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Au matin, K. monte dans mon lit et déclare : « Quand même, t’as vécu beaucoup d’années ! » Je prépare une génoise japonaise, monte des blancs, des jaunes, de la crème fleurette, du mascarpone, des framboises, casse un plat en verre, dehors il fait éclatant et timide à la fois, un temps de fin de saison, un temps qui cache quelque chose. En fin d’après-midi, je tente une échappée dans un sommeil lourd, je me réveille en nage, noyée dans des magmas de rêves symboliques, A. entame sa version de la crise d’adolescence et ses hurlements injurieux emplissent et vicient l’air domestique. Nous préparons illico un bagage pour K., P. l’emmène au vert en Sologne. Je laisse A. décuver et tente une autre échappée – dehors cette fois. Je rejoins un univers parallèle, les collines de Bagneux, des complexes cubiques aux balcons débordants de plantes, des escaliers de béton dérobés, des impasses de chèvrefeuilles et de moustiques, la lumière rosit, puis assombrit les contours, baigne d’ombres équivoques, allume les lampadaires oranges, il faut rentrer, revenir à la réalité… je fais des plans, des agendas intriqués-imbriqués pour ne pas perdre ce fil, je m’enferre dans la non gratuité de cet univers qui pourtant devrait être la folie libre, mais je l’entortille de contraintes et de nœuds, j’ai cherché par différents moyens par le passé à le faire exploser depuis l’extérieur et ça n’a pas fonctionné, alors cette fois-ci je l’embrasse et le gangrène de l’intérieur, j’y injecte tout ce qui dysfonctionne chez moi, les kilotonnes d’insécurité et de rigidité. Sur la N20, les phares passent dans une alternance de feux et de zonards du dimanche soir. Et soudain à quelques mètres un crissement de frein, un éclat, un boum, une pluie de morceaux de verre et de vapeurs. Le tropisme de la foule. J’ai fui dans la station de RER un court instant, une trêve, je suis ressortie. Je me suis dit : « Traverse, prends l’autre trottoir, ne regarde pas. » J’ai vu malgré tout, un corps gros sur la chaussée un polo blanc et une marre de sang, la voiture fumait au milieu de l’attroupement, un peu plus tard comme je pressais le pas dans la nuit le samu accourrait, sa sirène bleue.

Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je vis et provoque ? le long de roseraies à deux heures du matin, au bout d’interminables autoroutes et échangeurs, des enchaînements d’églises, des jardins à l’eau citronnée derrière des portails vert d’eau, les fauteuils damassés, les soupentes de pensionnat, les mezzanines au café kényan, je suis folle je crois, la frontière entre la vie et les délires romanesques se sont dissous, tout se mélange, l’équilibre est rompu, et la mixture maléfique est en train de dévorer le monde – de provoquer des accidents et des morts ? Y a-t-il un prix à l’intensité ?

© Rémy Soubanère, série Alphaville, 2017

Un été Anaïs Nin [fin]

Terminé la période 1931-1934 d’Anaïs Nin – en sautant la partie effarante que j’avais déjà lue en Espagne sur sa fausse couche à l’hôpital avec le médecin allemand prêt à l’ouvrir et les infirmières lui montant sur le ventre. Sa « création échouée ».

L’analyse d’Otto Rank si différente d’Allendy, respectueuse :

« [Allendy] essayait de remplacer votre amour de l’absolu et votre quête du merveilleux, par une adaptation à la vie ordinaire. Je mets l’accent sur l’adaptation à un monde individuel. Je veux augmenter votre force créatrice afin d’équilibrer et de soutenir la puissance d’émotion que vous possédez. Le courant de la vie et celui de l’écriture doivent être simultanés afin de pouvoir s’alimenter mutuellement. C’est la révélation de l’activité créatrice qui devient une voie rédemptrice pour les obsessions névrosiques. La vie seule ne peut satisfaire l’imagination. »

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

me ramène à la paix qui m’a soufflée quand mon coach, payé par le CNRS pour m’épauler comme directrice de mon institut, a sorti : « Quand tu ressens le besoin d’écrire, arrête tout et écris. Il faut que tu écrives, ça, c’est toi, et en écrivant, tu travailleras sur tout le reste. » Ce n’est que dans ce sentiment d’être intimement comprise, cette autorisation [ligne délicate qu’il sentait nécessaire et a su tenir par sa position, son ton et sa diction, sans me paternaliser, cf. billet précédent] à être en adéquation avec soi, avec ce qui nous meut dans la vie, qu’on peut avancer et donner.

