Au bureau chez Notes, Trafalgar Square, London

La longue queue au contrôle des passeports suite au Brexit, ni mes cinq heures de sommeil n’auront pas raison du plaisir que j’ai à me rendre à Londres. Quand je sors de Saint Pancras, je me coule dans la ville comme la chose la plus naturelle au monde, et je souris.

Ce n’est pas comme avec Chicago, cette exaltation explosive, cette peur à chaque fois de la perdre/qu’elle me perde, cette passion minérale. Londres, c’est comme une amie de longue date qui me fait sourire, et dont le temps caractéristique d’évolution dépasse ma durée de vie. Immédiatement, je me sens infusée de paix et de charme. C’est la petite soeur de Paris – plus fofolle, plus joueuse, elle est jolie quand Paris est belle, mignonne quand Paris est élégante, étalée et effrontée quand Paris est compacte et sophistiquée.

Chez Notes, devant mon scone with clotted cream, j’expédie une dizaine de tâches administratives désagréables, et il me reste exactement un quart d’heure avant de prendre la District Line et aller donner mon séminaire à Queen Mary.

Je n’ai pas besoin de plus. Je grimpe les marches de la National Gallery, traverse les salles et salue tour à tour les canaux de Venise, les enfants raides de Hogarth, le grand cheval sans fond bizarre, je tourne à gauche. Cela m’étonne à chaque fois qu’il n’y ait pas de foule amassée devant ce tableau. J’ai cinq minutes pour le respirer et je l’absorbe à grandes goulées. De l’air, de la pluie, du vent, de la vitesse et de la vapeur. Devant ce Turner, j’ai toujours cette sensation d’être entrée dans la toile.

Je n’aurai revécu que quatre vers de mon poème.
Il faudra vite revenir pour revivre tous les autres.

Joseph Mallord William Turner, Rain, Steam, and Speed – The Great Western Railway, 1844.

La flèche de Notre-Dame

La grande Madame C. a tout fait, construit, dirigé dans notre domaine, depuis le CEA au Ministère, en passant par l’ESO. À la fin de notre déjeuner, elle me propose d’aller voir la flèche de Notre-Dame dénudée depuis la veille de ses échafaudages. Nous faisons un crochet Place Dauphine, dans son nid qui donne sur la Seine. Nous sommes mardi après-midi, et nous déambulons tout autour de la cathédrale, puis dans la crypte qui expose les artefacts découverts dans le fleuve, depuis l’Homme de Néandertal.

Je l’écoute, fascinée, me raconter sa jeunesse argentine, les années Caltech où l’on attrapait les rares chercheuses dans un coin de la pièce pour les embrasser à pleine bouche, ses problèmes à deux corps toujours résolus, ses expériences de direction… Si elle s’offusque quand je lui raconte mes propres déboires sexistes dans la recherche, elle m’affirme n’en avoir jamais vraiment souffert elle-même. Elle est force tranquille, je la sens sans torture, très droite dans son esprit.

Quand elle me demande ce que P. pense de mes projets de carrière, je lui réponds : « Il me soutient dans tout ce que je fais, comme toujours. » Ses yeux brillent : « Comme D., alors. Il faudrait ne jamais se marier qu’avec ces hommes-là. »

Il m’est apparu assez tôt dans notre promenade que nous n’étions pas que toutes les deux, mais bel et bien trois. « Nous avions cinquante-neuf ans de mariage, tu te rends compte ? » Lorsque nous visitons le centre de reconstitution de Notre-Dame, elle m’explique ce jour où la cathédrale a brûlé, où D. a eu une première attaque. Depuis l’Argentine, ils étaient ensemble, leur PhD à Harvard, leur postdoc à Caltech, leurs postes au CEA, elle me parle de ses fils et de leur musique, et lorsque nous regardons ensemble, tout en haut des gradins de bois, la flèche que l’on déshabille, elle me dit que D. est mort sans prévenir, deux ans jour pour jour après l’incendie de Notre-Dame. Qu’il avait suivi sa reconstruction pendant ces années. « Il ne l’aura pas vue achevée. »

Je pense à beaucoup de choses. À la tristesse et la solitude si intenses et si dignes de cette grande dame – qu’elle ne prononce pas. À mon chapitre sur Jim Cronin, lui aussi décédé, où je parle des bâtisseurs de la cathédrale de la science et qui ne la voient pas achevée. À L., très grand ami de Mme C., car cette promenade parisienne impromptue n’est pas sans me rappeler toutes celles que j’ai faites avec lui.

