La chair du temps

Le pendule de laiton oscillait. Assis sur les marches de marbre derrière les colonnes du Panthéon, A. a sorti son carnet et j’ai expliqué en trois schémas le transfert d’énergie cinétique et gravitationnelle, les frottements de l’air et la preuve de la rotation de la Terre. Une collection de vitrines d’art figeaient par symboliques un peu cliché la guerre de 14-18. Par intermittence, un chœur s’élevait, In nomine lucis, de Dusapin, semblant ralentir les battements, tellement que A. s’est exclamé : « Regarde, le pendule s’est arrêté ! »

Je leur avais avoué rue Soufflot : je cherche de l’inspiration pour mon texte – une commande en prélude à un morceau de Gérard Grisey. L’un des inventeurs du courant dit spectral, dont la musique serait sensuelle, utilisant la chair du temps… J’essaie d’appréhender, la construction, l’intention, par lectures et rencontres, et l’écoute surtout, d’une œuvre qui m’est étrangère et étrange – surtout pour moi qui ai zéro formation musicale.

Mais à force de fouiller, je récupère des mots, des bribes d’état d’esprit avec lesquels entrer en résonance et chercher à coïncider par petites touches. Deleuze, la force plutôt que la forme. La préparation méticuleuse mais un rendu à la courbe organique. Ce fragment de journal :

14h. Voilà, j’ai tout de même bien travaillé, mais il n’est pas facile de s’arracher à cette pesanteur. « Pesanteur » le mot qui convient bien à cette journée, le ciel est si bas. J’ai des douleurs un peu partout, nostalgique comme si souvent, la vue des déchirures de lumière dans les nuages et là-bas, cette pellicule blanche à l’horizon de la baie me pétrifient. Le temps passé glisse, s’insinue, s’effiloche. La musique fuit, la musique passe, j’essaie d’en cerner à ma mesure quelques palpitations. Pour Epilogue, je relis les schémas de partiels, modulations et transitoires. Une vie de travail et de « patience ». Comme si je voulais cerner une forme intérieure, l’ossature-même de mon âme… Je jubile. De la grande, de la très grande musique, après moi on se demandera pourquoi, comment… Je jubile : Epilogue, si j’en ai l’énergie aura une sacrée gueule !

— Gérard Grisey, Journal, à propos de la composition d’Épilogue dans Les espaces acoustiques., 1985

Le morceau qu’on me propose de compléter par des mots prononcés est construit à partir de pulsations de pulsars.

J’ai en vrac dans la tête les équations de magnétosphères du papier de Michel (1973), la pêche de Jocelyn Bell, le bourdonnement du grand radio-télescope de Nançay, la navigation interstellaire, le Pulsar Timing Array, et des éclats de lumière, de particules, la fusion d’étoiles à neutrons et les ondes gravitationnelles, j’ai aussi les flashs de séquences rembobinées de Koyaanisqatsi, et allez comprendre pourquoi, Voyelles de Rimbaud en puissante litanie. J’ai aussi enfoui juste sous la surface, à savoir si on l’utilisera ou si elle restera elliptique, une image secrète, intime, la véritable.

Préparation méticuleuse, force plutôt que forme, organique, sensuelle, l’utilisation du silence. Difficile d’être à la hauteur d’une telle commande, le renouveau du texte d’un astrophysicien qui a été conçu à l’époque en dialogue avec le compositeur. Mais quelles que soient ensuite les critiques, ce qui compte est que la création soit viscérale.

Une version dernier cri de la musique des pulsars, basée sur les données du projet Radioastron, 2019.

Nuit au Château

« Au lait d’avoine, faut pas que le barista se trompe, » fuse le message sur mon téléphone, à l’instant où je passe ma commande au café hipster. C’est samedi soir, tard, je suis sortie après le coucher des enfants pour écrire – sur Nançay et une proposal de network international au CNRS.

Je regarde autour de moi. Personne, à part la foule éparse de ma ville de banlieue. Mais une demie heure plus tard, je lève les yeux de mon billet, et le voilà assis devant ma pavlova aux fruits rouges.

