche de l’absolu écrivait :
Giacometti a horreur de l’infini. Non point de l’infini pascalien, de l’infiniment grand : il est un autre infini, plus sournois, plus secret, qui court sous les doigts, sous les pieds, qu’Achille n’arrivait pas à parcourir : l’infini de la divisiblité ?
Son [je suis tombée dans l’album] : Patrick Watson, Dream For Dreaming, in Waves, 2019
Euh non, en fait. Rappelez-vous ma chère, nous étions dans une entreprise de sauvetage cérébral, il n’était pas vraiment question d’art absolu et d’existentialisme débridé sur les pavés suisses. ↩︎
Amusant : dans ce billet, « celle qui a un regard externe et un aval sur mon cerveau » était la psychanalyste que je consultais – qui disait donc [quel étonnant !], comme ses confrères est consœurs, de la merde. ↩︎