Tant de géométrie naturelle. Le plan et les lignes verticales, le plan et les lignes radiales. L’eau est si noire qu’on s’y noierait avec les yeux. Si lisse qu’on y glisserait avec le regard. Pourtant c’est aussi vert pétant, lumineux, aux percées de soleil entre les troncs comme des jets enchantés. Et l’immobilité entrecoupée de ces ronds dans l’eau, ces plocs qui tombent dans l’oreille telle une mâchoire dentée ou la bulle d’oxygène d’une bouche ichtyologue. Le fil simple dessiné par un moustique vous rappelle à la réalité.
Son : ou alors une forêt de saxophones sopranos ? Sidney Bechet, Les oignons, 1949, avec Sidney Bechet et l’orchestre de Claude Luter.
Tupelos et cyprès chauves, Savannah Coastal Refuges Visitor Center, mars 2024
Le premier, c’était une surprise, entre une écluse et un monticule herbu, en marbre noire et lisse, le dos battu par une spartine qui ployait sous la brise. On se demandait même s’il était vivant.
Le second flottait dans l’eau, parmi les roseaux ocres, dos sombre et long, et les yeux comme des protubérances qu’on repérait à distance.
Le troisième et le quatrième étaient une mère et son petit, tout au bord de la route. La femelle mesurait bien cent vingt centimètres, son protégé à peine cinquante. Quand nous nous rapprochons, elle ouvre son œil de verre – l’un de ces calots noirs de la cour de récré – et surtout la gueule. Nonchalamment. On peut compter ses dents.
Le cinquième était un jeune, mais déjà émancipé, au visage finement dessiné, accoudé sur une branche au milieu d’un étang fleuri, déposé sur une nappe de ciel bleu. Très photogénique et pittoresque.
Le sixième n’était pas loin : un mâle énorme, affalé sur une butte verte, lourd, puissant, noir, et au mouvent lent. La respiration lui soulève imperceptiblement le ventre. Quand il remue une patte, nous nous réfugions dans la voiture.
Le septième était déguisé en feuilles mortes de l’autre côté de la rive boueuse.
Les huitième et neuvième : des rondins bruns à contre-jour sur une digue de boue et de sable. Les pauvres, étant loin et arrivant tard, ont eu une attention et des cris de joie limités.
Si l’on rapporte la taille des wetlands en bordure de Savannah à un cube d’Univers de 300 mégaparsecs de côté, le taux d’occurrence des alligators est similaire à celui des supernovae à effondrement de coeur : une dizaine par jour.
Gators 3 et 4, Savannah, mars 2024Gator 5, Savannah, mars 2024Gator 6, Savannah, mars 2024
ses maisons colorées ponctuées de squares de briques et de fleurs, gaie et authentique, aux fantômes apprivoisés, à la chaleur étouffante. La Olde Pink House se déjeune comme un labyrinthe-musée, et de grands arbres posent leur ombre sur le quadrillage des rues. C’est cette végétation sombre qui enveloppe et apaise Savannah – un tel contraste par rapport à Charleston, qu’on a piquée de palmiers.
« Plan of Charleston, S.C. », 1849. Historical Maps of Alabama collection, University of Alabama Department of Geography
À la croisée d’un trois mâts et la promesse d’un nouveau monde De longs champs de coton et des fers et des fouets Des corsets, des rubans, des mousselines colorées Charleston, c’est du Technicolor grandiose, d’innombrables romans de gare, des histoires qui se susurrent ou se murmurent. Mais surtout, le poids omniprésent de la souffrance et de la misère – Et ce n’est pas le Disneyland du paranormal, les Ghost tours, qui entretiennent le frisson inconfortable quand on parcourt le Lowcountry. L’esclavage, c’était il y a cent cinquante ans : quelques générations, c’était hier. Comment construire sur des champs brûlés, des terres données puis reprises, sur de l’inhumanité dans sa forme la plus abominable ? Le Rainbow Row et tout le French Quarter est riant, bobo, coloré, de briques et de volets au vert quasi noir. Les cafés et les pubs vendent des mets exorbitants dans cette atmosphère vintage-luxueuse que l’on retrouve partout. Mais dès qu’on s’éloigne de cette façade, l’Amérique délabrée : l’alternance de fast-foods douteux et de terrains vagues en sable battu, que des noirs-américains esseulés qui déambulent le long de routes sans âmes, dans une allure qui crie leur pauvreté, les rails rouillés qui se traversent comme on écrase le passé, mais sans réussir, encore, à s’en affranchir.