« Comment… ?
— Je suis venu à cheval, » il répond.

Nous sortons, la bête est haute, noire, lustrée, et broute les haies qui entourent le café. « Je suis allergique aux chevaux, » je tente, mais il m’a déjà hissée derrière lui. Nous remontons la nuit le long de la grande allée du Château de Sceaux. Par les fenêtre du lycée Lakanal, on voit les taupins dans leurs piaules trimer à la bougie.

Côté gauche, à l’abri des tilleuls, vers l’Orangerie, il attache le cheval, et entreprend d’escalader la grille. Ma conjonctivite a dérivé les flux neuronaux vers mon canal lacrymal, j’ai la jugeote équivalente à celle du lapin mixomatosé qu’on croise dans les charmilles. Je retire mes ballerines, passe la grille, me rechausse, puis nous nous faufilons dans le château de Colbert, par l’entrée sur le côté dont le cadenas se crochète avec une épingle et un tuto Youtube.

De la salle du premier, les grandes baies vitrées, le jardin est nôtre, géométrique et bleuté, la lune et Le Nôtre y ont dessiné leurs fioritures à la française. Il a apporté des pâtisseries japonaises ; je fouille dans les vitrines, déniche assiettes en porcelaine et argenterie.

« J’aurais dû apporter mon thermos d’eau chaude pour le thé, » fait-il remarquer.

À une heure du matin, la partie se termine sous les invectives du type de la sécurité, qui nous chasse avant même qu’on n’ait fini nos gâteaux. Même pas l’occasion de récupérer le cheval, il nous pousse tout en bas de la grande allée du Château, à coup de phares et de réalité.

Alors revenus dans la ville, on appelle un chatbus, qui arrive comme le vent et nous cueille dans son ventre, je descends devant chez moi, un dernier regard, un dernier clin d’œil – je suis dans ma cuisine avec mon verre de jus de carotte, et lui ? disparu dans la nuit

Au matin, je tamponne à l’eau écarlate le dos de mon pull, qui porte d’incompréhensibles traces de cire de parquet royal.

Walt Disney, Snow White and the Seven Dwarfs, 1937

Take Me Out!

Matin. Dans une tristesse sourde, sur le tracé délicat de la bascule vers la colère, j’entre dans mon café hipster, échange sourire et macchiato avec la barrista – et miracle : secourue par le smash de guitares de Franz Ferdinand qui passe en bande son. Je m’empresse d’envoyer le morceau à Da. qui me répond : « Pas mal pour réveiller les esprits embrumés, je connaissais pas, j’aime bien ! » Et moi : « Tu connaissais pas ? Ça doit être générationnel ;-p » Lui : « T’es conne, suis pas si vieux ! » Puis « Le titre [Take Me Out], c’est un message subliminal ? Faut qu’on aille déjeuner un de ces quatre. » La suite de la matinée dans d’autres interactions enthousiastes avec chercheurs et chercheuses, dans le bâtiment fraîchement rénové de l’Institut Henri Poincaré, briques et fenêtres à meneaux : un petit goût de Londres, et en quittant l’amphi en douce au milieu d’un talk pour aller récupérer mes enfants, je m’arrête devant les rangées de lampes Tiffany. J’aime ce qui m’apparaît dans la vie, lampes, sons, gens, lieux, mots et équations, dans leur beauté et leur viscéralité. Je ne crois pas à la hiérarchie des genres artistiques et des classes sociales ; je suis prête, toujours, à me nourrir, à chercher à comprendre pourquoi c’est apprécié et ce qui anime les gens. [Même si malgré tout ça, ma culture reste quasi-nulle :palm-face:] Je ne crois pas que cela fasse de moi un magma éclectique indéfini et hypocrite. Et si c’est le cas, tant pis pour les qualificatifs, parce que c’est beaucoup trop intéressant.

Son : [en direct de Glasgow, du rock écossais des années 2000] Franz Ferdinand, Take Me Out, dans l’album éponyme [d’après l’archiduc d’Autriche], démentiel de bout en bout, Franz Ferdinand, 2004.

