Chandra again and again and again

Et finalement, je fais ce qu’il faut. Je relis la bio de Chandra par Kameshwar C. Wali, en particulier, toutes les pages édifiantes que je n’avais pas lues. Il faut toujours, toujours se nourrir – comment avais-je oublié ? Ensuite j’ouvre une page blanche et en une nuit, je ré-écris entièrement mon chapitre. Tout coule. L’évidence : il n’y a que ça de vrai.

Magnifique Hilary

Quand je retrouve le concerto pour violon de Sibelius au détour d’un entretien sur France Musique avec Hilary Hahn, c’est une triple sensation de retour dans des bras chers, un embrassement qui va à l’embrasement. J’aime dans Hilary Hahn cette intelligence fougueuse et gracieuse. On la sent terriblement cérébrale, mais avec cette amplitude culturelle et une sensibilité parfaitement dosée. Avec elle, on peut se laisser emmener dans des tréfonds musicaux et ré-émerger nourrie, pleine d’allant, mais les pieds sur terre. C’est ça bien sûr qu’il faut viser dans la vie – ces dernières semaines, je me suis perdue dans les petitesses et les insécurités, il faut pourtant toujours être dans l’aventure et la grande humanité, retrouver quelque part la certitude et l’éternelle motion.

Son : Jean Sibelius, Concerto pour violon, Op. 47 : III. Allegro, ma non tanto, interprété par Hilary Hahn et le Swedish Radio Symphony Orchestra, dirigé par Dieu, pardon, Esa-Pekka Salonen. Et j’adore le commentaire si nature de Hilary Hahn sur ce mouvement « C’est fun, c’est si rock. »

Hilary Hahn interprétant Sibelius, au CSO, 2019

Chandra again and again

Me voici en train de reprendre mon chapitre Chandra pour la énième fois.
Il y a des chapitres maudits, comme ça.

Prête à tout ré-écrire, j’ai essayé de me ré-imprimer le contexte dans l’esprit. Son bateau, sa masse stellaire limite, sa mère malade… Bizarrement, ça ne résonne pas du tout. L’autre bio historique que j’ai faite est celle de Karl Schwarzschild. Je me dis : ce que j’ai fait avec Karl, je devrais pouvoir le faire avec Chandra ?

Et je finis par comprendre pourquoi je n’y arrive pas. Chandra est trop droit. Trop pieux, trop fils modèle, trop parfait, trop végétarien, trop dans une culture qui ne me parle pas du tout. Sa droiture et son élégance sérieuse, sa dévotion pour sa famille, la façon dont il économise en ne mangeant que des patates bouillies et s’en contente, je trouve tout ça remarquable – mais personnellement, je n’accroche pas.

J’étais tombée amoureuse de Karl, ses yeux pétillants, sa joie débordante, ses petites blagues au détour des tranchées, son envie de tout saisir, sa vie passionnée et tragique. Chandra me met mal à l’aise de bienveillance, de rigueur, de retenue, de sa promesse tenue à son père de rester digne de sa culture.

J’ai écrit Chandra dans la peur que les gens qui l’ont connu trouvent son personnage mal cerné. J’ai écrit Karl avec le cœur, l’envie profonde en moi de transmettre son message de joie et de folie.

Il va tout de même falloir trouver une façon de mettre sa science en scène, de lui faire honneur en filigrane, et que l’ensemble atteigne une certaine vibration. C’est presque comme un jeu d’actrice…

Subrahmanyan Chandrasekhar

Le rivage de Zelda ou La légende des Syrtes

The Legend of Zelda, sur NES, 1986 (!). Évidemment, il fallait penser à brûler les buissons…

Dans mes pérégrinations musicales aléatoires, je tombe sur la B.O. de La légende de Zelda [ne me demandez pas d’où je suis partie pour que ce titre me soit proposé]. C’est amusant, la madeleine que représente cette mélodie simple, composée pour l’horrible son électronique de la NES. Tout de suite, on se retrouve projeté dans ce monde de quête, entre les buissons magiques et les murs de châteaux. À l’époque, les pixels étaient rares et pourtant, l’imagination de chacun terminait l’Univers. Finalement, c’était un peu comme un iceberg.

