Difficile d’habiter l’espace de façon plus absolue. Le vitrail, la courbe art déco, la plaque blanche comme une page sur les habits de bois. Et cette femme de plâtre qui s’effiloche pour atteindre l’unité indivisible d’espace.
Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. Il dit qu’il n’a pas tordu le cou à la sculpture finalement, qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. Je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.
— Simone de Beauvoir, extrait inédit de son Journal, 28 août 1946
« Avant que Sartre ne me retrouve. » Les générations passent, et ce sont toujours avec les femmes que les hommes en mal de couple ouvrent les robinets du cœur. Relu plusieurs fois cet extrait, buttant sur quelque chose qui m’émouvait sans l’identifier. Giacometti, le grand gaillard aux cheveux hirsutes se confiant à la toute aussi grande Simone… Une scène à la Woody Allen.
Puis c’est en reportant le texte ici que j’ai fini par saisir. « Parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. » L’exact opposé d’un message venu poser son éclat sur une journée douce et absolue. (On tomberait vertigineusement amoureuse à moins.)
Son [ne me dites pas que je suis la seule à penser à cette chanson rapport au titre de l’expo] : Alain Bashung, Vertige de l’amour, in Pizza, 1981
Alberto Giacometti, Femme Leoni, 1947-1958, au salon Follot, Institut Giacometti, juillet 2025
Dans le cabinet d’art graphique, des pages du tapuscrit de La recherche de l’absolu de Sartre annoté par Giacometti. Une employée vient interrompre ma lecture à voix haute pour nous rappeler qu’ils ferment dans quinze minutes. « Ça va être compliqué, » je lui réponds.
Bien sûr la recherche de l’absolu me va droit au ventre, coup de poing sculpté emballé de phrases percutées – un être cher m’écrivait bien : « Tu es absolue ou tu n’es pas. » (On tomberait amoureuse à moins.)
Mais il y a aussi une triple couche de beauté à ces feuillets : les mots de Sartre et leur immense portée dans leur simplicité – comme toujours. Des mots adossés à l’œuvre de Giacometti qui vibre sur un fil brut de recherche humaine. Et cet aller-retour d’œuvre à œuvre, de mot à mot, comme ça doit être émouvant, d’être ainsi transcrit en mots, et comme ça doit être émouvant de donner ses mots à lire, et comme ça doit être émouvant de recevoir cette annotation de mots émus.
Giacometti ne parle jamais d’éternité, j’ai trouvé beau qu’il me dise un jour, à propos de statues qu’il venait de détruire : « J’en étais content mais elles n’étaient faites que pour durer quelques heures ». Quelques heures : comme une aube, comme une tristesse, comme un éphémère. Et il est vrai que ses personnages, pour avoir été destinés à périr dans la nuit-même où ils sont nés sont seuls à garder, entre toutes les sculptures que je connais, la grâce inouïe de sembler périssables. Jamais la matière ne fut moins éternelle, plus fragile, plus près d’être humaine. La matière de Giacometti, cette étrange farine qui poudroie, ensevelit lentement son atelier, se glisse sous ses ongles, les rides profondes de son visage, c’est de la poussière d’espace.
Tapuscrit de « La recherche de l’absolu » de Sartre annoté par Giacometti, 1948
Son [la chanson-remède à l’angoisse existentielle de Roquentin dans La Nausée] : interprétée par Ella Fitzgerald plus profonde que celle originale de Sophie Tucker, Some of These Days – Live
D’humeur tranchante comme les couvertures plastifiées qu’on a comparativement étudiées avec A. pendant deux heures pour sa rentrée au collège, on est parti à Denfert récupérer ses nouvelles lunettes.
Et allez savoir pourquoi on a fini à l’Institut Giacometti, après s’être arrêté quelques secondes devant la plaque de l’immeuble de Simone de Beauvoir. Allez savoir pourquoi l’exposition du moment s’intitulait : « Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu. » Allez savoir pourquoi le livret – que je lis à voix haute à A., curieux et merveilleux compagnon de musée – démarrait ainsi :
L’exposition s’ouvre sur le voyage de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève, où ils sont invités à prononcer une série de conférences, à l’automne. Le jeune couple se promène dans les rues de la ville où Giacometti a passé une partie de la guerre, devant l’œil des caméras de la télévision suisse. Ils ont été conviés par l’éditeur Albert Skira.
Alberto Giacometti, La main (1946), le mur tapissé de la revue Labyrinthe encadrant des extraits vidéos de Beauvoir et Sartre à Genève, et la mosaïque au sol du décorateur Paul Follot, l’un des fers de lance de l’Art déco (1914). Institut Giacometti, juillet 2025.
J’aime que la vie réponde immédiatement lorsque je me rends disponible. En face de l’institut, ces céramiques dont la vitrine reflète l’immeuble et le ciel Giacometti-Beauvoir.