Les lampes Tiffany, dans une vitrine à quelques rue du Luxembourg, mai 2025

Le couple infernal [Acte III, scène 1]

Au Sélect, boulevard Montparnasse.
L’AUTRICE et L., l’éditrice littérature, la quarantaine, diction pointue, longue jupe Devernois.

L. : J’ai relu tout Stephen King pendant l’été. C’est très intéressant du point de vue de la construction, comme il nous prend et ne nous lâche plus, cette technique-là. Et même s’il n’a pas forcément une « belle » écriture comme il le souhaiterait, puisque son modèle, c’est Maupassant, ça n’en est pas moins efficace.

L’AUTRICE : Je n’ai jamais réussi à lire Stephen King. Et je n’aime pas trop le style de Maupassant.

L. : En tous cas, lancez-vous. Je ne donne pas de conseil, mais s’il y a une seule chose qui me semble essentielle, c’est la discipline. Il faut vous mettre une routine et travailler quotidiennement. Comme Murakami ou Amélie Nothomb.

L’AUTRICE : Parfait, j’adore la discipline. Et la routine, c’est mon kif absolu. [Pour ceux qui ne connaîtraient pas L’AUTRICE, ceci est ironique, NDLR]. Et si j’arrive avec un texte ?

L. : Déjà il faut qu’il soit complet. Début, milieu, fin, tout. On ne peut pas juger sur quelque chose d’inachevé. Encore moins sur un pitch. On peut écrire des livres complètement différents avec le même pitch, ça n’est pas ça qui nous permettra de juger. D’ailleurs on ne jugera pas de la même façon chez nous ou dans d’autres maisons. Il y a de fortes chances que vous vous fassiez retoquer. Et des chances que ça marche ailleurs, aussi. Là comme ça, je ne peux pas vous dire.

L’AUTRICE : Ok. Donc, mon éditeur me disait que vous alliez me bichonner et me séduire, mais en fait pas du tout ?

L. : Eh non, très chère, il a fumé. Ou alors il est amoureux. Ou surtout névrosé comme tous les éditeurs. Vous savez, c’est une relation compliquée auteur-éditeur. On parle de couple infernal…

Son : Ella Fitzgerald, Happy Talk, 1955

Sandra Bullock & Cate Blanchet in Ocean’s 8, 2018

Le couple infernal [Acte II, scène 8]

Soir sur le boulevard Saint Germain, lampadaires jaunes, ombres. C’est la veille de l’entretien de L’AUTRICE avec l’éditrice littérature.
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE s’engueulent pour l’édification des passants.

L’AUTRICE, en grand exercice d’auto-encensement : La scène de théâtre dans le chapitre 5, elle est sympa, non ?

L’ÉDITEUR, flegmatique : Oui, probablement pas nécessaire, mais bon.

L’AUTRICE, électrochoc : Comment ça, pas nécessaire ?

L’ÉDITEUR : Je t’ai déjà dit que je ne suis pas sensible au théâtre. Je n’ai pas trouvé ça nécessaire, c’est mon point de vue, j’ai le droit.

L’AUTRICE : Attends, il y a plein de gens qui la trouvent marrante cette scène, franchement, c’est léger, c’est utile, c’est efficace, comment tu peux dire ça ?

L’ÉDITEUR : Oui ça fonctionne, et je te l’ai laissée. J’ai juste mon opinion, j’ai le droit, non ?

L’AUTRICE : Encore heureux que tu me l’aies laissée, c’est l’un des meilleurs passages de mon livre ! Tu vois, c’est pour ça que j’ai besoin de parler à une éditrice littérature. Tu n’as aucune sensibilité à la veine littéraire de mon texte.

L’ÉDITEUR : Il y a trois cents pages dans le livre, et tu tires cette conclusion sur une demie page.

L’AUTRICE : Trois pages au moins, et pas des moindres. Mais comment tu peux me faire ce genre de critique maintenant ? Le livre est publié, il n’y a plus rien à faire, et tu me dis que c’est « pas nécessaire » ? (Elle se met à pleurer, façon gamine frustrée.) C’est nul comme propos, c’est blessant, ça sert à rien, tu aurais pu le garder pour toi, j’aurais préféré ne pas savoir.

