Ça commence comme une perte de vue progressive, en réunions. Puis une succession de petits détails : un livre au dos noir dans la bibliothèque, tiens, le journal de Sylvia Plath, la voix d’Hannah Reid venant errer entre les neurones, le rinçage de cerveau par des reels de Jimmy Fallon et Jennifer Lawrence, pendant des heures. Le matin, je me lève, prends le RER, vais gérer les problèmes des autres et les morts, accueillir Voldemort dans son réveil, faire des discours, faire semblant de tout tenir, maintenir. [Retourner dans les bois, hiberner.]
Excuse me for a while While I’m wide-eyed And I’m so damn caught in the middle
K. est décédé d’un accident, brutalement. Une compagne, deux gamins. Un laboratoire (le mien) sous le choc, et toute une communauté de même.
Je parcours sans courage les photos, les témoignages partagés, je songe à analyser cette tristesse collective et me ravise. Il n’a pas dit adieu, et c’est peut-être pour ça que je ne suis pas en angoisse – encore un truc dont il faudra que je le remercie.
Son : Nadia Kossinskaja, Oblivion, in Guitar Dreams, 2020
Jean Arp (Hans Arp, dit), Papier déchiré, 1932, Centre Pompidou
Sur la table ronde, insupportablement pleine de piles C. a cherché un endroit « sérieux » pour m’emmener dîner du sanglier parmi six assiettes, le vin minéral, le chef et des cailloux du Gobi que j’ai déballé de mon lange japonais / je voulais rester là
Le lendemain, j’ai traversé la grande dalle de Jussieu et on a bu du vin Élodie Balme, le saucisson était truffé et la tome fleurie, le magret fumé. O., grave et léger –
Stop fermé mon tel / je m’échappe dans la pénombre. le marché fait du boucan, je m’assoupis quelques minutes.
Puis je reprends les monceaux d’appels et de messages / à chaque fois que je me réveille, le reflux de l’impossible ce n’était pas un rêve.
mais il y a tu vois un fil de personnes sur lesquelles on pose le bras, qui sont là. et on continue, ensemble
Son : Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).
Quiet Ensemble (IT), Solardust, 2023, at Into The Light, Grande Halle de la Villette, juin 2025
Je me réveille d’un sommeil lourd, nous sommes déjà au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace ; du ciel, je vois cette guirlande, village de lutins, de fées dans des chaumières. Je suis dans un film d’animation, Klaus, Polar Express.
Dans la couche fine de mes paupières scintille la guirlande de mes seize ans. Au décollage de Londres, l’excursion à Cambridge, ce jour de décembre 1998 où ma vie a changé. Non ! où j’ai changé ma vie.
En ce moment tout est complexe, et je ne me jette pas à corps perdu dans de la célébration folle, même si je le pourrais – c’est ça peut-être la maturité ? Tout est d’une richesse heureuse, tout réussit, je sais pourtant d’où chaque élément provient, il n’y a pas une once d’impostrice dans ce que j’empoigne aujourd’hui. Je sais la joie dans laquelle j’ai construit, mais je sais aussi à quel point j’en ai chié et je peux compter à la jointure de mes neurones les cicatrices du vécu.
Alors je les touche une à une, et les larmes surgissent à chaque toucher, le souvenir des difficultés, des violences, le souvenir des émotions réelles derrière les histoires plaquées, réécrites ici dans une procédure d’auto-persuasion mythomane, ces souvenirs que j’accueille un à un et que j’embrasse, parce que ce sont eux qui m’ont faite, qui me tiennent aujourd’hui debout, à cette place qui m’est si chère.
Je brasse, sable, cailloux, grands ciels aux tons blancs, je brasse des dunes de colère et de réalisations, de tristesse et de compréhension. Je brasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette grande gratitude.
La gratitude à être et à avoir été. Et à tous ceux qui ont été merveilleux, ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, qui m’ont laissée intacte dans ce que je suis. Gratitude d’avoir su rester intacte.
Il y a encore tant à faire, que je souhaite faire. J’ai toutes les clés en mains maintenant, pour faire. Quelle chance inouïe.
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
— Paul Valéry, 1920
Son : Antonín Dvořák, The Water Goblin, Op. 107, B. 195: I. Allegro vivo, interprété par le Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle.
Au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace, oct. 2025
Je sors faire pipi sous la Galaxie ; je pense à tout ce qui se passe, qui est immense, immense, et puis… depuis quand suis-je cassée ainsi au point de fragilité et de sensibilité, à dépendre des éclats de miroir, depuis quand ai-je besoin d’une constante validation à chaque dixième de pas, à chaque respiration ?
Plus tôt, je suis allée derrière ma petite dune à épines, et pendant les quelques minutes de marche, le ciel blanc/bleu cassé à la lumière rasante, les couleurs uniformes et tendres, je songeais à ce qui s’est passé l’année dernière et comme j’en ai sorti un projet démentiel mais avec une auto-estime en morceaux, une insécurité abrasive.
