Choses insoutenables

Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie
de bibliothèque en librarie,
à la recherche d’un exemplaire de Faust
Les allées du campus, désertes, paisibles, grises
Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme
Dans la transe, l’épiphanie
d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre
Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes
Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies
Ouvrir des livres anciens au Webster,
aux pages crayonnées dans ce cursif allemand
Débusquer Goethe, enfin.
Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland
La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers
y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.

L’insoutenable certitude d’être vivante.

Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818

Faust et Jane Austen sur une friche radioactive

Son – nécessaire pour avoir l’intégralité de l’expérience sensorielle : Taylor Scott Davis, Magnificat: III. Et Misericordia, suivi de IV. Deposuit, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Doucement, les flocons viennent se déposer sur l’étendue bleutée, grise, désolée. Au cœur de cette friche radioactive, une tâche orangée : la petite cheminée en pierre de taille et ses flammes dansantes, le fauteuil Régence encadré de bois sombre, le tapis de laine aux motifs floraux, le buffet en noyer avec ses cabinets vitrés. Et – comme la vie est étrange – je suis en compagnie de Faust.

Mon Cosmic Rays and Particle Physics de Gaisser a depuis longtemps chu par terre, mais Faust m’assure qu’il ne s’est pas abîmé – le tapis aura amorti la chute. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, suspendus dans les flocons, les flammes et la radioactivité ; à converser dans l’inconfort de ce sofa anglais. Quand la scène se met en mouvement et que le déroulé s’accélère, j’écris hâtivement :
« C’est le moment où le buffet bascule et que toute la porcelaine tombe en éclatant sur le sol. »
Il rit : « D’accord. Il va falloir s’en occuper. »
Et moi : « J’espère que mon livre n’est pas abîmé, c’est l’exemplaire de la bibliothèque. 
— Ne t’inquiète pas. Il est intact, avec toutes ses équations. »

Je contemple la scène, la friche bleutée à perte de vue, à mes pieds le verre et la porcelaine brisés, le reflet des flammes dans le satin de ma robe, le reflet des flammes dans ses yeux. J’écris : « J’ai l’impression d’être dans un livre de Jane Austen. » Faust s’enquiert : « Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? »

Dans ma cuisine pennsylvanienne, K. me demande de lui faire un tatouage de bonhomme de neige. Sur le plan de travail, mon Gaisser est ouvert à la page 113, « Cascade equations ». Je ne l’ai pas refermé quand on m’a enjoint de le faire. Je mouille le bras de K. et surmonte le bonhomme d’une étoile d’or. Je me dis confusément : « Oh mon Dieu, je suis en train de vivre-écrire un roman de Jane Austen, avec Faust, au milieu d’une friche radioactive. »

Je retourne brièvement au pied de la cheminée crépitante. Faust est toujours là. Cette présence certaine, rassurante, la chaleur enveloppante au cœur de l’hiver. J’écris : « C’est fabuleux, bien entendu. »

Caspar David Friedrich, Klosterruine Oybin (Der Träumer), huile sur toile, circa 1835.

Le danger de ne pas être folle

Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, Ed. Métallié, 2022.

Chose que je ne fais jamais : dès l’instant où je plonge dans ce livre, j’ai la compulsion de me munir d’un crayon. Je ne veux rien laisser échapper de cette lecture, je dois annoter et souligner tout ce qui compte – et il y en a beaucoup.

Rosa Montero m’entraîne dans un portrait de moi-même. Le texte en soi est magistral, mené dans des rythmes changeants où l’on se laisse transporter, par la neuroscience, par la littérature, par les éléments autobiographiques et biographiques. Elle donne une belle voix à mes auteurs chéris et déroule cette autopsie du cerveau créatif, de la personne créative, d’une plume rigoureuse et décontractée, mais aussi émouvante, voire bouleversante. Le final, inattendu, donne la dimension de l’art et du talent de l’autrice, d’avoir su faire de cet essai un roman.

Évidemment, il est une heure trente du matin dans mon salon pennsylvanien, et je suis en morceaux, tremblante avec mon plaid, mon livre entre les doigts, mon crayon entre les lèvres, ne sachant pas si c’est à cause du conte émouvant des derniers chapitres, les lignes finales percutantes de beauté, ou tout simplement parce que je viens de lire mes quatre vérités sur 250 pages.

C’est effrayant et éblouissant cette description si juste, quasiment de bout en bout. À ceux qui chercheraient encore à comprendre cette partie de moi, probablement la plus profonde et centrale, j’aurais envie de leur tendre ce livre.