L’ÉDITEUR : Eh bah très bien, tu vas discuter demain avec L., elle te comprendra, et tu n’auras plus à te farcir mes mauvaises corrections. Je te souhaite une bonne soirée.

L’ÉDITEUR part vers la droite de la scène, déterminé, les mains dans les poches. L’AUTRICE part vers la gauche, déterminée, les mains dans les poches. Leurs épaules s’affaissent au fur à mesure des pas. Juste avant la sortie de scène, ils s’arrêtent symétriquement. L’ÉDITEUR traverse la scène en courant. L’AUTRICE se retourne.

L’ÉDITEUR : Excuse-moi.

L’AUTRICE : C’est très joli. (Un temps.) Et je suis d’accord pour jouer dans ton drame.

Son : West Side Story: Act I: Tonight, Leonard Bernstein, Jim Bryant, Marni Nixon, Johnny Green, West Side Story Orchestra, 1961

Dans la série des couples mythiques au cinéma : Natalie Wood & Richard Beymer, in West Side Story, 1961

Le couple infernal [Acte I, scène 1]

Soir, sur un pont parisien, sous un crachat fin, à la sortie du Festival du Livre, après table ronde et dédicaces organisée par L’ÉDITEUR pour le livre de L’AUTRICE. Un succès.
L’ÉDITEUR, en costume et avec des yeux bleus, L’AUTRICE, dans l’une de ses cinquante-huit robes.

L’AUTRICE : Bon, il faut que je t’avoue quelque chose.

L’ÉDITEUR : Tu es amoureuse de moi.

L’AUTRICE : Euh non. Enfin… non. La couverture de mon livre ne me plaît pas. En fait, pire : elle me débecte totalement, elle fait couverture de Science & Vie, je la déteste.

L’ÉDITEUR : Quoi ? Mais je la trouve magnifique, cette couverture. Tout le monde était convaincu quand on l’a présentée. Pourquoi tu n’as rien dit ?

L’AUTRICE : J’ai cherché à comprendre pourquoi j’avais fermé ma gueule. Je n’ai pas osé, tu étais très occupé, je pensais que ça allait retarder la sortie du livre, je ne voulais pas faire ma chieuse [je me suis rattrapée depuis, NDLR]. J’avais accepté que l’emballage m’échapperait, mais qu’en l’ouvrant, les gens trouveraient mon texte, qui lui, (inspirée et lyrique) me correspond dans toutes ses fibres. C’est ça qui comptait, j’avais pris mon parti, tu vois. (Un temps.) Sauf que personne ne l’ouvre, ce livre, à cause de la couverture. Et ceux qui l’ouvrent sont déçus : ils s’attendent à un livre d’astro, et ça n’est pas ça.

L’ÉDITEUR : Je tombe des nues. On ne sort rien sans l’accord de l’auteur, tu m’aurais appelé et on aurait réfléchi ensemble. Et tu ne peux pas dire que le livre ne se vend pas, ça ne fait que trois mois. Tout le secteur est en berne.

L’AUTRICE : Trois livres par semaine et 989 millionième au classement sur Amazon ? Même Antoine Petit a fait mieux avec ses mémoires de Président du CNRS.

Il pleut plus fort. L’ÉDITEUR hèle un marchand à la sauvette et lui achète un parapluie marine à l’effigie de tours Eiffel et de cœurs. Il les abrite tous deux.

L’ÉDITEUR : C’est un peu dur tout ce que tu me dis. Tu attaques le cœur de mon travail, ce que je fais, ce que je suis.

L’AUTRICE : Bah pourquoi ? Je n’attaque rien, je te dis juste que j’ai eu cette série de révélations hier soir. Que tu m’as abandonnée à la fin de l’écriture du livre, que je n’aime pas la couverture ni le titre, que j’ai dit amen à toutes ces expressions horribles que tu as voulu rajouter. Rien contre toi, hein. Mais c’est quand même assez sidérant que moi, je sois retombée dans mes vieux travers semi-japonais de ne pas ouvrir ma gueule, sur quelque chose d’aussi important que mon premier livre. Et franchement, c’est pas parce que j’étais amoureuse.

