Le piano d’expression

Le Feurich ? non, pas riche.
Le Yamaha ? trop métallique.
Ce Yamaha ? trop métallique.
Ce Steinway & Sons ? Ah bah, c’est sûr, oui…
Mais c’est vraiment différent ? Oui.
En quoi ?
Le son. Regarde. C’est comme si on les voyait, les sons. Là, je les vois et ils sortent, ils remplissent les mains. Et c’est aussi… la façon dont les touches répondent. Tu vois ?
Ok.
Bon, je joue dessus parce que c’est vraiment bien, mais je sais qu’on ne le prendra pas, hein.
Non.
Ce Yamaha ? Mmm trop métallique.

Ce Samick ?
[Il est plus haut et plus grand.]
Oui, bien !
C’est vrai. C’est profond, enveloppant.
Le son est rond, c’est chaud, j’aime beaucoup, vraiment. Je crois que c’est bien.

Ce Hoffman ?
… Ah ? Pas mal. … Ah mais non. Les touches. Non, pas possible les touches.

Et le Boston ?
Oui. C’est celui-là. Je n’ai aucun bémol. Il est parfait.
Ça va être ton compagnon pour dix ans au moins. Tu es sûr qu’il te plaît ?
Il est vraiment différent de celui qu’on a ? [Un Yamaha d’étude.]
[Un peu navré.] Oui. Ça n’a rien à voir, pas d’inquiétude.
Et par rapport au Samick, rien de métallique ?
Le Samick est rond, mais moins agile. Là, c’est rond et précis à la fois. C’est parfait.

Le Boston, piano conçu par Steinway, fabriqué au Japon, est réputé, paraît-il, pour sa sonorité pure, riche et distinctive. A. aura dix ans en avril et aura joué du piano la moitié de sa vie. À partir de cet âge-là, la fraction de sa vie sans musique ne fera que se réduire, jusqu’à devenir négligeable. Je demande au directeur de la Maison si l’on se trompe en faisant ce choix : « À ce stade, l’erreur, ce serait de ne pas écouter votre fils. Et vous faites les choses dans l’ordre : dans quelques années, ce sera le Steinway. »

A. teste le Boston en improvisant. A. B.-L. tous droits réservés. Mars 2025.
Carte publicitaire de la maison Hanlet installée à Bruxelles, c. 1910.
Collection Carl Esther.

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.

Bergamote et gardénia se déguisent en Seventies

Pour varier les expériences, samedi, c’est grosse fête d’anniversaire diapos-gâteau-rock band, dans une salle municipale ornées de boules discos, sous les tribunes d’un terrain de foot, déguisés en Seventies. On connaît mon amour pour la conversation superficielle non professionnelle. Après cette semaine, il ne me restait plus une once de savoir-vivre pour causer gamins, écoles, astrophysicienne, ou faire semblant d’être danseuse étoile à l’Opéra de Paris. Me suis donc bâfrée à l’excellent clafoutis aux tomates cerises, puis éclipsée dehors dans la lumière.

Et ?
Quelque chose est changé.

Sur les bancs du terrain de foot, je reçois la page d’un Pot Cassé, un prélude de Debussy. Pour l’édification des entraîneurs et maillots, je prononce à voix haute le spectre de Brocken, je souris sur la touche.

Quelque chose est changé.

Bergamote et gardénia, les senteurs tapissent les ficelles de phrases depuis les grands cahiers de mon adolescence jusque dans mon sac à main.

Quelque chose est changé.
Des fauteuils crapauds embusqués.

Enfin, pour manquer à tous mes devoirs de mondanité, je fais le mur au plus fort de la fête, pour aller vérifier chez moi, assise par terre sur les tomettes et le caramel de ma bibliothèque en palettes, avec ma robe bariolée 70’s et mes perles de bois dans les cheveux, si les Correspondances étaient aussi ronds qu’Harmonie du soir. [Ma réponse est non.]

Samedi, il est 15h, rien et tout est changé.
Échanger des photos de pages des Fleurs du Mal.

Et tant de gaines de mots jusqu’aux chœurs de la nuit, jeux réels ou fabulés, quelque chose est changé. Émouvant, serein, intemporel, minuit sonne, mais ce n’est jamais encore le moment des citrouilles.
Cela change et s’instaure, s’installe dans le temps.

Son : la plus belle interprétation de Clair de Lune de Claude Debussy, par les frères Sergio et Odair Assad et leurs deux guitares féeriques.