Jugendstil

Le lithographe, Bd Raspail, Paris

Toujours les petits clins d’œils de la vie : quand nous entrons dans une brasserie au hasard avec L. à la sortie de chez mon éditeur, quand Mme C. m’emmène déjeuner au Bouillon Racine, la surprise de me retrouver dans un décor vert anis Art Nouveau. Mon chapitre sur Karl baignait là-dedans : dans l’ambiance Jugendstil, comme on dit de l’autre côté du Rhin. Je parsemais mes paragraphes de ce mot, de fleurs et de courbures, comme une rengaine. Et la vie qui me répond : « Tu as bien fait, regarde comme c’est joli. »

La vie comme un chapitre

K.B.-L. 2022. Tous droits réservés.

À trois heures du matin, je suis réveillée par le décalage horaire et dans mes mails, je trouve celui de mon éditeur qui m’écrit : « Super ce chapitre ! C’est un parangon pour le reste du livre. » J’avais si peur que mon enthousiasme soit dû à une vieille exaltation décalée. Lire ces lignes, c’est quasiment entendre : « Tu ne te trompes pas de chemin dans la vie. »

Un chapitre de ma vie se termine avec celui de mon livre. Je disais à P. combien c’est incroyable, cette possibilité de vivre une deuxième vie parallèle, sans conséquence, tomber amoureuse d’un homme mort en 1916, souffrir dans des tranchées, construire tout cela à ma guise, comme mon propre film, et fabuler si intensément. C’est d’une puissance. Et le plus incroyable, m’exalté-je –au téléphone à cinq heures du matin, en mangeant de la tête de veau vinaigrette et du gorgonzola mascarpone–, c’est que cette folie de l’esprit va avoir une existence propre, elle va être publiée, partagée – et sera lue !

Choses incongrues et jolies 7

Newark, 7h du matin.
Dans le airtrain qui m’emmène
de l’aéroport vers NYC,
paysage moche, industriel et sale,
je converse avec L. qui écrit une chanson.
L’aube est grise et entartrée de sommeil.
Dans le ciel, au-dessus des fumerolles de déchèteries,
la silhouette gracieuse d’un couple d’oies bernaches.

Empreintes de pattes d’oies bernaches, Bald Eagle State Park, Feb. 2023.

Françaises pyromanes et écorchées

Transportée, soufflée, arrachée par deux découvertes musicales cette semaine. Que c’est beau, le français, déposé comme des cailloux sur des portées et dit avec une précision et une justesse écorchées. [Merci L.]

Clara Ysé : sa voix de magicienne lyrico-urbaine et ses textes pyromanes que je n’arrive plus à m’empêcher d’écouter, toute la journée, toute la nuit, une sorte de drogue d’univers. Tout, jusqu’à la couverture de l’album est un ciselage, de syllabes, de notes et d’images. Et ça me déchire à l’intérieur jusqu’à faire juter les larmes.

Deux rubis dans cet écrin à bijoux : Douce, Le monde s’est dédoublé.

Ce matin il est arrivé une chose bien étrange
Le monde s’est dédoublé
Je ne percevais plus les choses comme des choses réelles
Le monde s’est dédoublé
[…]
J’ai accueilli un ami, qui m’a pris dans ses bras
Et m’a murmuré tout bas
Regarde derrière les nuages il y a toujours le ciel bleu azur qui, lui
Vient toujours en ami
Te rappeler tout bas que la joie est toujours à deux pas
Il m’a dit : prends patience, mon amie, prends patience
Vers un nouveau rivage ton cœur est emporté
Et l’ancien territoire t’éclaire de ses phares
Et t’éclaire de ses phares

— Clara Ysé, Le monde s’est dédoublé, in OCEANO NOX, 2023

Zaho de Sagazan : plus pulsé et torturé, voire tordu, mais ces textes égrenés comme une raison de survivre, un phrasé au rythme addictif et d’une poésie viscérale. Idem, impossible de m’arrêter de l’écouter, ça colle dans la nuque, et j’en reveux, encore, encore, pour l’abrasion des sens et des émotions.