Bruit de la pluie sur le parapluie. De loin, ils ont l’air d’un couple. L’ÉDITEUR, bouleversé. L’AUTRICE, naturelle, i.e., impitoyable.

L’ÉDITEUR, avec douceur : Tu es en train de gâcher tout ce beau travail qu’on a fait ensemble. Moi je le trouve sublime ce livre, ton texte choral, inventif, je le lis et le relis avec plaisir, et à chaque lecture, je découvre une nouvelle profondeur…

L’AUTRICE, pragmatique, autiste, égocentrique ou encore bulldozer [whatever it means pour le metteur en scène sexiste] : Je réfléchis à un autre livre. Je veux écrire de la fiction. Tu m’avais dit que tu pouvais me faire rencontrer une éditrice littérature. Quand ?

Son : Natacha Régnier & Yann Tiersen pour une interprétation pleine de poésie de la chanson de Georges Brassens : Le parapluie, 2001

Les Parapluies de Cherbourg Affiche Cinéma Originale, 1964

L.

Les messages de L. – moi j’ai toujours vibré de ces irruptions permises par la messagerie instantanée dans mes quotidiens plus ou moins rocambolesques ; là je la lis dans le RER en rentrant avec A. du Louvre, avec des daifukus et Bouvier en poids heureux sur l’épaule. Je l’emporte avec moi, plus tard assise sur mon lit, les garçons couchés, puis quand je migre au café hipster.

Elle écrit par petites grappes ce beau fil tissé avec B., être bien entourée, et au cœur de tout ça des épisodes d’une dureté crue. Qu’est-ce qu’on répond à ça ? Je me demande en contemplant les lignes grises et vertes, lorsque que le palais semble s’écrouler mais qu’elle tient et traverse les pièces avec justesse, l’étrange cohérence des passés et du présent, comme si la vie avait su cette préparation nécessaire, et les solives solides courent autour d’elle et sa lumière.

« C’est joli ma chérie. »
Et j’ai beaucoup de chance de t’avoir dans ma vie.

— Pourquoi ? me demande-t-elle.
— Pour la façon dont tu embrasses la vie.
— C’est marrant, hier j’ai noté ce poème dans le métro et j’ai failli te l’envoyer. 

C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière.
Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non.

— Cédric Demangeot, Pour personne, L’atelier contemporain, 2019

Être femme, être fille, être mère, être, et être dans l’étrange et riche flot de la vie, composer avec et tracer les pointillés et arabesques entre les angoisses et le sucre – nous ne venons pas et n’allons pas dans les mêmes directions, mais à chaque point de contact la beauté et la résonance. Pour ça, ma chérie.

Son : London Grammar, Fakest Bitch, in Fakest Bitch, 2024

Zao Wou-Ki, 07.06.85, huile sur toile, 114 x 195 cm, Bridgestone Museum of Art, Ishibashi Foundation, Tokyo

Une paire rouge, une paire noire

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé ; il vit mademoiselle de La Mole tout près de lui.

— Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d’un sentiment qui fut autrefois le maître de mon cœur ; je vous prie d’agréer mes excuses de toutes les folies qu’il m’a fait faire ; et il sortit.

— Stendhal, Le rouge et le noir, 1830

Au BHV, le dernier Terre d’Hermès :
Flacon flamme, liseré noir
Trop sucré et chimique, dit A.

Chez mon chausseur pointure 35, deux ballerines :
une paire rouge, une paire noire
et tu reviendras pour la paire à fleurs, dit A.

À Saint Germain l’Auxerrois
Les détails des vitraux noirs brossés sur le verre rouge
et l’orgue, aussi, dit A.

Salle 332 du Louvre, A. lit les notes sur son calepin :
il y avait deux couleurs dans la palette du scribe
Rouge (desher), fer oxydé et d’ocre terre
Noir (kem) charbon de bois moulu, mélangé à de l’eau

Il n’y avait ni sang, ni mort
ni grands sentiments stendhaliens,
juste deux paires de ballerines
et des artefacts egyptiens
rouges et noirs
c’était joli ainsi. aussi.