Terminé dans la foulée le dernier livre d’Amélie Nothomb, que mon Éditeur-aux-yeux-bleus m’a apporté, en même temps qu’un pot de miel et un quartz incrusté. Il m’avait parlé de cette rentrée littéraire jonchée des histoires de familles de grands auteurs, rendant difficile aux autres d’exister. J’avais oublié cette conversation, ce qui m’a permis de plonger dans la seconde guerre mondiale à Bruxelles sans arrière pensée, puis je m’en suis rappelé juste avant le chapitre final, d’un coup… et la dernière volée de pages qui rassemble tout, un peu trop dévoilé et délayé à mon goût, mais j’ai pleuré, pleuré pendant de longues minutes,

de la nécessité d’écrire
de cette heure à écrire en mode TSA parce que le cerveau reste vissé dans sa routine, quand on vient d’apprendre que sa mère est morte, mais que c’est encore l’heure d’écrire

ou parce qu’on veut se prouver qu’on est folle et différente et qu’on fera / vivra les choses différemment des autres :
la mort de sa mère
donner la vie
vivre en famille
être chercheuse
être directrice
aimer
écrire

Je disais idiotement à mon éditeur : « Je veux prouver à tous ces gens au lycée et en prépa, qui m’assénaient que je ne deviendrai jamais astrophysicienne, que j’y suis arrivée. » En réalité, je trouve que c’est un joli pied de nez pour les biais sociétaux, mais je m’en tape – comme le reste du monde.

Ce que je souhaite vivre est infiniment plus puissant et indicible.

L’été se termine.
Je suis entière et prête.

Son : Paolo Conte, Un gelato al limon, in Concerti, 1985

Henri Matisse, Intérieur jaune et bleu, 1946, Centre Pompidou

Un été Anaïs Nin [4]

Après [le] départ [de Henry] j’ai détruit tout mon plaisir, en pensant qu’il ne s’intéressait pas à moi, qu’il avait trop vécu, d’une façon trop brutale, trop complète, comme un personnage de Dostoïevski, dans les bas-fonds, et qu’il me trouverait une oie blanche. Qu’importe ce que Henry pense de moi. Il saura toujours assez tôt ce que je suis exactement. Il a un esprit caricatural. Je me verrai en caricature. Pourquoi ne puis-je exprimer mon moi fondamental? Je joue aussi des rôles.

Pourquoi m’en faire ; et pourtant je m’en fais, pour tout.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Maudite soit mon image, l’image de moi-même qui me confronte chaque jour avec la même délicatesse, la même finesse excessives, l’orgueil, la vulnérabilité qui font que les gens veulent me protéger, me traitent avec égard. Maudits soient mes yeux tristes et profonds, et mes mains délicates et ma démarche qui est un glissement, ma voix qui est un murmure, tout ce qui peut être utilisé pour un poème, et qui est trop fragile pour être violé, forcé, utilisé. Je suis près de mourir de solitude, proche de la dissolution.

— Ibid.

On amalgame souvent confiance en soi et confiance en son image. La première, c’est une confiance qui nous dépasse – celle qui dit ce que les choses sont bien faites et que nous ne nous trompons pas de chemin, parce que la vie l’a jalonné de signes pour nous, et il suffit de les suivre avec intelligence (ce que nous savons avoir). La seconde, c’est plus étriqué. C’est d’abord une question de miroirs, de messages envoyés, reçus, renvoyés et reçus. Mais aussi une recherche d’adéquation entre ces différents messages et ce qu’on est, pense être, espère être.

Qu’est-ce qui fait de tant d’entre nous, les femmes, de « bonnes élèves » ? Marquées du sceau de #FaireCeQuIlFaut que Rosa Montero décrit chez Marie Curie, en parallèle de son propre vécu. Mes écrivaines modernes fétiches l’ont exprimé pour toutes les autres : Nancy Huston, Sylvia Plath, Anaïs Nin… Toutes à la recherche de l’approbation, persuadées du décalage de leur image. Dotées d’une confiance viscérale en leur route, et pourtant en miettes de ne pas être assez (l’image).