La narration exacte des crises d’angoisse, la dissociation, les horcruxes, la nécessité de l’isolement pour créer, les résonances avec le monde qui portent le nom de « sentiment océanique » donné par Romain Rolland, l’addiction, l’intensité, la passion des gens montant en crescendo avant de redescendre, l’endroit noir qui mène au suicide, tout y est. Même l’explication des cauchemars à images géométriques en rotation que j’ai depuis mes six ans, et le concept de litost kundérienne*… Tout y est.

« sentiment océanique » ces instants d’une intensité aiguë et transcendante, quand ton moi s’efface et que ta peau, la frontière de ton être, s’évanouit, si bien que tu crois sentir les cellules de ton corps se répandre et fusionner avec les autres particules de l’univers.

— Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, 2022

Et surtout : la nécessité de l’écriture. C’est bien sûr le propos fondamental de ce livre. L’écriture pour vivre avec tout ce que j’ai énoncé plus haut. L’écriture pour vivre. L’écriture parce que sinon il est impossible de vivre. Rosa Montero explique les différents mécanismes et raisons de ce processus. Je ne vais pas les résumer ici en quelques lignes. Elle cite Plath :

Je suis incapable de savourer la vie en elle-même : tout ce que je peux faire, c’est vivre à travers les mots qui arrêtent son écoulement.

P., que je bassine toute la soirée en lisant des extraits à voix haute et en dégoulinant mon excitation, me suggère : « Tu es sûre que tu ne te forces pas à te retrouver là dedans ? » Je lui ris au nez. C’est comme si on demandait à Sylvia Plath si elle se forçait à se retrouver dans son Journal.

La semaine dernière, à Chicago, j’ai eu deux jours flottants, déconnectée de moi-même, incapable de me rassembler et faire sens à ce que je vivais. Je mettais cela sur le compte de la disjointure famille/mission, de la fin d’année, des tâches accumulées, des difficultés de la collaboration G., de complexités organisationnelles diverses… Mais en fait non. J’avais une ribambelle de billets à écrire dans ma tête et tant qu’ils n’étaient pas couchés sur ces pages et publiés, je ne pouvais pas appréhender la suite. C’est l’acte d’écrire qui m’a permis de réconcilier les disjointures, les complexités, de m’apaiser sur mes tâches, de faire la paix avec ce qui m’arrive et prendre les choses sous contrôle. Dès lors que j’ai posté mes premiers billets, ça allait beaucoup mieux. Samedi soir, en veillant jusqu’aux petites heures de la nuit et en finissant de rédiger ma série chicagoane, j’étais enfin en paix, ce qui m’a permis – ainsi qu’à toute la famille, quelle ironie – de vivre une veille de Noël merveilleuse.

Je crois que nous autres romanciers avons presque tous l’intuition, le soupçon ou même la certitude que, si nous n’écrivions pas, nous deviendrions fous, ou que nos coutures lâcheraient, que nous tomberions en morceaux, que la multitude qui nous habite deviendrait ingouvernable. Ce serait à coup sûr une existence bien pire. Ou ce ne serait peut-être même pas une existence du tout.

— Rosa Montero, Le danger de ne pas être folle, 2022

Ce qui me bouleverse le plus dans cette lecture, c’est la certitude d’appartenir à cette foule-là. De m’identifier si parfaitement au fonctionnement de ces colosses. De savoir aussi que cette folie que j’ai est partagée et documentée. Je demandais à P. en lisant la description du sentiment océanique : « Ça t’est déjà arrivé ? » et l’étonnement, comme pour Rosa Montero, de savoir que cette transe n’est pas équitablement vécue par tous les humains.

C’est une chance inouïe de faire partie de cette cohorte de fous. D’avoir ma plume, même modeste, comme baguette magique, béquille, outil, thérapie [quelle intuition ai-je eue , me suis-je dis ce soir]. Et Rosa Montero rappelle :

Et au bout de cette traversée hallucinée, tu sors le livre que tu attends, en retenant ton souffle, que quelqu’un le lise. Que quelqu’un dise : eh bien moi, ça m’a intéressé, je t’ai comprise, j’ai vibré des mêmes émotions que toi, j’ai vu le même monde que celui que tu as vu.

Parce que bien sûr, écrire n’est jamais rien sans être lue.

Alors merci.

