Truchas, nuages de Magellan, batteries et Malbec

Dique Blas brisoli, juste avant Las Truchas, nov. 2023

Quand on me propose d’aller dîner à Las Truchas, évidemment je dis oui. Nous sortons de la ville au soleil couchant, roulons sur des pistes dans la pampa, et nous arrêtons à cette maison basse au bord de la rivière, bordée de bassins, labyrinthe d’eau en pierre, où circulent les truites. Le repas est une merveille, la compagnie agréable. Au retour, le ciel est parfaitement dégagé. Nous nous arrêtons : ça fait partie du rituel de Las Truchas, de regarder, bien repus, le ciel étoilé. Je me rappelle, il y a plus de dix ans, le coup de poing au ventre à la découverte des nuages de Magellan, sur cette même route. Il doit faire cinq degrés tout au plus. Dans le noir, j’ai froid et j’avale de tous mes yeux la bande galactique diffuse basse vers l’horizon, et plus haut les deux coups de bombe blanche. On aurait envie de tendre la main et de cueillir ces duvets intrus suspendus dans le ciel.

Dans l’atelier batteries de l’Observatoire Pierre Auger, nov. 2023

De retour à la civilisation, une série de messages de M. m’annonce que son car depuis Buenos Aires est enfin arrivé et qu’il a commencé à travailler dans l’atelier de l’Observatoire. Je l’y rejoins. Le gardien me reconnaît. Les lumières sont allumées à plusieurs fenêtres du bâtiment. Les physiciens et ingénieurs sont toujours au travail. Quand il me voit arriver, M. pose ses outils et m’étreint longtemps et tendrement. Jusqu’à minuit, nous installons l’expérience qu’il a conçue pour mesurer les capacités de nos batteries. Dans l’une des salles de mécanique, la radio allumée passe des airs de tango.

À une heure du matin, nous partageons des empanadas et un verre de Malbec dans le bar d’en face. Il n’y a pas assez de temps, il faut rentrer se coucher et demain sera encore une longue journée. Mais j’ai un flot de paroles inarrêtable, et avec M. c’est si facile de se confier, de tout raconter, mes conflits internes et mes colères, les dernières péripéties de la collaboration : il sait et comprend tout, son regard et ses suggestions ont une humanité posée. Au moment de se quitter, il me dit : demain, on boira chez moi, et on se promet que demain, on parlera de la vie.

Auger

L’un des 1500 détecteurs de nouvelle génération de l’Observatoire Pierre Auger, nov. 2023

Les deux premiers jours, je siège dans le comité de revue de l’Observatoire Pierre Auger et ils nous déroulent le tapis rouge : vols en classe business jusqu’à la pampa argentine, hôtel et restaurant haut de gamme, visite sur le terrain en délégation. Étrangement, je me sens à ma place parmi les cinq hommes seniors.

La physique au bout du monde se mérite : d’abord la série de sauts dans les airs, ville-obscure-de-Pennsylvanie, Philadelphie, Miami, Saõ Paulo, Mendoza. À Mendoza, je retrouve J. et I., qui prend le volant et roule à 160 à l’heure pendant quatre heures. Je suis comme immune à l’Argentine, mais la progression dans la pampa installe le calme en moi.

Et soudain, ce dégagement. La grande plaine qui s’ouvre, les Andes enneigées en enfilade sur la droite, devant nous un rift taillé au couteau sur des dizaines de kilomètres, et sur la gauche le Diamante, vieux volcan éteint comme un chapeau brun posé sur l’infini.

Province de Mendoza, Argentine, novembre 2023

À partir de là, c’en était fini de toute quiétude. J. répétait en boucle que le paysage était phénoménal avec son accent flamand, et j’étais soulagée qu’il exprime ce qui restait coincé dans ma gorge. Le lendemain, on nous emmène visiter une toute petite partie de l’Observatoire. On roule longuement dans la Pampa Amarilla, jaune d’or en cette saison. Perchée en haut des détecteurs, devant les miroirs du télescope à fluorescence, je contiens à peine mon enthousiasme. Je dis dans le quatre-quatre qui nous bringuebale que j’aurais dû faire expérimentatrice, et on me répond : « Mais c’est ce que tu es devenue, Electre. ». C’est impossible de décrire cette émotion du terrain.