Anaïs le psychanalyse via un besoin du père. C’est l’analyse qui est faite en général pour les femmes [on notera en passant le nom de ce carnet], le père absolu, perdu ou absent. Je ne nie bien sûr pas l’influence de la société patriarcale sur notre positionnement et les sentiments de décalage d’image associés. Mais comme d’habitude avec la psychanalyse, pour avancer ensuite, so what?

Au-delà des racines de cette confiance en dent de scie, peut-être faut-il se rappeler que ce qui compte pour avancer collectivement, c’est la complémentarité ? Si on accepte l’existence d’un doute féminin exacerbé, et qu’une solution est le soutien et le miroir positif, autant que les hommes s’y collent par pragmatisme ? Qu’ils énoncent clairement : « Je trouve ça super, ce que tu fais. » Je ne parle pas de paternalisme (attention, donc, à l’énonciation exacte du propos pour ne pas ripper), je parle d’exprimer l’appréciation, la considération et le respect réciproque1. Ça ne serait pas cher payé un fonctionnement plus fluide et efficace du monde.

Dans le Journal d’Anaïs Nin, les dents de scie sont présents de la première à la dernière page – et je ne crois pas que ce soit la psychanalyse qui la nourrisse et l’aide à remonter vers les crêtes (le Dr Allendy, « psychanalyste » alchimiste et astrologue est un paternaliste puant qui n’a rien compris à la création). Ce qui lui permet de s’envoler par-delà les doutes, d’écrire, vivre avec intensité, ce sont les belles lettres de Henry, de ses autres amis, amants, de son père, ceux qui expriment en particulier que ce qu’elle écrit est percutant, que sa maison de Louveciennes est magique, que c’est formidable, ce qu’elle fait, ce qu’elle construit. Consigner et consteller ses pages de toutes ces appréciations pour pouvoir les re-sniffer, était à mon avis une procédure vitale.

Quand il dit: « C’est bien. Elle a du charme », je fus soulagée.
[…]
Si mon père aujourd’hui pouvait seulement se dire et me dire: « C’est bien », comme ce serait agréable.

Henry Miller, toujours dans le Journal :

« Votre maison, Anaïs. Je sais que je suis un rustre, et que je ne sais pas me tenir correctement dans une telle maison, et je fais donc semblant de la mépriser, mais je l’aime. J’en aime la beauté et le raffinement. Elle est si chaude que lorsque j’y pénètre je me sens pris dans les bras de Cérès, je suis ensorcelé. »

Comme pour tous les grands hommes qui ont réussi, parce qu’ils étaient bien accompagnés, je crois que les grandes femmes qui ont réussi se sont entourées d’hommes de la bonne trempe. Les bons miroirs, les bons compagnons de maïeutique et de vie, ceux qui considèrent, y trouvent leur compte et l’expriment de façon juste. Vivre, construire, écrire, nous sommes et resterons si seules, mais ce n’est jamais un processus solitaire.

Son : Motown, Reach Out I’ll Be There, 1966

Anaïs Nin et Henry Miller
  1. Je vois d’ici des féministes me tomber dessus, avec l’argument de ne pas vouloir être vues comme des choses fragiles, et je les enjoins de relire ces lignes. La confiance en nous, ie, la force, nous l’avons. C’est l’image renvoyée qui nous manque. La considération, le respect et les soutiens qui en découlent nous sont dus comme aux hommes, lorsque nous faisons, excellons ou sommes brillantes de nature. Et c’est peut-être parce qu’ils ont perdu l’habitude de l’exprimer – autrement que via des matraquages paternalistes et condescendants, que subsiste notre problème de confiance en notre image. ↩︎

El Invento

Il y a une forme de sérénité trempée dans une lampée de tristesse à dire et faire ce qu’il faut. À faire ce qui est juste, et ce qui semble doux, heureux, lumineux. Il est trois heures du matin, je pense à X, la jolie robe qu’elle a choisie, aux boucles d’oreilles dont elle s’est parée, la tête un peu penchée pour les attacher, en dégageant une mèche rebelle – et le courage qu’il lui aura fallu pour emmener ses enfants comme prévu au parc accrobranche, à faire semblant de s’amuser avec eux dans les arbres toute la journée, avec la notion sourde que peut-être le monde est en train de s’écrouler. Que peut-être qu’elle écroulera le monde, qu’il faut qu’elle le fasse, pour la pureté. J’ai cette voix dans la tête, cette supplique, pas la harpie mais la brisure fendue émiettée d’inquiétude et d’incompréhension, d’appréhension des écroulements du monde. Qu’est-ce qu’on fait, quand on a participé à provoquer cela ? On se retire sur la pointe des pieds. On le sait, on est venu, comme d’habitude, touiller un quotidien un peu fatigué et rappeler qu’on est vivant, écouter, partager. Maintenant, c’est à eux de jouer, cette fascinante vie des autres, ça ne m’a jamais appartenu, il est temps d’aller.