* litosts : terme tchèque introduit par Milan Kundera. Ce sont ces pensées désagréables de honte face à des incidents souvent sans grande importance, qui vous traversent à l’improviste, même des années plus tard, et qui déclenchent des tics nerveux. Il paraît que tout le monde n’a pas ça.

Chicago [8, final] : Merry, Merry Chicago!

Le brouillard a pris toute la ville, j’entraîne ma petite foule au café dans Printers Row où nous avons fait nos premiers pas chicagoans perchés dans le loft d’Andromeda. Puis nous filons au nord où je voulais retourner voir les lionceaux, l’apaisement de leur respiration, leur poils hirsutes qui se soulèvent dans le souffle de la vie – je dis à P. : j’aimerais avoir mon bureau au-dessus d’un rocher de lions, pour la grâce reposante de leur slow motion. À midi, je propose : retournons manger des ribs au Miller’s Pub ! Le bus nous ramène vers le Loop dans les odeurs de silex et d’orange qui émanent de mon sac à main. Entre Michigan et Wabash, je m’engouffre par hasard dans la porte arrière du Chicago Symphony Orchestra, qui me faisait signe. Des étudiants du CSO habillés en tenue renaissance entonnent des Christmas Carols dans le hall. La foule se hâte avec des billets, alors j’avise un guichet et demande ce qui se joue. Nous n’avons pas encore déjeuné, notre vol est dans quatre heures, je soupire parce que la liberté est perdue avec les enfants, prête à me faire une raison… Mais A. s’interpose dans ma déception « Moi je n’ai pas besoin de manger maintenant ! Allons-y ! » Nos deux folies résonnantes ont raison de l’inertie des deux autres, et nous voici installés tout en haut de la grande salle enguirlandée du CSO, avec des chocolats ruineux à déguster en cachette pour couper la faim. Programme musical de Noël sans prétention et tellement américain, ils ne nous jouent pas Casse Noisette, mais Orpheus d’Offenbach, donc c’est tout comme…

Mais c’est comme ça que ça doit être, n’est-ce pas, la vie ? Entrer dans des portes au hasard des rues, et se retrouver dans la musique et les lumières, chanter Joy to the World accompagnés du CSO, écouter Ashley Brown parodier All I Want For Christmas pendant que K. colle sa joue contre la mienne et peigne mes cheveux de ses petits doigts. Les dégoulinades de beaux sentiments énoncés par le chef d’orchestre, qui atteignent le cœur parce que nous ne sommes pas en France. L’Amérique c’est cela aussi : la simplicité des émotions et des volontés manichéennes. En cette période de fêtes, cela me sied parfaitement. Dans la semi-obscurité dorée, je lance un regard complice à P. –qu’il me retourne : je serai toujours là pour prendre ces portes dérobées et chercher à nous plonger dans la magie, et je te remercie de me faire confiance et de m’y suivre.

Son : Leroy Anderson, BBC Concert Orchestra, Leonard Slatkin, Sleigh Ride, 2008.

Chicago [3] : Christmas layers

Le soir, je migre vers le Nord sur le Mag Mile et fais semblant de me perdre, alors que je sais parfaitement où mes bottes me mènent. La nuit est glacée, effrayante et chatoyante de Noël, de trompettes rouges et or dressées sur State Street. Je débouche sur les dentelles gothiques qui couronnent les blocs du Chicago Tribune et du Wrigley Building. En bas la rivière encaissée entre les épis de maïs et une série de ponts rouges métalliques, prêts à se fendre et paralyser la ville pour laisser passer les bateaux.

Je marche d’un pas ferme, accompagnée de tous les fantômes de moi-même. Il y a toutes les moi qui ont marché dans ce froid festif : dure, solitaire, snob, orgueilleuse, narcissique, perdue sans jamais l’être, pleine d’espoir, persuadée comme aujourd’hui de me diriger dans la bonne direction, que ma vie était exactement comme il fallait qu’elle soit.

Est-ce que s’accompagner des vieux soi serait le secret pour ne pas se sentir seule ? J’en ai écrit, des lignes de code à cette époque, et noirci de grands cahiers avec des équations. J’avais toujours dans la poche quelques papiers de Jon Arons. J’avais toujours mon carnet Moleskine pour les notes de ce journal, et pas encore de smartphone. J’étais très amoureuse de P., et entre lui, l’écriture, et ma théorie des pulsars, cela constituait l’ensemble de mon monde. Je pensais, avant même Noël, que j’avais déjà tous mes cadeaux.