J’écoute donc l’ensemble de l’album alors que je travaille des bricoles chiantes de mon livre : les concordances de temps, les répétitions*. J’ouvre Le Rivage des Syrtes pour vérifier une citation, et la plongée dans ces pages avec la bande son dans les oreilles me perturbe au plus haut point.

C’est certainement un peu trop héroïque au goût de Gracq, mais il y a probablement des lignées similaires. Deux créations si lointaines sorties du chaudron commun d’une civilisation en quête de fantaisie. Le médiéval et la magie se retrouvant propulsée sur l’avant-scène par les romantiques, dont Wagner au premier rang. De là naissent le Rivage – Gracq a été profondément marqué par le compositeur dans sa jeunesse, le décrivant comme l’une de ses rencontres fondatrices. Tolkien a, je crois, nié l’influence de Wagner, mais il est difficile de ne pas repérer des points communs (une histoire d’anneau, pour commencer…). Gracq évoque Tolkien dans ses Noeuds de vie. Leur démarche est très différente mais ils se rejoignent dans l’Univers.

Et Zelda, dans tout ça, est évidemment inspiré de Tolkien, raconte son créateur Shigeru Miyamoto. Zelda, certes damoiselle en détresse dans la plupart des volets, a la particularité intéressante d’avoir été prénommée d’après la romancière américaine Zelda Fitzgerald. Oui, celle qu’on a enfermée dans une clinique psychiatrique avec interdiction d’accès à tout papier ou crayon, pour qu’elle se suicide finalement. Je l’ai citée quelques fois dans ces pages.

Deux questions : quel est le pourcentage de joueurs, ou même de fans, qui sont au courant de ces sources** ? Et l’autre, plus intéressante : si jamais, une fois mon livre terminé, je me mets à jouer au dernier Zelda, est-ce que ça va faire un trou de six mois dans mes recherches ?

*Lorsque vous faites une recherche systématique de « extrêm » et que ça vous envoie 29 occurrences, qu’il faut donc les remplacer une par une par des synonymes ou tournures différentes, que les synonymes en question ont une occurrence de 14…

**Je trouve ça fascinant, les chemins que peuvent prendre les différentes influences culturelles pour atterrir dans les recoins les plus inattendus. Je me demande aussi quel est le niveau intellectuel et culturel des gamers en général.

Son : L’Orchestra Cinematique, The Legend of Zelda – Main Theme – Epic Version, in The Legend of Zelda: Epic Collection, 2021

Promenade dans une forêt exotique et dans quelques déserts

Je sors de chez moi dans une jungle humide. Hier, il faisait à peine douze degrés. Soudain il en fait presque trente et la pluie des dernières semaines est remontée du sol pour saturer l’air. Le vert m’assaille de toutes part comme un plongeon dans l’été. Immédiatement mon corps réagit comme si c’était le temps de l’étirement, de la lascivité, des départs sur de longues routes au bout du monde, bordées d’eaux et de villages. 

Hier, enfin j’ai fini par me sortir du décalage horaire que je traînais et qui me dégommait dans le sommeil le soir tombé. Jusqu’à une heure du matin, j’ai arpenté des déserts avec une antenne dans le coffre, essayé de poser ce sentiment de minéral absolu dans mon chapitre. Pour retrouver mes sensations, j’ai fouillé dans de vieilles pages, et j’ai retrouvé ceci. Je n’ai pas envie que O. soit injustement taxé de harcèlement ou autre non-#metoo-itude par les temps qui courent, alors ça ne finira pas dans mon texte. Mais je me disais : c’est dommage, parce que c’est exactement ça, notre relation. Le partage des aventures et des choses belles dans une telle convergence, que l’appel et la connexion transcendent tous les formats.

Henri Rousseau, Femme se promenant dans une forêt exotique, 1905, à la très bizarroïde Barnes Foundation, Philadelphie – à visiter absolument pour un shot d’art impressionniste et d’incongruités.