[Et parce que les films et les romans s’en mêlent : je frotte mes yeux au réveil quelques heures plus tard, et découvre que des chemins alternatifs ont été choisis. Que les boucles temporelles ont pris la forme simple de rondes au dessin japonisant. Beaucoup à travailler, mais c’est curieux, cet horizon soudain.]

Y por agradecer
Lo extraño de simplemente ser
Un alma curiosa singular
Compleja en su calma y tempestad

Dime por qué será
Dime por dónde vas
Dime

Y en el amanecer
Cuando todo va cambiando de color
Y vemos aparecer
Un mundo lleno de belleza y de dolor1

— José González, El Invento, in Local Valley, 2021

Son : José González, El Invento, in Local Valley, 2021

Salvador Dalí (Figueres, Girona, 1904-1989), Metamorfosis de ángeles en mariposa, 1973, Museo Bellas Artes de Asturias, Oviedo
  1. Et pour remercier
    L’étrangeté d’être simplement
    Une âme curieuse, singulière
    Complexe dans son calme et sa tempête
    Dis-moi pourquoi c’est ainsi
    Dis-moi où tu vas
    Dis-moi
    Et à l’aube
    Quand tout change de couleur
    Et que nous voyons apparaître
    Un monde plein de beauté et de douleur ↩︎

Au bureau, au musée de minéralogie des Mines de Paris

Attablée devant des junis, un fils de chaque côté, en rang d’oignon à la boulangerie arménienne. A. propose de retourner chez Giacometti. Je propose Bourdelle, Zadkine ou des cailloux. Ils choisissent les cailloux. Sur le chemin tombent des commentaires sur mes slides et notes du grand oral du quinquennat pour le laboratoire et autres implémentations sur l’ERC, des documents à signer, à vérifier, des lettres à écrire, des journalistes et des projets arts & science, j’avise une table ronde au milieu des rangées de vitrines anciennes où dorment paisiblement les pierres. Les tilleuls penchent dans le vent par la porte-fenêtre grande ouverte. Les galeries continuent en des salles gigognes. Les enfants furètent entre les joyaux de couronne française, les sépiolites déguisées en statues de Brancusi, les tranches de calcaire ruiniforme traçant des villes antiques ou futuristes. Je triture des camemberts budgétaires, j’ai les doigts qui sentent la tension moisie ou la pressure liquéfiée. Ça s’entasse, s’amasse et se collisionne comme des couches dans les jets de sursauts gamma, là où les chocs se forment.

Au bureau, au musée de minéralogie des Mines de Paris, juillet 2025

Quelques cercles

J’ai les mots au bout des doigts : « j’ai retrouvé la chanson. » je crois. celle qui passait au café, là où tu m’as serrée contre toi en disant « excuse-moi » et je me suis sentie entendue. comprise. deux jours je l’ai cherchée, écouté tous les albums, et enfin, dans une compilation, par hasard, trébuché sur elle

voilà encore quelque chose qu’on taira. pour garder intact
l’intention. le mot. la projection de l’oreille tendue, la parfaite projection d’une parfaite réception

Nous vivons, je vis, des attentes, des tracés déliés fendus dans les toiles de la réalité – je vis des sillons creusés par les ongles, à la saignée des tempes la peau tailladée, nous vivons, je vis, de

Nous vivons de devenir des personnes meilleures. alors nous nous taisons dans la grande ellipse de nos vies, cette place, ma place, cette appartenance, mon appartenance, comme toujours, comme jamais : elles n’existent pas.

Nous vivons, je vis, de cette errance, de ne pas suffire et que ça ne suffise pas. suspendue à l’espoir qu’on soit prêt en face. à coups de « malheureusement » martelés dans mes rétines, des justifications aux araignées filantes, dans les ambivalences aux lâchetés logistiques, aux phrasés dramaturges plantés dans des décors qui choient de se prendre au sérieux.

