Chicago Dissection – Part IV

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été – fin.

Au retour, il y a des petits bras qui me rendent à la normalité. Les petits bras sont ronds, ont une peau parfaite et bronzée, et me répètent, comme une rengaine depuis des mois : « Maman, je t’aime, je t’aime plus que tout, je veux toujours rester avec toi. Maman tu sens bon. Maman t’es belle. Maman t’es trop forte. » Et c’est dans ces paroles séculaires, merveilleuses, éculées, d’une gratuité et d’une confiance absolues, que je retourne à la terre et à l’existence mammifère.

Son : Yumi Arai, やさしさに包まれたなら (Enveloppée par la tendresse), in Misslim, 1974

Les ascenseurs du Fisher Building à Chicago, là où tout a commencé il y a 15 ans. Juin 2024

Chicago Dissection – Part II

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Avec aplomb, j’ai entraîné ma petite foule enthousiaste au Miller’s Pub et à Blue Chicago, et dans les avenues inquiétantes du Loop dans mon propre pèlerinage. Jusqu’à la dernière minute, avec tant de joie, j’ai peaufiné ce travail entrepris collectivement depuis des semaines : faire résonner les présentations des uns et des autres pour construire une storyline unie. C’était joli, notre session G. où nous nous renvoyons des gentillesses et nos expertises au fil de nos propos. Et ce sera toujours ça que je mettrai en avant dans G., le plaisir du partage.

Mais ce rôle, c’en est un, et il vient avec un coût. D’habitude, nous faisons ça en duo avec O. ou avec les membres de la direction de mon laboratoire. Cette semaine à Chicago, j’étais seule responsable – responsable de l’élan positif, de protéger mon expérience contre le scepticisme clanique, introduire du liant pour être acceptés dans une communauté déjà constituée.

Dans les coulisses, seule à chercher à résoudre, encore et encore, les problèmes des autres, et prendre entre les bras les larmes et les chaos, avec un lot de blâmes, d’insécurités de jeunes et de moins jeunes.

Et quand tout est terminé, les résultats sortis, les étapes franchies dans G., les présentations brillamment données par toute l’équipe, et le networking effectué, la représentation achevée, je sais le travail accompli par tout le monde, le mien aussi… et je fais un vol plané dans le néant et l’épuisement.

Son : Pixies, Where is My Mind? in Surfer Rosa, 1988

Alexander Calder, Flamingo, 1973, sur la Federal Plaza, Chicago. Juin 2024

Saint-Saëns au CSO

Au cœur de cette joyeuse effervescence scientifique, j’avais besoin de mon shot culturel de haute volée. Alors, la veille de mon départ pour une grande conférence à Chicago, quand je vois qu’ils jouent le Concerto pour piano « Egyptien » de Saint-Saëns au CSO*, je ne me pose pas de questions. Je m’échappe de la réception d’ouverture et m’installe au premier rang d’un balcon – avec le délectable frisson de briser tous les codes socio-professionnels.

Je n’aime pas les manières de Thibaudet, sa dégaine, son costume et ses chaussures à paillettes… mais sa musique et sa technique… J’ai Aldo Ciccolini en tête pour ce concerto depuis l’adolescence, mais [est-ce parce qu’il a été son élève ?] je retrouve ce soir des couleurs de son interprétation. Il suffit de fermer les yeux sur la posture un peu bling bling et le romantisme coloré mais retenu coule, rouge, tendre, puissant.

Pendant une demie heure, j’ai la main sur les lèvres, et je pleure, je pleure, pour chaque note, chaque instrument qui entre dans la lumière, pour chaque cascade de piano et les vents, en caresses et en bouleversements.

* Beau programme français au CSO : découverte de Lili Boulanger (sœur de Nadia) avec D’un matin de printemps, délicat et merveilleux ; après l’entracte : Iberia de Debussy, puis enfin le Boléro de Ravel qui en live reprend sa noblesse, avec Jean-Yves Thibaudet au piano, et le CSO sous la direction de Stéphane Denève.