En quinze ans, les choses ont gagné en richesse et en complexité. Cet émerveillement à l’approche des fêtes, je ne l’ai pas perdu. Je crois que j’ai toujours tous mes cadeaux en avance, et le velours des rubans dans le creux de la gorge. Mon vœu, peut-être : superposer les énergies et les chances de tous ces fantômes du passé et du présent, les monter en interférences constructives, et rendre un peu de tout ce que j’ai reçu et reçois, à ceux qui m’accompagnent.

Son : Tom Walker, For Those Who Can’t Be Here, dans cette version délicate avec Kate Middleton au piano, à l’Abbaye de Westminster, Noël 2021. On la sent toute raide dans sa robe rouge, mais je salue le courage de se mettre ainsi à nu et en danger : d’être la Duchesse de Cambridge, la personne la plus scrutée du monde, d’avoir mon âge, d’être probablement dans sa crise de la quarantaine, d’être si digne, et d’accompagner Tom Walker par sens du challenge et du devoir, chapeau.

Chicago Public Library et le L suspendu, au pied du Fisher Building. Décembre 2023.

Les mots en partage

Après la tornade ce matin, soudain le calme.

Tornade dévastatrice, qui m’arrache de moi-même et m’emmène dans les confins de la sanité. Et A., impitoyable et violent miroir, qui me renvoie au centuple, le visage cruel de ma propre folie. Je suis vidée pour la journée, et même si les réunions de travail qui s’enchaînent sont douces, accompagnées des personnes qui me sont chères, j’arrive à la sortie de l’école comme un paquet d’épuisement.

Mais ensuite, étrangement, le calme. Comme si la tornade avait été chez A. l’ingrédient nécessaire à son apaisement, à sa redescente dans l’état fondamental. Je suis en lambeaux, lui semble tranquille et entier.

Dans son manuel de français, je choisis la leçon sur le champ lexical des sensations. Puis, comme illustration, je l’installe avec son frère dans la cuisine et leur lis des billets de ce carnet. Nous cuisinons ensemble, je les laisse couper, faire rissoler les légumes, mettre la table. Gestes séculaires, artisanaux et tellement normaux – pendant une demie heure, j’ai l’impression d’être une mère normale, c’est assez agréable (?).

Ça se saurait, cependant, si j’étais normale ; que ce soit mère, femme, chercheuse ou autre, non je ne fais pas dans la normalité, j’en suis bien incapable. Alors quand les dents sont lavées, le pyjama enfilé, et qu’A. s’est installé dans son lit, je débarque triomphalement avec Les mots de Sartre.

Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule.

— Jean-Paul Sartre, Les mots, 1964

Le petit Jean-Paul qui se pâme dans les livres et découvre la lecture, quoi de plus approprié finalement, à raconter à un gamin de huit ans ? Un peu plus tard :

C’est dans les livres que j’ai rencontré l’univers: assimilé, classé, étiqueté, pensé, redoutable encore ; et j’ai confondu le désordre de mes expériences livresques avec le cours hasardeux des événements réels. De là vint cet idéalisme dont j’ai mis trente ans à me défaire.

A. m’écoute, et je salue, apprécie sa patience et son intérêt aigu, étonné et étonnant pour tout élément artistique ou scientifique que je lui propose. À la fin de ma lecture, au bout d’une bonne demie heure, il n’a pas tout compris, me dit-il, mais « c’est totalement secondaire », je lui réponds, « car ce qui compte dans ces moments, c’est le partage ». Et s’ils ne reconstituent par complètement les lambeaux de la tornade matinale, ni chez moi, ni probablement chez A., Les mots partagés déposent un rai d’espoir dans ce qui n’était que dévastation.

La physique gracieuse et lyrique

Simulation d’empreinte radio mesurée sur un réseau dense d’antennes : le bel anneau Cherenkov comme un trait de pinceau.

J’ai les mains froides et une sorte de grâce qui descend dans l’échine, la lumière du matin qui dore le Old Main de l’Université centenaire, l’herbe blanchie parcourue d’écureuils, et mon cappuccino, entre autres, qui me réchauffe les veines. Alors un peu plus tard, quand mon adorable et brillantissime V. partage son écran et commence à expliquer ses trente pages de calculs à base d’émission radio pour une particule seule, l’accélération non-linéaire, sa convolution sur les densités extraites de simulations de M., les interférences, la distribution de Gaisser-Hillas qui ne fonctionne pas – j’ai presque envie de pleurer tellement ça me parle et me touche. Je me dis : c’est ça la physique, dans tout son lyrisme et sa grâce.