Je vis, nous vivons de
Je vis de donner vie et sens à ces vécus, ces imaginés, projetés et créés, ici, tout prend la valeur, le potentiel d’un sentiment océanique, ici, aux vides dorer les flancs, à la non-place, la non-appartenance, à la solitude rendre leur noblesse.

on taira ou pas. qu’il me restera ça : vivre, écrire. écrire, vivre.
et même si je m’en satisfais, est-ce que ça fera jamais de moi une personne meilleure ?

Son : Patrick Watson, Here Comes The River, in Wave, 2019

Vassily Kandinsky, Quelques cercles, 1926, Guggenheim Museum, New York

Genève

Je n’aime pas les villes suisses et les villes alpines en général. Je n’aime pas les grosses conférences qui brassent les sessions parallèles comme des usines à débiter des proceedings, des posters et des talks. Je n’aime pas avoir cette section efficace si large que mon libre parcours moyen est deux mètres pendant la pause café et de dix mètres quand je sèche les sessions et traverse le hall.

Cachée-perchée dans la vieille ville, de café hipster en café hipster, traversant le Rhône aux effluves d’eau vaseuse, je fais-ce-qu’il-faut. Les dossiers, argumentaires, slides de direction, les corrections de manuscrit de thèse, la préparation de l’ERC…

Andromeda passe en coup de vent, une soirée animée, par dessus des linguine alle vongole, elle déclame à la cantonade, sa vision sur la politique, la politique américaine, russe, palestinienne, israélienne, son téléphone surveillé, sa force optimiste, sa position de challengeuse, je me suis demandé : est-ce parce qu’elle n’a pas d’enfants qu’elle arrive à penser ainsi ? Que le monde est une sinusoïde, qu’il faut juste être né dans la bonne vague, que tout ça va remonter, et de discourir sur la force du local, la déconnexion du Congress avec les questions du peuple, The Narrow Corridor, le pragmatisme intelligent.

Tony m’écrit : « Ce qui me touche chez toi, c’est ta posture un peu punk. » et cette question sur laquelle plancher pour mon personnage de Voix Traversante : « Où allons-nous ? »

Les glaces sont bonnes et chères ici.

L’équipe G., ses bars, ses dîners, son groupe Whatsapp Toblerone à la déconnade hilarante, le sérieux massif de ses présentations en enfilade. O. : sa solennité émouvante lors son talk, et J. ouvrant le bal comme si de rien n’était, simple et brillant.

Il m’arrive des choses étonnantes. Des coups de fil. Des « Tu pourrais réfléchir aux conditions sous lesquelles tu envisagerais d’accepter notre offre ? » Des courbettes, des chapeaux, des sourires, des signes de la main, des poignées de main.

Rien ne me fait vibrer. #EncéphalogrammeEmotionnelPlat

Plan de Genève, avec un plan de la Genève ancienne et un plan de Genève en 1715, C. B. Glot, auteur modèle, Meyer, ingénieur, Grenier, auteur modèle, François Monty (1778 – 1830), diffuseur

Le Sud brûle

L’impossible rythmique des cigales qu’on voudrait ancrer dans la nôtre, cardiaque
L’odeur de farigoule et de chêne pubescent – la passerelle dans les arbres
C., douce et résiliente, sur les merdes genrées que nous nous prenons dans la gueule : « J’ai perdu espoir. Tu vois, j’intériorise et je prends sur moi. Et je peux te dire que n’est pas une bonne idée, j’ai fini mon mandat sous anxiolytiques. »
La pleine lune
M13 dans l’oculaire, en haut de l’échelle, la coupole ouverte sur le ciel
M13 timide, dont le cristal diaphane échappe aux cœurs non globulaires
Sur la plateforme métallique qui tourne, N. : « Je partais vers 22h, quand mes parents pensaient que j’étais couché, je faisais 80 bornes en vélo, je venais ici, et je rôdais autour des bâtiments, pour moi c’était le summum de la recherche, c’est ici que la science se faisait. Je rentrais à 6h du matin en douce avant d’aller au lycée. » Il a ce geste de précaution d’écarter mon épaule de la structure du dôme où je me suis appuyée, puis : « Alors quand je suis devenu directeur de l’institut des sciences de l’univers, la première chose que j’ai faite, c’est de me présenter à la grille à l’improviste ici. J’ai dit : N. A., directeur de l’institut, je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais si je pouvais entrer. Et c’était un moment étrange, ce moment où tu réalises que tu es passé de l’autre côté. »

Je rentre seule dans ma petite chambre aux meubles de bois 1937. La lune projette mon ombre. Une énorme météorite croise le ciel comme un bout de cigarette incandescent.