Son : Camille Saint-Saëns, Concerto pour piano No. 5, « L’Egyptien », interprété par Aldo Ciccolini et l’Orchestre de Paris, dirigé par Sergio Baudo. Il faut écouter les trois mouvements, qui sont chacun des perles. Dans ce premier mouvement, vers la minute 8:18, ne me dites pas que quelque chose ne picote pas en vous.

David Roberts, Egypt, 1868.

Un brin baroque certainement

Ce soir, ciel menaçant gris teinté de roses – et vent, comme s’il tournait. L’air plein d’humus et de sève, d’odeur rance des maisons américaines, et la pluie à venir. Je m’échappe dans mon bar aux lampes Tiffany pour siroter un cocktail pendant que je fais tourner des codes Python qui grimpent dans l’ionosphère à la recherche de la frappe qui marquera le sol d’un anneau Cherenkov. Ces derniers jours, enfin au cœur des actions, à la recherche du bruit galactique, à construire une banque de simulations, à écrire des équations ! Et cette ligne tant attendue dans mon courrier ce matin : « un brin baroque certainement, trop précieux par endroits mais efficace et surprenant : bravo ! » Les éditeurs parlent une langue qui leur est propre.

Son : John Harle, RANT!, interprété par la BBC Concert Orchestra et surtout Jess Gillam, flamboyante, au sax soprano, pour un shot de pêche et de joie teinté de folklore Cumbrian.

Entre chien et loup en Pennsylvanie, et la poubelle des voisins. Juin 2024

Une année après les pluies

Je sors pieds nus sur notre terrasse de bois, la nuit n’a pas encore rafraîchi l’air, enflé de l’attaque solaire de la journée. Dans l’ombre, les arbres respirent leur haleine vert sombre. Assaillie de souvenirs de l’été dernier, mes sandales et mes robes dans le jaune des lampadaires, lorsque je cherchais quelque havre dans la verdure empesée, cœur brisé, dans un exil choisi ; la translation du corps, mais partielle du cerveau, dont la moitié était restée de l’autre côté de l’Atlantique. Le cruel rappel de l’errance, la dureté des réalités qui se heurtent à la moiteur de la ville campus, le contraste aseptisé des intérieurs glacés. J’avais élaboré seule des rêves et des fils qui parcouraient les mondes et les songes, et je voulais encore un temps – une éternité – m’y perdre, mais ce n’était pas possible. Cette tristesse et cette douleur aiguë : le châssis des envols, des apaisements, des puissances et des joies, la transformation séculaire, après les pluies ruisselantes de Pennsylvanie.

Son : Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Summertime, in Porgy and Bess, George Gershwin, 1935

Nocturne pennsylvanien, juillet 2023

Nit-a-Nee* Spirit

C’est très bizarre cet assèchement de mots soudain. Cette inutilité que je ressens à m’exprimer ici. Ma non envie absolue d’effleurer le texte de mon livre. La Pennsylvanie est chaude et humide, mais la forêt n’a pas le même parfum que celui des montagnes de Nanjing. Tout me semble obsolète : les musiques d’il y a quelques semaines, celles d’il y a un an. J’arpente les collines de la ville, de café en bureau, d’école à notre maison américaine, parfois je suis heurtée par une odeur, une couleur à l’ombre des feuillages, quelque chose qui me rappelle mon arrivée l’été dernier. Quelle étrange année ça aura été. Ces deux derniers mois, c’était un véritable « sabbatique académique », éloignée des tracas administratifs, les mails et les fils de discussions s’éteignant vers midi, mes longues plages d’après-midi et mes nuits à lire encore et encore, des papiers, des bouquins de physique, des pages Wikipédia, à triturer des données, à enfin comprendre des notions de science et aussi de son Histoire, à écrire bien sûr, tous ces chapitres, à délirer dans des mondes parallèles. La science est restée, l’écriture s’est évaporée. Que suis-je devenue cette année ? Je crois que la Pennsylvanie et son décalage horaire m’a sauvé d’un burn-out, m’a reconstituée à moi-même, j’ai tout arrêté : les contraintes sociales, les enfants, les ennuis, la perfection… Il faudrait, en retournant à Paris, réussir à conserver cette porte fermée. Ne pas m’engager dans cette frénésie et la surenchère d’activités, cette optimisation insupportable du temps. Il faudrait arriver régulièrement à couper tout réseau et ne plus être disponible qu’à moi-même. Au fond, étrangement, j’ai confiance que les choses se mettent en place de façon différente, que l’équilibre se pose dans notre vie, car la quarantaine nous a fondamentalement changés dans notre état d’esprit. Ou alors c’est la Pennsylvanie.