J’ai beaucoup pensé ces deux derniers jours à Jim Cronin, à la façon géniale dont il a construit cette expérience dans cette petite ville dans la pampa, comme il a réussi à faire en sorte que les habitants s’approprient le projet, à impulser cette ambiance familiale. J’ai beaucoup pensé à la science réalisée sur les vingt dernières années par cette expérience folle et cette collaboration de quatre cents personnes : la quête inachevée des sources de rayons cosmiques de ultra-haute énergie. Trois mille kilomètres carrés et mille cinq cents cuves d’eau pure, leur installation avec des camions-citernes qui s’enlisent dans le sable, les veuves noires qui nichent dans l’électronique, les propriétaires terriens à convaincre, les pièces à réparer à des centaines de kilomètres sur des pistes pleines de buissons épineux. Je pensais aussi à cette organisation exemplaire, le management de projet, le personnel technique dévoué… Pour moi qui construis une expérience à grande échelle, quelle école remarquable.

À la fin du processus de revue, j’ai l’honneur de clôturer le discours énonçant les recommandations du comité à l’ensemble de la collaboration. Je dis d’une voix sérieuse mais transportée « What a beautiful experiment. » et beaucoup d’autres choses que je pense si sincèrement que je crois que la salle est émue – et moi aussi.

La Pampa Amarilla, Malargüe, Argentine, novembre 2023.

Go ahead and write

Ensuite, j’ai Andromeda au téléphone. Elle pensait que je voulais lui demander conseil sur les postes de direction de laboratoire qui continuent à me poursuivre. Je lui balance tout en cinq minutes chrono : en fait non, trois milliards de choses se sont passées cette année […] Et je t’appelle parce que je suis face à un gros dilemme avec mon livre : profiter de cette incroyable plateforme pour conter les injustices et risquer de me faire lyncher par la communauté, ou bien me taire ?

Sa réponse : « You are a writer. So go ahead and write. You are not going to write the boring stuff. Some people are going to be upset, but that’s inevitable. I guess that’s part of writing. »

Puis nous parlons deux heures. Des grandes opportunités qui se présentent à elle. De son projet de détection de neutrinos. Du mien. Des gens cons. Des gens bien. Je lui avoue que face aux difficultés politiques, j’ai toujours cette démarche de me demander : « Qu’aurait fait Andromeda à ma place ? » Elle m’enjoint, en écho à N., à K., de mettre mon écriture au service de notre métier, et de raconter nos vies folles. Puis à la fin : « You are always full of surprises. Thank you for being yourself. » De quoi être tout à la fois émue, débordée, impostrice, et me promettre de tout faire pour essayer d’être à la hauteur.

Choses de la saison qui change

Jour de la Toussaint quelque part au fin fond de la Pennsylvanie.

Lorsque pendant la nuit, toutes les feuilles sont tombées.
Lorsque les visioconférences ne démarrent plus à l’aube car l’Europe est passée à l’heure d’hiver.
Marcher dans le froid avec une écharpe en laine rouge.
Roald Dahl et Wes Anderson se rejoignant dans une chorale de rétro roux.
Commencer une étude neutrinos avec un chercheur qui s’appelle Fox.
Prendre une douche brûlante au son de vieilles milongas.

Son : Pedro Laurenz, Martin Podesta, La Vida Es una Milonga, 1925

Philly

Comme je me rapproche de Philadelphie par la route depuis Delaware, je vois ses tours triangulaires qui piquent dans le ciel bleu, et j’ai le cœur qui bat. C’est comme si j’allais à un rendez-vous amoureux : je me demande comment la ville m’embrassera, quelle chimie j’aurai avec son odeur et la géométrie de ses rues. Je n’ai pas d’attente, mais la grande question en suspens de si nous allons nous plaire.

Elle me plaît. Cette ville vraie, faite d’aciers et de verre, mais aussi de ces quartiers quasi-londoniens, alignés de maisons en briques étroites, le bruit de l’Histoire et d’une circulation interminable, de la réalité à chaque coin de rue, et cette rivière qui la borde et s’étale comme une lagune amérindienne.

Je retrouve P. et les enfants dans un café, à côté de la prison où Al Capone a purgé sa sentence. À la Barnes Foundation, les Matisse et Cézanne se bousculent sur les murs et côtoient des serrures, des louches et des gonds. A. et K. absorbent la culture comme la glace que nous savourons après. Qui aurait cru que « Si tu ne te couches pas tranquillement, on n’ira pas demain au musée de la révolution américaine, » serait une menace efficace ?