Deux météorites dans cette capsule lunaire : Tristesse, La symphonie des éclairs

Qui va là, tristesse
Vous ne m’aurez pas ce soir
J’ai enfin trouvé la sagesse
Et désormais les pleins pouvoirs
Quelle audace de me faire croire
Que je ne suis qu’un pauvre pantin
Manipulé par vos mains
Dégueulasses de désespoir

— Zaho de Sagazan, Tristesse, in La symphonie des éclairs, 2023

This is a waltz thinking about our bodies

Son : Cette fois-ci la version chantée, à laquelle j’ai emprunté le titre de ce billet : Thom Yorke, Suspirium, 2018

Dimanche après-midi. Il fait un temps magnifique. K. et moi sommes assis face à face à mon café préféré. Il boit un chocolat chaud avec un coffee cake et lit un roman en anglais sur les Pilgrims du navire Mayflower, qui a accosté au Cape Cod en 1602, fondant sinon les États-Unis, du moins le mythe de sa fondation. Je bois un cappuccino et lis, en allemand dans le texte, des extraits du carnet de Karl Schwarzschild écrits depuis le front pendant la première guerre mondiale.

Pendant une heure et demie, nous restons ainsi, absorbés chacun dans notre bout d’Histoire viscérale. Lorsque je suggère de partir, il termine sa page, puis me raconte, avec ses yeux pétillants, la rondeur merveilleuse de ses joues, avec cette joie du partage et de la vie qu’il porte jusque dans son prénom, les éléments qui l’ont ému.

Je me garde de lui raconter les éléments qui m’ont émue, et qui alimenteront mon nouveau chapitre. J’ai passé les petites heures de la nuit dernière à re-dériver les équations de la relativité générale pour arriver à la solution de Schwarzschild. Celles qui tordent l’esprit et aboutissent à une singularité, là où les mathématiques décrivent un trou noir où plus rien n’a de sens ni d’existence.

Karl, c’était un jovial. Dans chacune de ses lettres, dans chacune de ses entrées dans son carnet, il y a du plaisir, de l’émoustillement vis à vis de la science, mais surtout à travailler avec ses collègues. Même lorsqu’il arrive au front, après s’être porté volontaire pour démontrer son patriotisme en tant que juif allemand, il raconte comme les gens qui l’entourent sont sympathiques, qu’il a de la chance d’avoir été installé dans un hôtel avec une jolie vue. Même au front russe en décembre 1915, quelques mois avant sa mort, quand il écrit à Einstein, il a cette note positive et pleine d’esprit :

Wie Sie sehen, meint es der Krieg freundlich mit mir, indem er mir trotz heftigen Geschützfeuers in der Entfernung diesen Spaziergang in dem von Ihrem Ideenlande erlaubte.

[Comme vous pouvez le constater, la guerre est bienveillante à mon égard, puisqu’elle m’a permis de faire cette promenade dans le pays de vos idées, malgré les violents tirs d’artillerie à distance.]

— Lettre de Karl Schwarzschild à Albert Einstein, 22 décembre 1915

Le soir, en rentrant du café, je m’isole dans ma chambre et je continue mes recherches sur le front Est. Cette partie de la guerre que nous avons peu apprise au lycée, car il y avait déjà beaucoup à faire côté Ouest. C’est là que Karl a été envoyé sur les derniers mois de sa vie, après avoir été affecté à Namur en Belgique, puis à Argonne, en France. Là, il a contracté une maladie de peau auto-immune très douloureuse, le pemphigus, qui l’a achevé en quelques mois. Non sans avoir, au préalable, envoyé à Einstein les premières solutions exactes de son équation : la solution de Schwarzschild.

C’est un moment d’une intensité crue, lorsque j’écoute Thom Yorke en boucle, et que je regarde une par une, pour me plonger un peu plus dans le contexte, des dizaines de photos de Getty Images de ce front Est [attention, images sensibles]. L’arbre de Noël dans les tranchées. Les corps abandonnés le long de sacs de sable empilés, les barbes, les bandages et les regards hagards, ce gamin russe de quinze ans prisonnier de guerre, la boue sur les bottes et jusqu’aux moindres interstices du corps. Je lis la composition des uniformes allemands, le changement de style pour accélérer la production en 1915, les masques à gaz, j’imagine – non, je n’imagine pas –, la laine pleine de poux, la puanteur, l’infinie puanteur, les infections de peau, l’épuisement inéluctable du corps suivant l’esprit. Ces moments où ils prennent un crayon et écrivent à la famille… ou à Einstein.