Son : Judy Kuhn, Just Around the Riverbend, in Pocahontas, The Walt Disney Company, 1994.

*Il se conte dans ces vallées boisées des histoires sous multiples variantes d’une princesse Indienne prénommée Nit-a-Nee, toujours des histoires d’amour tragiques, de clans et de luttes contre les éléments, le chuchotis du vent, des montagnes, et un lion.

Les dream-catchers de Carolina Caycedo: Spiral for Shared Dreams au MoMA, NYC

Une semaine à Nanjing

Souvenir de Nanjing, mai 2024

Au lendemain de mon arrivée, dimanche à 6h, sur le sol devant la salle de bain, j’hésite entre le rire et l’atterrement. Urgences en solitaire : rien de cassé, poignet foulé. Cataplasme anisé couleur excrément : médecine chinoise. La veille, cette post-doctorante qui vient me chercher à l’aéroport, puis invitée à dîner et présentée aux professeurs par Z., comme si j’étais une personne importante. La réunion de collaboration G., nous la menons épaule contre épaule avec O., dans notre connivence parfaite, nous atténuons ou résolvons ce qu’il y a de tensions, l’un et l’autre chacun de notre côté, et bien sûr ensemble avec nos sensibilités combinées – et cinq heures de sommeil par nuit. Les résultats présentés pendant la semaine (dont une bonne fraction produite par P. – je glisse à O. : avec vous deux, je suis doublement bien mariée !) donnent l’ampleur de la marche franchie, et l’enthousiasme est contagieux quelle que soit la culture. Ma virée à l’hôpital en solo m’a valu le respect des collaborateurs chinois, alors quand je leur dis que je n’ai pas peur du désert, de ne pas me laver, du trou en guise de toilettes, du froid et des planches dures, mais que je ne veux pas partager de dortoir avec O. (et cinq autres collègues), ils ont l’amabilité de ne pas me taxer directement de précieuse. Au banquet, Z., passablement ivre, vient me balancer de doux éloges – qui vont dans le sens de la « déesse autoritaire et bienveillante ». Amusant contraste, au moment des adieux, Pf. me sort : « Quelle chance d’avoir une personne aussi nice que toi à la tête de cette collaboration. Et entre asiatiques, on se comprend si bien. » Moi qui craignais une réserve liée à mes origines japonaises, en particulier à Nanjing, soulagée de voir que mes collègues ne m’ont pas étiquetée des horreurs historiques passées.

À l’aéroport, Z. m’écrit encore de très jolies choses. Et il termine sur une capture d’écran. « Je voulais afficher ça pendant la réunion, mais je n’en ai pas trouvé l’occasion. Je te l’envoie à toi. » J’embarque pour une longue série de vols, avec une radio du poignet comme souvenir imprimé, et les larmes aux yeux. C’est une citation de Confucius :

Recevoir la visite d’amis venant de loin, n’est ce pas le plus grand bonheur ?

Nanjing — dimanche

Il fait chaud et humide, trente degrés en mai. J’ai envie de me jeter sur toute la nourriture étalée dans les rues. En haut des murailles, le silence et l’irréalité, cette juxtaposition de tuiles ondulées comme la mer – la vieille ville – et l’acier bleu des gratte-ciels, les montagnes en explosion de verdure tracent une ligne fourbe à l’horizon. Je m’attendais à des odeurs, du bruit et de la saleté. Mais tout est propre, les véhicules électriques ont éteint les grossièretés sonores, il ne reste plus que le brouhaha humain qui se perd dans l’espace. Je comprends peu au dédale géographique, à l’Histoire millénaire de la ville, aux colorations confucéennes des âmes. Une rivière verte serpente entre les façades blanches reconstituées. Je déniche un petit café bobo et m’y pose avec mes pages imprimées et un stylo.