L’immensité sèche, ce huis clos du bout du monde à triturer des instruments pour écouter pleuvoir du cosmos, ce terrain où l’on est focus en continu à gratter les instants, les lignes de code et le sommeil. Il me reste encore deux jours de cette retraite méditative, connectée, déconnectée, à l’émotion ténue, lavée par le vide et le ciel. Le désert, chez moi, a une fonction nettoyante, une érosion éolienne ; on me dissocie, on me transforme en minéral et on me lisse comme une pierre.
Son : 章益 Yi Zhang, 敦煌古樂團 Dunhuang Ancient Music Ensemble, 總曲子 General Tune, in Scattered Gold Sands, 2025
Brique peinte, représentant une récolte de feuille de mûriers, retrouvée dans un groupe de tombes au sud de la ville de Lutuo, dynasties Wei et Jin, 220-280 AD, Musée de Dunhuang
En soirée, je suis rattrapée par le spokespersonship : O., Pf, Zy et moi avons une réunion au sommet assez tendue avec d’autres bouts du monde, en visio depuis le préfabriqué « cuisine », parmi les restes de cacahuètes et le cendrier improvisé.
Puis rattrapée par la direction du laboratoire : dans la même heure, la vie sombre des autres vient goudronner ma boîte mail, mais aussi une excellente première nouvelle attendue, puis une seconde étonnante… O. à côté de moi se bat avec ses codes : « Putain, mais c’est ça en fait, suis trop con. Tu vas voir comment je vais lui niquer sa mère. Et bam ! ».
Nous sortons prendre l’air et je lâche, en rigolant, alors qu’il boit une mauvaise bière et moi un Earl grey, devant Orion : « Je trouve que ma vie est un peu compliquée, quand même. » Il m’écoute dire les choses à demi-mot. Je ne veux pas le bassiner avec mes problèmes de direction, alors qu’on est sur le site de notre projet avec d’autres questions techniques et politiques. D’autant que je me sens coupable de ne pas être entièrement spokesperson, de faire mon autre job de directrice dans cette salle commune, comme si je me donnais des airs. Je balaie le tout : « Mais on s’en fout en fait. » Et lui : « Bah non, pas du tout, c’est vachement important. » À peine assis à la Work Room, il me voit dégainer des messages. « T’envoies combien de mails par jour, toi ? Tu sais qu’à chaque fois que j’envoie un mail, je pense à toi ? Je me dis : ça fait chier, mais rappelle-toi que pour Electre, ça doit être dix fois pire. » Il fabrique un cœur avec les mains.
C’était aujourd’hui la date limite qui avait été officiellement annoncée pour recevoir les résultats de l’ERC. « Vous auriez des nouvelles de la nôtre ? » demande O. sur le fil commun. Fr. est en train de bidouiller sur la machine d’analyses de données, qu’il appelle affectueusement « l’anal ». Ça dégouline beaucoup et ça rit aux éclats.
—
Les autres sont allés se coucher, tard dans la nuit, on bavarde sur le concept de bonheur avec F. Je n’ose lui dire tout ce qui s’agite juste sous ma peau, les ondes hautes fréquences de la jubilation, je ne sais pas ce qu’il en sera de toutes ces nouvelles – maintenant qu’on a une ERC, il va falloir trimer pour réaliser ce qu’on a promis, maintenant qu’on nous a accordé des postes au laboratoire, il va falloir trouver des candidats idéaux, maintenant qu’on m’a dit que je pouvais écrire quelque chose de puissant, il faut écrire… Il reste un quart de chat de Schrödinger, et les autres sont sortis vivants. Ce n’est pas juste qu’ils sont vivants, je me sens soutenue, si soutenue dans ce que j’entreprends.
Le lendemain, je reste couchée une partie de la journée, HS. O. s’est abonné au trou dans le sable – ça fait partie du folklore rigole-t-il entre deux pit stops et analyses de données. Moi, c’est plutôt vomi-dans-un-sac-en-papier et sensation continue de gerbe, enfoncée dans mon duvet, couverture chauffante sous les fesses. Pf a dû installer les appareils de beacon dans ma chambre, alors j’ai les va-et-viens des uns et des autres qui testent les signaux envoyés aux antennes – O. surtout, prenant tranquillement de mes nouvelles. T’inquiète, je réponds, et il sait à mon ton que ça va aller, il ne manquerait plus que tout le monde me voie comme la fille faible, la cheffe en robe déguisée, qui ne sait pas se tenir sur le terrain.
En fin d’après-midi, je déclare que je vais mieux. Je vais me promener longuement jusqu’aux antennes les plus proches, et les cailloux tracent leur ombre au sol, donnant au désert un nouveau relief. J’ai une révélation que j’ai urgemment besoin de partager avec O. Je l’interpelle à mon retour, alors qu’il maintient un escabeau pour Pf, en plein démontage de beacon.