Edouard Garcia Benito, La lettre d’amour, 1920

Carrousel

Je n’ai pas dit – quand on m’a demandé ce que représente ce morceau pour moi, sur une radio nationale, en direct. Qu’une année entière, j’ai vécu de ne pas comprendre. Pourquoi la beauté était à portée de main mais elle ne l’était pas. Que j’ai pris la rencontre, l’être, nos êtres, les notes de piano qu’on m’envoyait dans des paquets en papier kraft, j’ai tout mis, déversé dans la plus grande crise existentielle de ma vie. Que j’ai cherché en moi un moyen d’exister, de sublimer tout ce que nous n’étions pas, nourrie de ces touches-là au milieu du silence. Que j’ai donné un sens à toute mon écriture, à ma science, à cet Univers violent, avec en filigrane cette douleur-là. L’été humide de Pennsylvanie, les porches en bois et les lucioles au cœur brisé, l’errance dans les allées du campus aux cadavres de cigales vertes, j’ai été si seule – et c’était merveilleux. Merveilleux, tu sais, toi qui ne me liras pas, parce que, au terme de toute cette errance, j’ai sorti ce livre-là, j’ai pris, j’ai tout pris de cette musique et de ces silences, et je l’ai porté là où je le souhaitais.

Au moment où Carrousel passe en direct, ensuite lorsque je traverse ce pont, dans la lumière déclinante, bien accompagnée, cette ballade trouve sa clôture. Nous nous sommes rencontrés pour cette raison-là : pour les dépôts rares et précieux de songes, dans une ellipse tellement infinie, qu’elle m’a permis de cristalliser autour et d’écrire ce livre. Merci.

Son : T. D. tous droits réservés, Carrousel, 2023

Robert Doisneau, Le manège de Monsieur Barré, 1955

Les renards se marient

Promenade du soir dans les vallons que surplombe le gîte. Le chien aux yeux bleus de la propriétaire gambade avec nous un temps, puis s’éclipse pour nous laisser en famille. Au sortir des bois de chêne liège, la petite route et la clairière plantée de noyers. Il se met à pleuvoir, des gouttes éparses dans le soleil. Je dis à K. 「狐の嫁入りだね。」(« Les renards se marient. ») C’est ce qu’on dit au Japon, où les renards ont aussi la réputation d’être fourbes. Au bord de la route, derrière un saule pleureur paré de tendresse verte et une bambouseraie, un vieux lavoir en pierre, source claire débordant de la roche, poutres de bois, toit de lauze ; nous nous y abritons le temps que passe l’ondée.

Pendant plus d’une heure, à part un ragondin et de nombreux rapaces, nous ne croisons ni être ni véhicule sur les chemins qui serpentent entre les lieux-dits. Chaumières périgourdines fumant au lointain, l’odeur du sol surpris d’avoir été mouillé, mêlé à celui du blouson de cuir de P., et l’herbe folle jusqu’aux collines qui capturent le couchant. Tout est calme, K. babille, nous ne parlons de rien en particulier, le temps coule.

Périgord noir, mars 2025

Belvès

Un peu avant le couchant à Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière. De celle, parfaite, qui se plaque aux pierres ocres et capture l’instant. Le silence, les cloches qui sonnent dix-huit heures, et le roucoulement prolongé d’un pigeon ramier.

Belvès, le labyrinthe des ruelles en quête de la lumière, février 2025.

La Roque-Gageac

D’habitude, nous passons notre chemin : on voit depuis la route, en surplomb sur la falaise, grouiller la ribambelle de touristes en mal de cocher les cases du Routard.

La surprise alors de trouver les allées de la cité vides, les passerelles et les colonnes vides, les rideaux d’anneaux de cuivre comme un salon bene gesserit dans Dune, isolant une salle de projection vide.

J’ôte écharpe, manteau, pull – dans ma robe bras nus, j’ai touché le soleil et les reliefs de la falaise

Les prunus en fleurs entre le ciel et la roche
leur parfum de discrétion
alors que les choucas annoncent en grande pompe,
dans leurs vols calligrammes
et leurs cris lâchés de la falaise à la rivière à la vallée
le printemps !

Du haut du fort de la Roque-Gageac, fév. 2025
Le salon bene gesserit en haut du fort de la Roque-Gageac, à l’intérieur d’un irréel rideau de mailles de cuivre. Fév. 2025.

Carsac

Sous le rocher et ses excroissances troglodytes,
cabanes de pirates et repaires de fées
coiffé de chênes verts en touffes mousseuses,
debout côte à côte avec K., nos carnets à croquis, au grand ciel bleu

ai essayé en vain de capturer cette lumière
la lumière blanche et ocre des pierres du Périgord

en aquarelle c’est l’ombre qui pose la lumière, ce n’est pas comme avec les mots
et surtout, je n’ai aucune dextérité
– manque de pratique, manque de technique [idem en mots, me dira-t-on]

Dans la petite église attenante, les vitraux tombent sur les murs aux pochoirs du soleil.

Un matin ensoleillé dans l’église de Carsac, fév. 2025

Au bureau (mais pas trop), dans le Périgord noir

S. m’appelle alors que je suis dans une conserverie, à choisir des anchauds et des cous de canard farcis. Elle me parle AGDG, CDD plateforme et tickets LSST, dans sa diction puissante et italienne, je suis bien trop curieuse pour lui avouer que je suis en vacances, je prends l’appel, dégaine mon ordinateur et note tout ce qu’elle me transmet. Sur son conseil, j’appelle dans la foulée M., son chef.