La nuit venue, je laisse tout ce petit monde roupiller, et je vais me réfugier dans un bar au 60ème étage d’un hôtel de luxe. De là-haut, la mer de lumières à 360 degrés m’envoie dans les étoiles.

Bande son : après Katy Perry, pour continuer dans la feel-good electro-pop, Jessie J, Domino, in Who You Are, 2011.

UDel

À UDel, le campus et les ruelles de la ville qui l’abrite ont le charme de la Côte Est. F. m’accueille généreusement avec son fort accent allemand, sa bonhomie et son expertise radio. Son équipe a l’air si heureuse. Les doctorants du département à qui je fais longuement la conversation ont l’air si heureux. Je me sens très habitée quand je donne mon colloquium et que je présente cette photo d’antenne dans le désert de Gobi dans le couchant, qui date de la veille. Mais aussi quand je présente des résultats pionniers de modélisation de signaux radio dont j’ai eu l’intuition. Le soir, F. et son équipe m’emmènent dans un bar tout en bois et en briques, déguster des burgers, et continuer à parler science et vie. Très naturellement, nous dégainons nos macbooks parmi les bols de frites et comparons les spectres que nous mesurons en Argentine. Dans cette discussion technique pointue que je n’aurais jamais pensé pouvoir tenir il y a encore quelques mois, j’ai une joie secrète à ce que F. me parle comme si, comme lui, j’avais passé ma carrière à faire de la radio-détection. Tout ça, c’est aussi grâce à P. qui est entré dans une frénésie d’épluchage de données, et qui comme dirait O. « abat un boulot de malade pour la collaboration », produisant une panoplie de codes d’analyse, avec lesquels j’ai aussi pu jouer. Je dis : ce projet, c’est une drôle d’histoire de famille.

Mission sur le terrain oct. 2023 : antenne du prototype de G. dans le désert de Gobi au couchant. F.M. tous droits réservés.

CP1919

En me documentant sur la détection du premier pulsar ‘CP1919’ pour le nouveau chapitre de mon livre, je découvre la composition de Max Richter Journey (CP1919). L’œuvre s’inspire de la découverte par Jocelyn Bell Burnell de cet astre clignotant comme un phare avec une période de 1,337 secondes. Elle superpose des pulsations musicales sensées évoquer ces objets dans le cosmos.

Les pièces de Max Richter que je connais sont assez sombres, mais captivantes. Les deux premiers mouvements de Mrs Dalloway, dans Three Worlds: Music from Woolf Works, celui avec la voix désuète de Virginia Woolf suivi de cette rengaine mélancolique comme une promenade au jardin, sont bouleversants.

Donc ce n’est pas forcément un problème d’appréciation du compositeur, de son œuvre ou de résonance avec ses pièces, qui fait que je reste assez dubitative de Journey (CP1919). J’imagine qu’il s’agit d’une évocation de l’Univers et de notre place dans tout cela, l’élévation en l’absence de gravité, etc. Mais je ne trouve pas dans cette musique ce qui me touche quand je sonde et explore le cosmos au jour le jour. Tout est trop sombre, trop lourd, ces pulsations m’enfoncent dans le noir plutôt que de m’entraîner dans des flots de lumières et de particules.

C’est un peu toujours ce que je reproche aux films de science fiction qui évoquent l’Univers : que ce soit Interstellar, 2001, Gravity… C’est si sombre, si lourd, si effrayant et toujours perturbant. Alors que finalement, nous pouvons contempler tout cela les pieds bien sur Terre, dans des paysages somptueux. Et que ce qui nous est donné à observer, à examiner, à triturer dans tous les sens sont des feux d’artifice ou des colosses merveilleux. C’est tant de beauté et d’énergie, tant de souffle. Et les équations, les codes numériques et les explications que nous arrivons à greffer à tout cela : la preuve de l’incroyable puissance, logique et créativité du cerveau humain ; et parce que cela s’est fait au fil des siècles et en collaboration, la preuve –ou l’espoir– de l’intelligence de l’Humanité, tout simplement.

Sur notre place dans l’Univers : c’est ce souffle-là qu’il faudrait exprimer.