Une philosophie de vie

Longtemps, je n’avais rien à dire, je ne comprenais rien, tout était embrumé, je n’étais qu’impostrice dans une toute petite fenêtre, et toute cette insécurité me fermait à la science qui n’était pas mon propre jardinet, que je faisais semblant de mépriser, c’était plus facile. Que s’est-il passé ? J’ai travaillé avec des gens de tous horizons, j’ai décidé de sortir de cette zone de confort, de faire de la radio, d’aller dans les déserts visser des boulons et lire des oscilloscopes, j’ai décidé d’encadrer des étudiants merveilleux sur des sujets aventureux que je ne maîtrisais pas, j’ai joué avec les données G., O., inlassablement, a répondu à mes questions stupides, j’ai passé un an et demi à écrire ce livre, et j’aime tellement le fait que ma fenêtre sur la science, sur la vie, s’ouvre toujours un peu plus grand.

Et cela me fait apprécier encore plus l’étendue vertigineuse de mes méconnaissances, être impressionnée de cette cathédrale de la science qui se fait de la combinaison de tant d’artisanats, tant d’expertises, de tous azimuts. C’est heureux d’avoir une petite place dans cette Humanité-là. Ce métier, ce n’est pas un métier. C’est une philosophie de vie.

Kashiwanoha, Japon, avril 2024

Les boulons impossibles à resserrer

En sortant du onsen, le cerveau vide, à attendre tranquillement que O. sorte du côté hommes, je découvrais ces lignes de Gracq, dans Lettrines. Plus tard, le dernier dimanche, sur le chemin de l’aéroport, je m’étais arrêtée à Hamariku-koen, et j’avais pris un matcha accompagné d’une sucrerie pour relire ces mêmes lignes – et le reste des pages aussi, d’ailleurs [Merci, J.].

Comme un organisme, un roman vit d’échanges multipliés : c’est le propos d’un des personnages qui fait descendre le crépuscule et la fraîcheur d’une matinée qui rend soudain l’héroïne digne d’amour. Et comme toute œuvre d’art, il vit d’une entrée en résonance universelle — son secret est la création d’un milieu homogène, d’un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens.

— Julien Gracq, Lettrines, 1967

Quand je suis revenue et que j’ai vu mes chapitres 12 puis 9 se déposer comme des ailes qui se referment dans un bruissement et une herméticité parfaits, je repensais à ces lignes. Je disais à P. : « Il va falloir resserrer tous les boulons sur l’ensemble, car c’est exactement ce que je voudrais faire : que chaque mot, chaque phrase résonne avec le reste, que tout soit là pour une raison. Et l’iceberg précieux dans tout cela, c’est qu’il ne faut pas que ça se voie. Il faut que ça ait l’air de rien, qu’on ne remarque aucune des coutures, des boulons, que tout ait l’air d’un tenant sans qu’on ne s’y arrête. Il faut que les efforts soient invisibles. C’est ça, la force, la beauté, la puissance. »

Ensuite, je relis quelques bribes de mes premiers chapitres et je rigole de moi-même. Bien sûr, il y a trop de coutures, de boulons, de grossièreté pour que je n’arrive jamais à quelque chose d’aussi rond. Genre, « je vais faire comme Julien Gracq ». Mais LOL.

Hamariku-koen, Tokyo, avril 2024

Les nuits et les aubes d’écriture

Le chapitre 12, je l’ai écrit en deux traites : la première dans les quatorze heures d’avion de NYC vers Tokyo. La deuxième, à peine revenue en Pennsylvanie, au cours d’une nuit blanche, le décalage horaire aidant. Le premier jet était une trame assez sèche, et la nuit blanche y a dessiné tous les contours qui comptent. J’ai pu déposer la nourriture récente, tout ce qui avait compté les deux semaines qui précédaient.