Le sucré des camélias mêlé de sève de pins L’envoûtement vert sombre Dans les immenses jardins de Charles Towne Landing Premier campement des colons du trois-mât Caroline Les mille et un plans en drapés de mousse espagnole La dentelle par grappe qui ciselle la lumière Dans les branches massives des chênes entremêlés Les racines comme des reptiles courant sur le sable Les clairières d’eau saline Dans des labyrinthes de spartines Trois hérons blancs et une pancarte : « Caution Alligators »
Sur des dizaines de kilomètres, la route est un tunnel de chênes qui s’embrassent, enguirlandés de grappes de Spanish moss, dans une enfilade de verdure gris sombre, à mi-chemin entre la profondeur et le fantomatique. Sur des dizaines de kilomètres, les bas-côtés sont noyés d’eau noire, les marécages émeraude alternent avec des grandes demeures à colonnades et les mobil homes rouillés. Tout au bout, au bout des terres et du monde, on débouche sur des langues de mer, et cette cabane de pêcheurs de tôle et de cordages, à l’eau salée tapissant le béton ; j’y dépose mes ballerines avec précaution, et troque un sac de crevettes pêchées du matin contre un billet.
Leur goût sucré, la fraîcheur de leur texture croquées sous la dent, lorsqu’on leur fait la fête, tous les quatre face aux lampées de mer, à les éplucher et les déguster crus, seuls au bout du monde sur une passerelle de bois. Le bonheur parfois a le goût de crevettes crues. Je prends note que pour atteindre le niveau supérieur, je devrais toujours me balader avec une fiole de sauce de soja et un pochon de zestes de yuzu.
Cherry Point Seafood, est. 1933, sur Madmalaw Island, mars 2024.
La route vers le Grand Sud – de nuit – est longue : le temps de lire à voix haute des articles sur John Wheeler et ses 46 doctorants de Princeton en traversant la Virginie occidentale, de disserter sur le principe anthropique en traversant la Virginie, d’écouter tout Nina Simone en traversant la Caroline du Nord, du Charleston des années 20 en traversant la Caroline du Sud.
Pour le déjeuner, je déniche un take away sur la route dans une cahute désolée, et nous mangeons des collard greens, du yellow rice with gravy, du fried chicken et du smothered pork chops, le tout accompagné de corn bread, cuit dans les fourneaux d’une dame du Great South.
À la bouffée humide de l’air à la sortie de la voiture et au contact de la nourriture sur les papilles, je suis envahie de ce sentiment de me retrouver, sous forme d’une madeleine dont je n’identifie toujours pas la source. J’ai cherché longtemps : un mélange d’Atlanta, d’Italie, de nos vacances en Catalogne à la sortie du confinement, notre road-trip vers la Louisiane au moment du volcan islandais… Et ce luxe rare d’être partie avec une todo-list réduite à zéro, d’avoir mis un répondeur automatique sur mes mails. En plein mois de mars. Improbable.
Tout étant parfait, y compris les garçons, qui sont des modèles de petits voyageurs curieux et flexibles, j’en profite pour être stressée, odieuse, rigide, pour être saoulée par les commerçants, les petites situations ratées, pester toute la journée et être de mauvaise humeur. Tout ce que j’ai arrêté d’être dans la vie (?), d’un coup, j’ai une envie irrésistible de le déverser dans les marais de Caroline du Sud. C’est donc ça, les vacances…!
Son : [Je n’allais pas vous épargner ça !] Phénoménale Nina Simone dans, Sinnerman, in Pastel Blues, 1965.
Angel Oak Tree, Johns Island, South Carolina. L’arbre aurait 400 ans.
C’est un dédale de cloîtres, de ponts, d’escaliers et de chapelles, entrecoupés de vastes étendues d’herbe à l’anglaise. Les arbres sont immenses, nus et fantasmagoriques. C’est Cambridge ou Oxford en plus vaste. Après une première journée à Peyton Hall au coeur du campus, je passe le lendemain à l’Institute of Advanced Studies, sorte de manoir isolé au milieu de la campagne, une retraite pour cerveaux tarés qui se réunissent pour prendre le thé et causer dans des bibliothèques de bois et de cuir, des choses les plus déconnectées de la société.
Je suis très bien accueillie, respectée, les femmes sont présentes et l’atmosphère bienveillante. Mais on sent que tout cela s’est construit sur un boy’s club, et c’est assez romanesque ; je croise dans la brume les spectres de physiciens, les blasons de l’Ivy League, les toges et les pulls gris clair avec des cols en V. Des doctorants gringalets et un peu autistes des années 70, avec leurs grandes lunettes qui leur mangent le visage, leur envie de comprendre et de théoriser l’Univers, leur sentiment d’appartenance, enfin, hors des complications sociales qu’ils n’ont jamais appréhendées.
Avant de prendre la route pour rentrer, un détour pour m’acheter un cappuccino et un autre pour m’arrêter devant la maison d’Einstein. La maison est blanche, jolie et habitée. Je me renverse dessus la moitié de mon café. Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Je conduis quatre heures dans la pluie battante, le vent violent, le vent violent et la pluie battante. Et miracle : j’arrive vivante.