Nanjing, mai 2024
Nanjing, mai 2024

Obsolescence programmée

Couverture de Constantine Balanis, Antenna Theory, 1982

À l’université, je vais directement à l’imprimante. Je serre contre moi cette liasse de pages. Je ne veux pas les lire, je les range au fond de mon sac. Mon Antenna Theory pèse une tonne sur mon épaule. Je me pose dans un café, j’en grignote des chapitres et lis des papiers sur le beam-forming ; avec un étudiant, je m’engouffre dans les données prototypes à la recherche de bruit galactique. Je ne veux pas m’arrêter – et puis aussi, je plonge tête la première dans la préparation de la grande messe annuelle de la collaboration G.

Je me disais : j’ai écrit ce que je voulais. Trente-cinq ans que je voulais écrire. Et finalement, pas besoin d’un roman ; ce livre, c’est ce qu’il fallait cracher, il me ressemble aujourd’hui dans mon entièreté. Me voilà satisfaite. C’est comme si une case était cochée et que mon cerveau était passé à autre chose. J’ai envie de faire autre chose maintenant, quelque chose de nouveau que je n’ai pas encore touché.

Cette obsolescence programmée, je ne sais qu’en faire. J’aurais pourtant cru que l’écriture était ancrée en moi comme une identité. Mais même revenir ici ne m’intéresse plus tant. Est-ce que je vais mettre ma plume dans cette boîte à souvenirs de ce-que-j’ai-touché-et-ne-suis-plus ? J’attrape, je touche tout ce qui passe, m’intéresse et connecte aux domaines, aux choses, aux gens – mais je ne suis éternellement que de passage. Où est-ce que ça me laisse ? Dans quel monde ? Quel intérêt ? Et que serai-je ? Aurai-je jamais une quelconque consistance, un corps – ou serai-je pour toujours cette coquille superficielle, fausse et vide ?

Son : Stacey Kent & Quatuor Ébène, Sting, Fragile (Arr. for String Quartet And Vocals), in Brazil, 2014

Boréale

22h30. Je découvre les nouvelles. Je bondis hors de mon lit où, en pyjama, je m’étais installée pour écrire quelques lignes de mon chapitre. Nous réveillons les enfants, leur enfilons un pull, leur doudoune, les embarquons dans la voiture ; au matin, A. me dit qu’il a rêvé qu’on était partis à la chasse aux aurores boréales, que nous avions roulé longtemps dans la nuit, dans les forêts et les montagnes.

Les nuages blanchissent le ciel, illuminé à l’horizon par notre petite ville universitaire. Il pleut par intermittence. Ce serait un miracle que nous voyions quoi que ce soit.

Mais les miracles, ça nous connaît, P. et moi. Alors, lorsque j’applique mon iPhone sur l’obscurité, vers la trouée entre les arbres, au nord, sur notre crête, les photons violets emplissent mon écran.

J., à qui j’envoie mes quelques prises, me parle de Rothko et du mystère de mes images, ce qui finit de les sublimer. Ce qu’elles contiennent, surtout, c’est ma surprise au moment de leur révélation. Elle n’ont aucune qualité, je n’ai même pas cherché à les stabiliser, mais l’étonnement imprimé est leur intérêt.

Dans la voiture, ensuite, alors que nous roulions sans succès à la recherche d’une éclaircie, je faisais remarquer à P. que ça faisait un sacré paquet de photons tout ça, pour que ça diffuse, même à travers les nuages, et que ça emplisse la surface minuscule qu’est le capteur de mon iPhone. « Alors que nous, on cherche à détecter 3 neutrinos de ultra-haute énergie. Et même un seul, ce serait la folie. »

Son : Peter Gregson, Time, in Touch, 2015

Aurores boréales en Pennsylvanie, 10 mai 2024 © Electre