Une paire rouge, une paire noire, avril 2025

Déserts

Toujours la même lumière – je traverse à la hâte le jardin des Plantes, O. m’a écrit : « Suis en avance, dis donc ! » je le rejoins à l’entrée de l’expo pour laquelle j’ai eu des invitations VIP, allez savoir pourquoi. Je lui avais proposé : « Les déserts, c’est un peu notre came, non ? Tu veux venir faire le guignol au Muséum avec moi ? »

Nous regardons ensemble les grains de sable, les pierres, entre blagues politiquement incorrectes et appréciation des belles choses, nous prenons le bruit de la pluie et du vent, la sculpture éolienne, les bêtes empaillées et celles dans le formol. Nous tenons, dans cette interaction pointue et si fluide, entre les îlots d’exposition, notre réunion stratégie. Avec O., le monde prend sa simplicité et son intelligence maximale, et en même temps, les fous-rires d’écoliers dans des flots de bêtises.

Deux heures qui me reconstruisent. Sa main passée dans mon dos, ma tête posée sur son épaule, gestes naturels, dans l’affection la plus entière, il me demande tranquillement : « Et ça va ? » Je réponds oui, que je pensais que ce serait pire, que c’est très bien, en fait. Nous devisons sur nos préoccupations respectives, nos responsabilités et nos agendas de folie.

Enfin cet échange, quand j’évoque ma difficulté à filtrer les micro-agressions sexistes dans mes nouvelles fonctions, et plus généralement à avoir les réactions justes dans des situations compliquées :

« Toi t’es vachement forte à ça, je me dis toujours.
— À quoi ?
— C’est comme l’autre fois avec les collaborateurs japonais. Tu arrives à leur dire que non, ça ne sera pas possible, on ne pourra pas faire leur truc, mais avec un ton super juste. Moi dans ces cas, je serais soit une fiotte, soit je leur rentrerais dans la gueule. Mais toi, tu arrives à être claire et agréable. Je me dis toujours que t’es forte. »
Ce n’est pas ce que j’avais retenu de cette réunion :
« Attends, mais c’est toi qui as été super fort ! Tu as réussi à retourner le projet et à le réinsérer dans notre contexte pour que ce soit intéressant pour G. Je me suis dit : il est vraiment bon. »
On se sourit, et je prononce ce qu’on pense tous les deux :
« C’est puissant, hein, toi et moi. »

Un peu plus tard, dans le RER, je réalise : O. vient de déconstruire ces mots bulldozer / rouleau compresseur. Ces mots qu’on me colle, peut-être parce que, comme je l’expliquais dans les notes ici, il a fallu devenir tracteur de chantier pour exister dans ce monde de mâles. Aujourd’hui, je crois plutôt parce qu’une femme efficace qui prend des décisions, affirme et agit, c’est déstabilisant. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que O. a changé de vision et/ou de vocabulaire ? Probablement les deux. Depuis dix ans, nous empoignons ensemble la science et les stratégies, parfois j’ai l’impression d’être une extension cérébrale de son être et réciproquement, nous grandissons, nous nous apprécions mutuellement dans les recoins du doute, et je lui dis, ce soir-là, entre les soubresauts de lézards et les drôles de sculptures de pierres : tu préserves mon équilibre, et si j’arrive à tout faire, c’est parce que tu es là.

Son : pour écouter Jean-Claude Ameisen parler de la physique de formation des dunes, du Rerum Natura de Lucrèce (1er siècle BC), du Patient anglais de Michael Ondaatje (1995) : Les battements du temps (2), in Sur les épaules de Darwin, 2011.

Et la chanson diffusée au milieu de l’émission : Lonny, Comme la fin du monde, in Ex-voto, 2022.

Exposition Déserts, Grande Galerie de l’évolution, Muséum d’Histoire Naturelle, iStock.com/jhorrocks/Ondrej Prosicky/hadynyah, avril 2025