Une fois la réunion terminée, je me surprends à attraper un bout de papier pour poser trois équations. Comme je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et les garder pour moi-même, j’envoie une ligne à V. :
« Nan mais franchement, c’est teeeeeellement exaltant de bosser avec toi ! »
Et sa réponse :
« C’est gentil, mais c’est parce que j’ai été formé par les meilleures ! »

Son : Le summum de la grâce avec Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target

Pour ne pas terminer la journée sur une note trop sombre –l’ombre, j’ai décidé d’arrêter pour le moment, rien de tel que la lumière, et s’il faut j’achèterai tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target pour éclairer cette vie. Pour terminer ma journée sur une note lumineuse, disais-je donc, deux remarques :

  1. Cette angoisse associée à A., et les crises d’angoisses de l’été dernier, les ombres associées à ma vie quotidienne et familiale, plus rien ne semble m’empêcher d’écrire. Rien ne m’assèche, bien au contraire. Chaque chose qui m’arrive, chaque chose qui me travaille, tout pousse et dégouline au bout de mes doigts, comme autant de mauvaises herbes ou de jus de chaussette. Plus j’écris, plus la gymnastique des mots se développe, et plus j’ai besoin d’écrire. Je n’ai jamais été aussi persuadée qu’écrire est mon essence.
  2. Mais j’ai fini par comprendre que la science m’est aussi nécessaire, car elle allume une partie différente de mon cerveau. Elle m’apporte l’équilibre parfait, me permet de funambuler entre jubilation et respiration. Et je ne crois pas avoir pris le temps de conclure ici, bien que cela fait quelques mois : cette crise existentielle de la quarantaine est terminée. Mieux : elle a abouti.

À tous ceux qui m’ont ramassée à la petite cuillère, qui m’ont écoutée ou lue – y compris ici – rabâcher encore et encore les mêmes inepties lourdes, sans fond et sans sens, à ceux qui m’ont nourrie dans mes errances et m’ont accompagnée avec tant d’amitié, de constance et d’amour – merci.

Son : Heather Nova, London Rain (Nothing Heals Me Like You Do), 1998.

Se nourrir, encore et encore

Décembre 2023, dans une cuisine pennsylvanienne.

L’Amérique finit, je crois, de me rendre encore plus snob et élitiste. Le programme scolaire sans littérature, sans Histoire, sans cette veine culturelle qui court si fort en France me laisse dubitative. Comment peut-on laisser nos enfants passer à côté de ce que l’Humanité a fait de plus inutilement fondamental, de plus merveilleusement juste ? Comment peut-on se construire dans le monde actuel sans s’être fait conter les racines de notre ancienneté ?

Lorsque les petits esprits sont éteints dans leurs lits, je m’entoure de bougies, de tous les livres que je grignote, d’Earl Grey, d’alfajores qui font des miettes, je m’enveloppe de Stacey Kent et d’un plaid en laine ; et je savoure pleinement, comme rarement, d’avoir grandi dans l’élitisme français. Qu’on nous ai fait bouffer La Princesse de Clèves, Apollinaire, et des milliers de pages depuis les Pyramides jusqu’à la guerre froide.

O. au dîner l’autre soir m’a prise de court en faisant une blague sur Cassandre, puis en me sortant sa généalogie complète. Lorsque je lui lance : « La guerre de Troie n’aura pas lieu » il me répond du tac-au-tac : « Giraudoux ». Puis « Je suis en plein dans la mythologie grecque, j’adore ça, » et moi dans une surexcitation que je voile avec un ton docte idiot : « Oui, c’est d’une complexité et tellement actuel. Quand on lit ça, on voit que l’Humanité a à peine évolué. » Évidemment, O. ne sait pas que je m’appelle Electre.

En passant dans le bureau de Pa., je me suis retrouvée avec deux livres de Maxence Fermine dans les bras : « J’ai lu ces bouquins, ça m’a fait penser à toi. Pas besoin de me les rendre, je te les offre. » 

J’aime l’idée que l’on pense à quelqu’un en terme de livre, de musique, d’art en général ; lorsque l’âme a débordé et que l’artiste en a fait quelque chose, que nous puissions nous y identifier ou y trouver le reflet d’êtres chers. Mais pour cet exercice-là, il faut se nourrir, encore et encore, commencer au berceau, et ne jamais s’arrêter d’absorber ce qui a été créé.