Son : Alexandre Desplat, The Boys in the Boat, in The Boys in the Boat (Original Motion Picture Soundtrack), 2023. Pas vu le film, mais la musique donne exactement l’atmosphère.
Hier matin, le Grand Oral devant mon laboratoire. En sortant de ce moment d’une drôle de justesse, je me dis très distinctement : il est en train de m’arriver quelque chose. Le quelque chose se trame depuis un an et demi, et d’un coup, avec cette décision et cette déclaration, tout prend sa place et je prends corps. Comme si les 200 000 vies que j’ai vécues prenaient toutes leur sens, et que j’étais enfin prête à tout, à réaliser ce qui compte, y compris – à être mère.
Dans la foulée, je loue une voiture et prends la route pour Princeton University où je vais donner un colloquium. Pendant quatre heures, je conduis et je converse avec ma sœur, de manteaux, de chaussures, et de cette vie formidable qui toujours nous déroule le tapis rouge des possibles.
Ce matin, dans ma chambre d’hôtel, au moment de décrocher ma robe de son cintre, je repense à cette incroyable maille de personnes chères qui me portent et me transportent dans ce flot, ce flux de la vie. Aux personnes qui m’effleurent et qui influent sur mon phrasé. Aux personnes que je touche, et qui me grandissent en retour. À cette intrication infinie de vies, indémêlables, nourrissantes, résonnantes.
Je passe la journée à Peyton Hall, à fabuler, i.e., à raconter la si belle histoire de mon projet G., à raconter ma carrière aux doctorants comme si c’était un roman, à raconter les gerbes inclinées et leurs émissions radio comme si c’était un poème. [Et ça marche.]
Un type barbu que je voyais errer devant mon bureau, hésitant à venir me parler, prend enfin son courage à deux mains, passe la tête par la porte et m’annonce : « En fait, tu ne le sais pas, mais tu as changé ma vie. » Je palpite en mode mon-Dieu-ma-vie-est-un-roman-encore-un-nouveau-chapitre-de-quoi-s’agit-il ? Et il m’explique « En 2011, j’étais sur la liste d’attente pour le Einstein Fellowship. Tu as eu la gentillesse de le décliner pour prendre un autre fellowship à Caltech. J’attendais, j’étais tellement stressé, mon alternative était d’aller à Munich. Et finalement, j’ai reçu cet appel à 3h du matin… Merci. » Puis cette tirade : « Je pensais à ces connexions entre les gens dont on ne se rend pas toujours compte. Comme une action de l’un peut bouleverser la vie d’un autre. Comme on est interconnectés. Tu vois ce que je veux dire ? » Je me retiens de lui répondre : « Eh ben ce matin, j’étais encore à poil que je pensais à ça. Et toute la journée, j’ai pensé à ça. J’ai même failli faire pleurer O. en le lui disant. Alors oui, je vois ce que tu veux dire. Et que tu débarques maintenant pour me dire ça m’émeut tellement, que j’ai presqu’envie de te prendre dans les bras, toi et ta barbe. »
Joan Konkel, In the Garden of Amphitrite. Maille tissée finement, acrylique, fil, sur canevas.
C’est un peu, me disais-je, comme si je m’étais déclarée. Comme la louve de la femme Narsès. Comme Electre. Et d’un coup ça a clos le chapitre précédent de ma vie et ouvert le suivant.
Je me suis déclarée et j’ai pris dans la figure une flopée de choses peu acceptables, sexistes, paternalistes, qui forcent une structuration précise de mon esprit, un cloisonnement délicat, une navigation intelligente. D’un coup, mon mode cérébral a basculé et j’ai besoin de toutes mes forces pour être fondamentalement juste.
Et dans cette fluctuation, une émergence bienvenue. Je disais à L., à M., la semaine dernière : « Je suis insatisfaite de ma relation pourrie à A. J’avais décidé d’abandonner ça cette dernière année et de vivre d’autres choses que j’avais envie de vivre. Mais un moment, il va falloir que j’y revienne. Il s’agit de mon fils. » Et lorsque j’ai atterri à New York, après avoir survolé l’Océan Atlantique, cette évidence qui s’est ancrée en moi et qui ne me quitte plus : tout se passera très bien pour A., il sera magnifique et aura une vie magnifique, et c’est cette confiance-là qu’il faut que je lui transmette. L’énergie, la magie, les certitudes que j’ai tissées avec d’autres dans des fils éthérés et scintillants, je suis enfin prête à les déverser juste ici à mes pieds. À redevenir mère. Et soudain à l’orée de ce nouveau chapitre, je me sens si forte, si juste, tout me paraît accessible et j’ai envie de pleurer ; vous comprenez ?
Romain Gary, auteur de La Promesse de l’aube, à l’âge de 12 ans. Collection Alexandre Diego Gary, 1924. Parfois, vous prénommez votre fils, et vous en découvrez ensuite le sens et la beauté dans la littérature. Et ce regard. Mon Dieu ce regard.