Clairement je préfère Disorder, de Joy Division, qui ont aussi mis CP1919 en avant, dans la couverture de leur album Unknown Pleasures (1979), avec cette illustration. 80 périodes du signal radio de CP1919 mesurées à Arecibo (Puerto Rico). Extrait de “The Nature of Pulsars,” by Jeremiah P. Ostriker, Scientific American, January 1971. Et je préfère aussi l’énergie de Four out of Five, de Arctic Monkeys, 2018, qui ont utilisé le son du pulse de CP1919 dans leur chanson mystérieuse (uniquement dans la version vidéo).

Flirt automnal

Je me hâte dans les rues longues, larges, bordées de maisons pennsylvaniennes à porches. À un carrefour, comme je m’apprête à traverser, dans le ciel bleu discret, pur et froid,
d’un coup cette envolée de feuilles
jaune d’or
qui montent dans le bleu
une nuée

Je m’arrête. On a l’impression, parfois, que la nature se met en scène pour vous
pour le moment où vous arrivez à ce carrefour avec votre bazar dans la tête.
Elle s’est faite belle et vous intime de regarder. De capturer.

Impossible à capturer avec un iphone
Je la capture avec les mots, tant que je peux
sans arriver à en rendre la sensation
éphémère
suspendue

Sensation délicieuse qu’on s’est faite belle pour vous

Gratitudes

Plongeon dans des dossiers oubliés de mon ordinateur, dans des textes d’il y a tout juste vingt ans. Mon moi jeune, étudiante, idiote, seule, incertaine, converse avec un personnage imaginaire.

Parmi les thèmes récurrents : la crainte de ne jamais rencontrer personne pour vivre en couple, car imbuvable au quotidien, et à cause de cette disjointure irréconciliable entre mon monde éthéré poétique et la réalité crue. L’amertume de ne jamais pouvoir devenir astrophysicienne car pas assez douée. Les envies non assouvies de parcourir le monde. L’anxiété de cette page blanche du futur.

Et malgré tout, une telle soif de vivre la vie jusqu’à la fibre, et une volonté viscérale d’aller de l’avant. Une foi fantasque en ma plume, en sa capacité à donner corps à mes rêves.

J’ai une gratitude infinie – pour ces personnes qui m’ont accompagnée, soutenue, nourrie dans ces errances étudiantes, et que vingt ans après je connais et reconnais encore, dans toute leur grâce et les vibrations partagées.

J’ai une gratitude schizophrène, blâmable de prétention et autres inélégances – pour cette gamine de vingt-et-un an qui y a tant cru, à travers les belles rencontres et aventures, mais aussi les larmes, les psychodrames, les incompréhensions et la grande solitude. Contente de la connaître, la reconnaître encore et pouvoir lui dire : « Regarde, gamine, ça a marché. »

Bande originale : Keith Jarrett, I’m Through With Love, in The Melody At Night With You, 1999

Sur le mur de mon studio d’étudiante, sur le boulevard-même où je travaille aujourd’hui [je n’ai jamais cru au hasard], nov. 2003. D. & Electre, tous droits réservés.

Le bruit du ciel

Contact, affiche du film (1997) d’après le roman de Carl Sagan, 1985

La jubilation ! D’avoir les doigts poisseux de données et de codes. De migrer par gigas des fichiers, qui s’égrènent dans ma cuisine depuis le fin fond de déserts chinois et argentins. D’éplucher des temps sidéraux, de découper des fréquences. De cette quête insensée d’impulsions physiques dans la botte de foin radio. De voir, dans la gradation des pixels, le jour qui se lève pour alimenter les panneaux solaires. De les imaginer au pied de nos antennes, debout, droites et sveltes sur le sable. De voir aussi, peut-être, la Galaxie qui se lève, et la cohorte de ses électrons rayonnant en son cœur. La jubilation ; je marche dans les rues la tête dans les lignes de code, des spectres de Fourier imprimés dans le regard.

Toute la journée, je repensais à Ellie Arroway. Magnifique Dr Arroway dans son chemisier blanc, assise sur son pick up avec son casque sur les oreilles, écoutant sans relâche le bruit radio des grandes paraboles du VLA, à la recherche d’un signal extra-terrestre. Alors en fin d’après-midi, j’ai converti les traces de nos antennes en fichiers audio et j’écoute, moi aussi, cette longue trille magnétique, ce bourdonnement des instruments et des astres. La jubilation : j’écoute, toute à l’affût du tintement qui annoncerait la particule cosmique.