Les troupes allemandes décorent un arbre de Noël dans leur tranchée, sur le front Est, pendant la première guerre mondiale, circa 1915. (Photo par FPG/Hulton Archive/Getty Images)

J’observe tout et je lis tout, la main au bord de la bouche, dans un état indicible, je pourrais vomir, je pourrais pleurer, je ne comprends pas – et quelle ineptie naïve à déposer ici… –, pourquoi nous faisons cela, encore, encore, et encore et encore, et pourquoi cela ne s’arrête jamais.

En février 1916, Karl est rapatrié à Potsdam auprès de sa famille, il corrige les épreuves de son article écrit en huit jours, qui est publié exactement le jour de sa mort. L’objet qu’il a créé, le trou noir, commence une épopée scientifique que Karl Schwarzschild n’aura pas pu suivre, mais qui portera son nom en fil noir.

Kalorama Road

Son : Thom Yorke, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Suspirium (arr. Rimmer), 2020

La Résidence de France sur Kalorama Road a quelque chose de factice à première vue, comme un décor de cinéma, avec sa statue de la liberté dressée dans le jardin, derrière les grilles noires, son éclairage bleu blanc rouge qui se prolonge dans le hall et dans les multiples salles surplombées de lustres de cristal comme des boules disco. Mais à l’intérieur, bois ancien et moulures remis au goût du jour, dans ce mélange architectural moderne épuré, de blanc, de miroirs et d’œuvres d’art monochromes. C’est élégant, sophistiqué, une vitrine parfaite de la France.

Résidence de France, Washington D.C., jan. 2024

Lorsque J. me présente à son Excellence Monsieur l’Ambassadeur, celui-ci commence par cette petite note galante : « Oui, je vous avais repérée ce matin à la NASA, vous avez posé une question qui m’a parue très pertinente. » Et moi, dans mon plus grand naturel, de lui annoncer dès les trois premières minutes de la conversation : « Le grand avantage de travailler comme astrophysicienne à l’Université de Kyoto, c’était que j’avais trois toilettes pour moi toute seule. » Je me dis : soit ça passe et ça détend l’atmosphère, soit je vais aller manger une autre part de galette à la frangipane. Au-delà de toutes mes espérances, il me répond en faisant une référence espiègle à Stupeurs et tremblements.

Alors nous nous isolons dans une petite bulle, au milieu du salon de la Résidence de France. Il me raconte son parcours, son fils, son précédent poste en Chine, il a le regard un peu triste et blasé, il est très élégant, et il se penche pour me dire toutes ces choses, par-dessus ses mains jointes, parfois je me demande : est-ce bien protocolaire ? Voilà vingt minutes que j’ai alpagué l’ambassadeur de France aux États-Unis et qu’il me regarde dans les yeux, comment dois-je le libérer ? Et c’est étrange, apaisant et très beau, ce qu’il me dit, sa vision si humble de la fonction, de l’être humain accessible sous la peau de la politique. Il me raconte quelques anecdotes et découvertes, je crois que je pourrais l’écouter me raconter le monde et les gens qui font ce monde, pendant des heures.

Finalement, nous rompons le charme, parce qu’il faut qu’il aille tenir de vraies discussions, s’entretenir avec de vraies personnes importantes, et moi que j’aille manger du jambon de Bayonne. C’est au lendemain, lorsque tout le bureau Science de l’Ambassade me tombe dessus pour savoir de quoi j’ai discuté si longuement avec Monsieur l’Ambassadeur, et pourquoi il avait l’air si absorbé, que je réalise que j’ai effectivement fait une magnifique erreur de protocole.

Le reste du temps, je joue les rôles que je suis venue jouer avec un plaisir certain, discuter science pure avec des chercheurs, stratégie avec des Prévôts d’universités, des dirigeants CNES ou NASA, le bureau CNRS à Washington, et à rattraper vingt ans avec mon attaché scientifique préféré. En soirée, je m’envole dans une présentation sur G. dans la salle de bal de l’ambassade, qui m’émeut autant que le public, je crois.