Je suis trop épuisée, la peau arrachée au contact de l’aridité de la fonction, je ne scintille pas, je ne connecte pas, je me terre dans quelque chose qui fonctionne à peine – je crois être à la ligne critique où tout s’est éteint et brûle par friction, se consume. C’est pourtant un marathon – cinq ans, je ne peux pas, n’est-ce pas, partir maintenant en flammes.

Can you feel the pain?
See the mess and trouble in your brain
Anger you retain, pressure rocks you like a hurricane
Is it time for you to jump into the next train?
Change of head, make a stand
I can see your heart change
Wake up!
No more nap, your turn is coming up
You feel lazy but stop the fantasies and bubble butts
If you need to hear, go for it
I will teach you how to feel the thing so close to you
Connect it all

Every day is a miracle

— Caravan Palace, Miracle, 2019

Son : pour ne pas rester morose, un peu d’électro-swing d’inspiration jazz manouche avec Caravan Palace, Miracle, in Chronologic, 2019

De la passerelle dans les chênes pubescents, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025
Le 120, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025

Été 2025 [2]

Été.

Je repense à ces séries d’étés révolus, aux cœurs et aux amour-propres brisés. Le départ et le retour des bois pennsylvaniens, l’étrange quiétude qui m’habitait alors sous le chaos, la force en sous-jacence.

Été 2025, et assez. Assez des ballottages hypocrites dans des sphères médiocres et sans science, assez des échiquiers à couteaux tirés aux règles inventées sur le tas, assez des méandres tortueux de l’esprit, des langages compliqués, des constructions bancales, assez des fous, des fake news, assez de courbettes aux déjeuners mondains insipides et sans corps, assez !

C’est le moment ou jamais d’être là, dans l’instant, sans me tromper, les yeux grands ouverts, les pieds l’un devant l’autre, funambuler sans trébucher

(et écrire, écrire bien sûr, pour permettre la respiration et la ponctuation)

trois mois, jusqu’au couloir de l’automne – et nous verrons ensuite : serai-je vivante ? où en sera la collaboration G. ? où en seront les États-Unis ? le monde ? et il sera alors temps de prendre les décisions suivantes. et de me coucher.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Nathan Paulin funambule © Chaillot – Théâtre national de la danse

Et un peu de Nietzche dans la foulée pour s’obscurcir le cerveau :

Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine (…) il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? (…) L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abyme… »

— Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883

Été 2025

L’été. La torpeur et le chaos sous des températures trentenaires. Un matin, à une formation management, je regarde le cercle des étapes du burn out, alors que pleuvent dans ma boîte mail et mes chats des messages qui disent étape 8, étape 10, bip bip voyant rouge… et moi ? je me demande. Moi ? O. ? Non, notre intelligence est justement de connaître cette ligne-là. Dès samedi matin, j’ai senti O. remonter la pente, et moi…

Rarement j’ai été dans un nœud aussi complexe de ma vie professionnelle – la recherche, la direction, les couloirs d’art et de science que mon livre a ouverts. On ne sait si demain notre collaboration G. triomphera ou s’écroulera, on ne sait si le bateau de mon laboratoire s’abîmera dans la tempête, et puis si une guerre mondiale éclate, ça n’aura de toute façon aucun sens, tout cela, n’est-ce pas ?

J’abats le travail comme à l’accoutumée, je ne me pose pas de questions. Mes journées virevoltent dans les ribambelles de sons, de chats et d’écrans, les réunions et les coups de fil qui portent chacun leur humanité, leurs pions stratégiques, leur pragmatisme et leur détresse, les voix et les visages circulent dans une densité et une compacité proche de l’étoile à neutrons.

Je tourne et je pulse comme je peux, aussi stable que le permet ma magnétosphère, mais la tentation du glitch est grande dans l’épuisement – psychique, physique.

Son : Joy Division, Disorder – 2007 Remaster, in Unknown Pleasures, 1979

Image mosaïque d’un cycle du pulsar du Crabe, données UBV obtenues avec le photomètre optique bidimensionnel à grande vitesse TRIFFID monté sur le télescope russe de 6 m. Golden et al., Astronomy and Astrophysics 2000, 363(2).