J’écrivais pour moi-même en début de semaine : « C’est ça, qu’il faudrait que j’arrive à faire dans ce chapitre 9, à trouver ce que je voudrais faire vibrer. Ce qui importe et me nourrit dans le moment, et qui est intimement lié à la recherche. » Car ce chapitre 9 [celui que j’ai dû ré-écrire entièrement en prenant part à la Cancel Culture] me pourrissait la vie. Ça ne fonctionnait finalement pas ; le récit et le contexte que j’avais dessinés étaient artificiels.

Et puis j’ai fini par trouver. Je me suis rendue compte d’ailleurs que l’écriture s’accommode de tout à toute heure : dans mon canapé, mal installée, couverture en laine et ombre craquante des portes ouvertes sur les chambres des enfants, j’ai ré-écrit entièrement ce chapitre 9, deux aubes de suite, toujours décalée, à 4h du matin.

J’envoie tout le paquet à mon éditeur, j’ose lui lâcher cette bribe : « Je crois que je suis en train de voir le bout de ce truc, ça m’exalte et me terrifie. Bref. » Mon Dieu oui, je suis terrifiée… et exaltée ! J’ai trop peu dormi et l’estomac noué de cette chose qui est en train d’arriver, je ne mange plus. Tout à l’heure, en passant devant mon reflet dans la salle de bain, je découvre une femme affinée, les yeux immenses et aux pommettes rosies, comme si mon visage avait imprimé l’exaltation et s’était temporairement transmuté en celui d’une autre.

Les yeux d’Audrey Hepburn – loin de moi l’idée de me comparer à de tels yeux. Mais voilà peut-être le regard et le grain de l’aube.

The Tortured Poets Department

Pour faire semblant d’être moderne, et puisqu’elle est pennsylvanienne, j’écoute le nouvel album de Taylor Swift. Musicalement, même si c’est agréable, dans une certaine retenue et bien fait, on a un peu l’impression qu’on a écouté toutes ses chansons quand on en a écouté deux. Par contre, on a beau la fustiger parce qu’elle est devenue un phénomène mondial, on ne peut pas nier le viscéral et la poésie dans son texte.

You left your typewriter at my apartment
Straight from the tortured poets department
I think some things I never say
Like, « Who uses typewriters anyway? »
But you’re in self-sabotage mode
Throwing spikes down on the road
But I’ve seen this episode and still loved the show
Who else decodes you?
[…]

I laughed in your face and said
« You’re not Dylan Thomas, I’m not Patti Smith
This ain’t the Chelsea Hotel, we’rе modern idiots »

— Taylor Swift, The Tortured Poets Department, 2024

Chaque chanson est comme une petite nouvelle, et en quelques vers elle réussit à vous propulser dans le parfum entêtant de la scène et dans une émotion qui colle et qui racle. Il n’est question que de relations folles et impossibles, d’histoires avortées et tristes, et c’est beau. Je crois même que je suis envieuse – j’aurais aimé pouvoir les écrire, les lignes de cette chanson-là, pour l’usage des mots désuets et la diction qu’ils permettent, et si c’est issu d’un vécu… qui jamais laissera une machine à écrire chez moi, et à qui pourrais-je jamais dire : « You’re not Dylan Thomas, I’m not Patti Smith / This ain’t the Chelsea Hotel, we’rе modern idiots, » c’est juste magnifique.

Séduite aussi par le rythme punchy électro de I Can Do It With A Broken Heart, et le récit de la façade à afficher pour donner le change. Je crois que c’est probablement là que l’on peut mesurer sa force : quand on sait taire toute la merde et faire ce qu’il faut faire avec le sourire. Et l’un des story-tellings les plus touchants, c’est le moment où l’on dévoile l’arrière-scène, quand, après avoir justement brillé sans se morceler un seul instant, on confie au détour d’une chanson intimiste, avec dérision, qu’on en a chié jusqu’au sang.

Je salue qu’à de tels sommets, quand on fait la pluie et le beau temps politique et économique, avec une telle pression de réussite, les regards l’attendant au tournant, qu’on réussisse à sortir quelque chose d’aussi réel, qu’elle ait su garder sa saveur.