« Tu sais ce qu’on faisait il y a exactement un an ? — Ouais ! On était ici, et on taffait comme des porcs sur l’ERC. — C’est quand t’as dit : It’s a good thing we came to China, this way the sun never sets on H. [le nom du projet]. — J. avait adoré. »
Pf. m’embarque sur les pistes pour enlever les jupes aux antennes de la veille. O., V., Fr. ont bien avancé sur leurs tâches, la valise de F. arrivera dans quelques heures après 20 coups de fils de Pf, je monte sur les toits dans la nuit à la frontale, défaire l’installation des systèmes de mesure. J’ai retrouvé l’appétit pour les gros morceaux de mouton bouillis. « Suis content ! » répète O. Tout le monde est défoncé du froid, de la tension et de la nuit courte, je reste seule un moment dans la Work Room les doigts gelés, les yeux explosés, à écrire quelques notes. À quoi bon être ici, sur le terrain, si je ne le vis pas avec des mots ?
09/10/25. Mal dormi, en fin de nuit rêvé qu’on apprenait qu’on avait décroché notre ERC dans un grand hall sombre à la Penn Station, New York, au milieu du va-et-vient d’hommes en costard, comme pour l’interview à Bruxelles, pour finalement apprendre qu’en fait non, on ne l’avait pas.
10/10/25. L’attente nous use, insidieuse, perfide. O. est parti randonner dans les Dolomites, se plaquer au visage le bleu italien, rincer nos idées carton pâte et nos fluctuations. S., force d’apparence tranquille s’est jetée dans la construction de ses trois autres instruments. J. … par un mot doux lâché sur le fil, de temps à autres laisse percer son usure. Moi, pour tromper la purée cérébrale, je me lance à corps perdu dans le matériel de re-soumission, fais semblant de me débattre sur d’autres sujets, toutes les nuits, je me réveille de rêves en forme d’espoirs qui se sont mués en cauchemars, mais les jours passent – les semaines –
17/10/25. Il y a quinze ans, j’attendais – c’était une attente individuelle, géographique, qui pouvait dire Californie, Chicago, Princeton, Paris. J’attendais dans des nuits froides sous la flamme tendre d’espagnoles expatriées. Aujourd’hui c’est l’automne, nous rongeons notre attente à quatre, dans une pudeur de chercheurs mûrs, dans le brouhaha des mille tâches qui nous tiennent occupés. Nous préparons la re-soumission du projet, c’est notre façon d’avancer et tromper le cœur sautant, l’adrénaline à pic lors de l’irruption de faux-messages intitulés “ERC”, tromper l’envie de vérifier notre messagerie dans les instants de blanc. Si nous n’avions pas aussi bien réussi, si nous n’avions pas fait ce sans faute… la chute sera d’autant plus rude, je chuchote à O., qui balaie sa propre anxiété en s’énervant contre le calendrier bancal de re-soumission. J. a décidé que nous aurions les résultats un vendredi. Mais les vendredis passent – chaque semaine. Et l’attente n’a toujours rien de magnifique.
20/10/25. ON A MONDAY? écrit S. sur le fil de chat commun.
Nous venons de terminer le meeting mensuel de la collaboration G en visio. Le numéro de O. s’affiche sur mon iPhone. Encore un problème avec des collaborateurs, pensé-je en décrochant. Il dit – et sa voix se veut forte, virile, mais elle tremble et se morcelle : « T’as vu tes mails ? T’as vu sur le chat ? »
Son : 4 Non Blondes, What’s Up?, in Bigger, Better, Faster, More!, 1992
V., je la rencontre dans les locaux de ma maison d’édition, gobelets et mug marqués de rouge à lèvres, des manuscrits et des papiers partout débordants, à peine une chaise libre pour m’asseoir. Par la fenêtre, un mur de béton blanc taillé sur un bout de ciel – quelque chose des parpaings sud-américains.
Elle n’a pas besoin de m’avoir lue ou de m’entendre plus de deux minutes. Elle a cerné, et m’enjoint d’écrire parce que et par ce que je suis. Elle dit aussi : il ne faut pas être utilitariste avec ses vieux textes.
Je passe les jours suivants hébétée, certaine et incertaine. Ma direction engagée, mon intention, et ce que je suis, elle l’a validé. Il suffit de garder l’ancien au chaud dans les tiroirs, avancer, créer, écrire dans la certitude d’être, d’être aujourd’hui.
Mais il y a une différence subtile et fondamentale entre être et être dans l’écrit. Et cette distance-là, cette justesse-là, le regard, la couleur, la vibration que je souhaite imprégner, c’est ça qui ne se dépose pas. J’essaie d’avancer, de plaquer les bouts de récits, les paragraphes et les géographies, mais –
(l’excuse qui crisse sous mes neurones : peut-être qu’il y a encore trop de chats dans les boîtes)
Alexander Calder, Untitled (Cat), 1925, Calder Foundation, New York