Le soir bleuté s’installe sur le Périgord noir, P. conduit sur les petites routes surplombant la Dordogne, K. écoute une histoire dans son casque ; sur le siège passager, j’ai mon téléphone coincé dans l’épaule gauche, mon macbook sur les genoux, et la chienne de M. aboie dans le fond. Il me dit qu’il faudra qu’il aille la nourrir, demande avec douceur comment se passe ma direction, confirme les efforts (inespérés) qu’il fera pour notre laboratoire, et entend pour la première fois les besoins financiers, propose des solutions qui prennent leur place exacte.

Tout se passe très bien, dis-je avec sincérité à propos de la direction – et tant que je me sens soutenue par le haut, je gérerai sans problème l’intérieur. Quelques échanges de fleurs de part et d’autres, il me remercie à nouveau pour mon livre. Puis cet inattendu : « Ah, et bravo pour ton portrait dans [quotidien connu]. C’était super, et on était tous très fiers pour le CNRS. » Je réponds – que répondre d’autre ? – : merci, ma maison d’édition fait un super boulot, et si ça peut servir, tant mieux.

Ensuite, K. m’aide à préparer un lit de mâche pour le caillé de chèvre pris à la ferme, je bats une vinaigrette à la ciboulette et moutarde violette, dépose des cerneaux de noix, des grattons de canards, et nous tartinons de belles tranches de pain avec du foie gras. Sous la douche, j’écoute la table ronde du Sénat sur les Femmes & la Science de la semaine dernière. Plus tôt dans l’après-midi, le naufrage annoncé de J. m’avait passablement inquiétée, alors j’avais appelé Da., depuis les routes périgourdines à ses vieilles pierres aixoises, pour savoir si sa semaine était assez peu chargée pour qu’il l’aide à avancer. Notre échange téléphonique, puis les bouts de messages à forces émoticons a la simplicité des esprits connectés.

C’est drôle, la vie, j’écris à mon équipe de direction, en en-tête du bref compte-rendu que j’ai griffonné de mes appels. Je profite de tout, des bisons au manganèse dans l’émotion fêlée de larmes, de déjeuner sur la Vézère dans le froid et la tranquillité, de la petite main de K. qui m’entraîne dans les colimaçons du château de Beynac, des ruelles médiévales en morte saison, de nous dire avec P. notre sérénité. Et de la multitude d’interactions pertinentes dans lesquelles j’ai la chance de construire, pierre par pierre, ensemble, les châteaux de demain.

Son : Cette belle chanson, écrite par Jérôme Attal pour Michel Delpech : Des compagnons, interprété par Michel Delpech, in Sexa, 2009. Je me rappelle avoir lu dans les savoureux #writerslife de Jérôme Attal que Michel Delpech l’avait pris dans le contexte des compagnons de guerre, alors que ce n’était pas son intention, mais qu’il n’avait pas osé le détromper. Le billet a disparu, dans un vieux carnet sans doute.

19-10-1957 – Beynac et Cazenac, Dordogne, 1957

Tectiforme

Désormais, me dis-je en sortant dans la clarté verte et mousseuse, toute grotte sera évaluée à l’aune de celle-ci. Écho à P. qui annonce à notre guide et propriétaire des lieux, sans que nous ne nous soyons concertés : « C’est la meilleure visite de grotte qu’on n’ait jamais faite. »

M., la soixantaine, est arrivé sur son scooter bleu et ses chaussons de cuir par dessus de grosses chaussettes de laine. À la lampe torche et au pointeur laser, il trace les pas et les dessins dans l’obscurité. Son grand-père, l’Abbé Breuil, l’ours d’il y a trente mille ans, tous prennent vie dans l’ombre, et soudain surgissent sur les murs des lignes de manganèse, les bisons grandeur nature et les mammouths au fer rouge. Taillées sur la paroi à dix mètres de l’entrée, des mains gauches conjointes, un homme et une femme. Un contrat, conte-t-il, de mariage et de propriété. Pendant deux heures, une visite privée sur quatre salles, une cinquantaine de marques, un sol brut jonché de stalagmites à agripper pour freiner la descente, et d’autres tronquées par les pilleurs d’antan. À son invitation, je dépose mes doigts dans la flaque de manganèse, et K. ramasse des calcaires blancs dans l’eau limpide.

Ces messages par delà le temps – je songeais à N., géologue, qui me confiait sa fascination des temps parallèles qu’il faut rassembler pour donner sens aux éléments et aux histoires. Les photons qui voyagent, photothèques (du grec θήκη, ranger) pour remonter dans le temps, les plaques tectoniques (du grec τέκτων, charpentier) qui contiennent les mouvements du temps, l’art pariétal et ses tectiformes (du latin tektum, toit), en couches de pensées pointillés au fil du temps. La racine des mots et des mondes, lorsque les âges se scindent ou se retrouvent, ces messages bouleversants par delà le temps.

Tectiforme (signe géométrique complexe et énigmatique rappelant la forme d’un toit) dans la grotte de Bernifal, Meyrals, Dordogne, France. Entre 35 000 et 15 000 ans.