Puis je prends le volant : les notes de sax de Jess Gillam ouvrent les routes sombres et vallonnées du Maryland et de la Pennsylvanie. À une heure du matin, j’ai fait les trois quarts du chemin à peine. Je cligne des yeux, engourdie, mon esprit erre entre les murs blancs colorés de miroirs et de lustres bleu blanc rouge, je pense au goût de la truffe et du Comté, je pense à J. quand il me corrige : « si je peux me permettre, moi c’est la crise de la cinquantaine que je fais, » au visage de l’ambassadeur quand il s’incline pour me dire ce qui le touche, pour me dire sa surprise, éternelle, à soulever le voile, la peau humaine et découvrir l’altérité.

Je me gare chez moi, entière, à deux heures du matin. Et j’en suis un peu étonnée.

Apollo 11 : suspensions

Dans la salle de l’exploration lunaire, bouleversée par la reconstitution de l’alunissage tel que vécu depuis Apollo 11. Transformer une guerre nucléaire potentielle en course pour aller marcher sur la lune, c’est d’une poésie. Puis la concentration dans les voix d’Armstrong et d’Aldrin ; on pense au tunnel cérébral dans lequel ils rentrent, au moment où la capsule descend. Cette suspension. Où il n’est pas clair qu’ils vivront. Où il n’est pas clair qu’ils aluniront. Suspension, encore, au moment où il avance son pied et va fouler ce sol. Suspension vertigineuse, enfin, au moment où ils ont tout vécu et qu’ils retournent vers la Terre. Que survivre alors est presque un bonus, mais semble obligatoire, vu le déroulement parfait de tout le reste.

Il faudrait faire une collection de ces moments suspendus dans l’Histoire. Le moment où le temps continue mais l’esprit a saisi le ponctualité de l’instant. Le moment où l’avant et l’après se confondent en une singularité. Et tout semble s’étirer, dans l’âme comme dans le déroulement des choses, comme pour mieux emplir ce qui nous constitue, cette baignade ultime dans la construction poétique de l’Humanité.

Reconstitution de l’alunissage, vécu depuis la capsule Apollo 11. Space and Air Museum, Washington D.C., jan. 2024.

Lorsque je lui envoie ce film, S. a cette déclaration, le bouleversement rendu au bouleversement : « Le tout c’est d’être assez poète et givré pour se lancer … et le faire ! Un peu comme planter des antennes radio dans le désert. » Je m’arrête. Réalise. Savoure. Et réponds l’air de rien que c’est bien plus pépère d’attendre que les particules tombent, les pieds rivés au sol – mais que oui, la poésie est bien là.

« Et merci de partager cette aventure avec moi. »
Cette phrase, si douce et pleine de tout ce qu’est pour moi le projet G., je ne sais plus si c’est lui ou moi qui l’écris en premier.

L’Espèce fabulatrice

Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, Ed. Babel, 2008.

Nancy Huston, toujours dans des thématiques et des propos d’une résonance phénoménale, dans un essai qui se dévore comme un petit roman. Il s’agit justement du roman dont elle parle. Du fait que nous sommes, Humains, dans la fiction dès l’instant zéro, à partir du moment où nous nommons, où nous cherchons un sens à ce qui se passe, dès la conscience de notre existence. Nous fabulons, et c’est un véritable pouvoir – pas seulement restreint aux écrivains.

Vous fabulez, en toute innocence. Par les mêmes procédés qu’emploient les romanciers, vous créez la fiction de votre vie.

— Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, 2008

Son texte va dans le sens des titres anaphoriques de mes billets : « La vie comme un roman ». Et l’autre idée qui m’a toujours été chère qu’elle argumente, est que oui, cette vie est un roman, et nous avons le contrôle du personnage que nous y développons. Nous pouvons le jouer et écrire notre vie.

[Les personnages de roman] nous donnent de la distance précieuse par rapport aux êtres qui nous entourent, et – plus important encore – par rapport à nous-mêmes. Ils nous aident à comprendre que nos vies sont des fictions – et que, du coup, nous avons le pouvoir d’y intervenir, d’en modifier le cours.

Elle conclut, après avoir, d’un paragraphe bien senti, envoyé au tapis Schopenhauer, Bernhard, Houellebecq et leur nihilisme :

La vie a des Sens infiniment multiples et variés : tous ceux que nous lui prêtons.

Notre condition, c’est la fiction ; ce n’est pas une raison de cracher dessus.

A nous de la rendre intéressante.

Je répète, pour ceux au fond à côté du radiateur qui ne suivent pas : la vie est un roman, à nous de nous rendre disponibles et la rendre intéressante.