Rue Victor Schoelcher, Paris, juillet 2025
Sur un banc, dans la rue juste derrière, nous avons partagé un flanc et une tropézienne luxueux. Je songeais aux questions d’infini soulevées par Tony pour son émission radio « Parle-moi des limites. » L’Univers, les particules, les deux infinis, c’est ma grande navigation. Sartre, dans un tapuscrit sur La recherche de l’absolu écrivait :
Giacometti a horreur de l’infini. Non point de l’infini pascalien, de l’infiniment grand : il est un autre infini, plus sournois, plus secret, qui court sous les doigts, sous les pieds, qu’Achille n’arrivait pas à parcourir : l’infini de la divisiblité ?
Son [je suis tombée dans l’album] : Patrick Watson, Dream For Dreaming, in Waves, 2019
Euh non, en fait. Rappelez-vous ma chère, nous étions dans une entreprise de sauvetage cérébral, il n’était pas vraiment question d’art absolu et d’existentialisme débridé sur les pavés suisses. ↩︎
Amusant : dans ce billet, « celle qui a un regard externe et un aval sur mon cerveau » était la psychanalyste que je consultais – qui disait donc [quel étonnant !], comme ses confrères est consœurs, de la merde. ↩︎
Le soleil est tombé, mais il fait toujours 36 degrés à l’ombre Un vol de perruches au croissant de lune Un chat en boule sur le toit d’une voiture calé sous l’antenne K. tape dans un ballon de baudruche à l’effigie de mon laboratoire en scandant : « Marguerite Duras ! Alexandre Dumas ! »
Enfin convergé avec mon doctorant J. sur le proceeding1, dont la deadline de soumission était il y a deux jours. Que de pression2. Dix ans de travail et quarante particules candidates repêchées dans du bruit. Que de péripéties et d’itérations avec J. J’ai une todo liste longue comme le bras, et envie surtout de lire Salinger, plonger dans la musique spectrale, jouer avec des sons et des phrases voir si ça collerait. il fait frais mais on sent que la trêve est de courte durée j’ai des effilochés de Bouvier dans la tête entremêlés de mots nocturnes et de d’éclats bleus Mon beau-frère joue à Duel en bas dans le salon avec A., j’entends A. râler (mauvais perdant) P. taille le lierre qui fait de la poussière et une odeur verte et forte je suis sur le lit étrange suspension en ce dimanche
[Edit : une heure plus tard, ça explose en hurlements démentiels qui couvrent tous les spectres à la frontière cérébrale (A.) – est-ce ça qui était suspendu ?]
Article qui accompagne une présentation à une conférence. ↩︎
C’est J. qui, modestement, présente les premiers rayons cosmiques trouvés par lui et moi la collaboration G. à la conférence internationale du domaine cet été. ↩︎
Restée trop longtemps loin de la plume – ici l’exercice est nécessaire, mais ce ne sont que des fibroses, qui peut-être serviront un jour comme tissus pour des gaines plus abouties. J’ai une commande de texte court pour juillet – curieuse, sombre et arythmique, « entre littérature et science » m’a-t-on écrit – en filigrane dans mon esprit. Et sinon je me nourris, je me nourris tous les jours, Mon coach pro me révélait « Tu peux te dégager du temps pour écrire un deuxième livre, et tu travailleras pour ta science et la direction de ton laboratoire. » Au dîner de collaboration, M. me demandait : « Alors tu es dans un deuxième livre pour faire vibrer cet autre pan de toi ? » Je relisais tout à l’heure avec émerveillement le fil distendu et perlé de féerie avec D., fil qui s’est abîmé j’en ai peur, dans la sortie de mon premier livre et dans les pipelines de Cape Town. Et c’est pourtant ce que je suis et ce que j’aspire à écrire, à offrir – cela monte et prend forme dans une architecture bruissante, les filaments émergent, s’agglomèrent, je me nourris en boulimique de la vie des autres, je vis mes vies comme autant d’histoires, j’écoute des podcasts de Jean-Claude Ameisen, des films et documentaires à la voix attachante, je lis L’usage du monde aux garçons tous les soirs pour la friandise des mots, et ce morceau de Glass qui me transperce ce soir : profondeurs des voix graves aux faisceaux d’orgue, mystérieux langage. Je me nourris, les traits courent, pailletés, des éléments aux autres, je m’emplis, et bientôt, la vomissure en un jet, disque et accrétion, tout se prépare à écrire.
Son : Philipp Glass, Koyaanisqatsi, in Koyaanisqatsi, 1983
Image par Chandra en rayons X (données 1999 – 2012) de Centaurus A, une galaxie abritant un trou noir supermassif et produisant un grand jet. Colorisation et traitement par J. Mouette, 2024.
Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1, Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.
Rouge, objectifs précis et détermination Jaune, charmant et franc en fonction de la situation Vert, bienveillance et altruisme Bleu, méthode et perfectionnisme
Charmante déesse aux ivresses pénitentes ; Bulldozer aux golfes d’ombres, Qui bombille autour des puanteurs cruelles, Cycles, vibrements divins des mers virides, Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2
Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.
Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959
Mon éditeur m’a passé le dernier Sylvain Tesson en guise de 1378e cadeau, avec cette note : « Pour Electre, des pierres incrustées dans l’écrin de la mer, à défaut d’un chaton. ». Après lecture, lui ai répondu : « Franchement, j’aurais préféré que tu m’offres un rubis, je trouve pas ça au niveau. » Et lui : « Mais non, bêta, la dédicace n’est pas de moi, elle est de l’auteur ! »
Le récit de grimpettes d’aiguilles dressées dans l’eau, un peu partout dans le monde. Certes ça commence par celle d’Étretat, en référence à mon amour de jeunesse, Arsène Lupin. Là s’arrête pour moi l’élégance.
Je ne conçois pas ces défis lancés à soi-même sur les géographies. Ce besoin de dompter la terre et ses aspérités, sans autre but qu’une quête de sensations égoïstes.
Le minéral extrême, je ne sais plus l’apprécier que si j’ai une légitimité à le traverser. En mission sur le terrain dans le désert de Gobi, en Argentine, dans une forêt en Sologne, les doigts gourds sur mes connecteurs d’antennes, les cheveux sales et les lobes d’oreilles plein de sable, je foule le sol avec un but : collecter des messages de l’Univers. C’est dans cette non gratuité que naît le vertige d’être, d’être en ce point de la Terre à cet instant, ce (x, t) qui prend alors sens dans la grande équation.
Sinon, c’est plutôt bien écrit, fluide, pas cliché, avec une certaine poétique, des réflexions pas idiotes. Et surtout ceci, surgi à la fin d’un chapitre :
Les choses arrivent parce qu’elles ont été écrites.
— Sylvain Tesson, Les piliers de la mer, 2025
J’ai pensé aux fictions, aux réalités, aux chatons, aux pierres, et à toutes leurs permutations apparemment commutatives. C’était donc ça, la véritable dédicace.
Dimanche calme (13/04). Au lieu de m’atteler à des argumentaires pour des changements de corps au CNRS, je m’enfonce dans mon canapé avec Rosa Montero. Ça tombe bien, elle y évoque Walser et sa quête vaine d’un éditeur qui voudra bien publier son œuvre, et cite L’auteur et son éditeur de Siegfried Unseld.
Je saisis le titre dans mon browser et me voilà plongée dans un monde nouveau, auquel pourtant je goûte depuis deux années maintenant en idiote-naïve-dilettante, sans conscience de la profondeur historique et névrotique du rapport. « Relation tumultueuse, » « Couple infernal, » voilà ce que titrent les articles et les pages de socio.
La relation auteur-éditeur est l’objet de tous les fantasmes dans l’imaginaire collectif. Il n’y a rien là que de très logique puisque ce couple extraordinaire donne corps à des œuvres qui marquent en profondeur la société et que des binômes devenus fameux l’ont incarné, Proust et Gallimard, Beckett et Lindon, Gracq et Corti, et avant eux déjà Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel.
Au début, comme dans toutes les histoires, tout est au mieux. L’auteur […] remet un texte qui a été retenu pour publication […]. L’éditeur a choisi son auteur, avant ou après la réalisation du manuscrit, et l’artiste en est transformé. Il a désormais « son » éditeur, un possessif à la fois charmant et source de bien des malentendus, on y reviendra, car si lui n’a qu’un éditeur, le plus souvent, le professionnel du livre, de son côté, a des dizaines voire des centaines pour ne pas dire des milliers d’auteurs.
Sylvie Perez […] insiste sur le caractère fort de ce lien unique, comparable en tous points à des relations de couple […]. La journaliste recourt sans fin dans son ouvrage à cette rhétorique des oscillations du cœur évoquant toute la gamme des comparaisons possibles, des lunes de miel aux divorces en passant par la paix armée ou la relative indifférence.
Ailleurs, la confirmation que le mien est bel et bien l’éditeur parfait :
Si l’éditeur est souvent un premier lecteur professionnel, s’il accompagne en effet de près l’auteur dans l’écriture, il ne devrait idéalement pas pour autant jouer un rôle trop important dans l’écriture. Mais plutôt agir à titre d’accoucheur (encourager, rassurer, donner confiance, proposer des pistes de réflexion, faire pression ou au contraire lâcher l’auteur pour qu’il avance, se concentre, y croie), quitte, de temps à autres, à faire des propositions concrètes pour un personnage ou une phrase, mais seulement de temps à autre.
Il y a un frisson à découvrir que ce rapport est documenté, et la main courante posée au 19ème siècle. Le « mien » [possessif charmant et source de malentendus, Olivier Bessard-Banqui], celui aux yeux bleus, m’avait révélé quelques bribes de cet univers au cours de nos promenades. Un croisement de sultan des mille et une nuits et du bling bling aux notes immobilières : les éditeurs font psys, coursiers, courtiers, livreurs de fleurs et de pressing, les mères d’auteurs accueillies dans les maisons de vacances en bord de mer, les auteurs et leurs manoirs, les tablées d’huîtres, la ligne cadeau d’un éditeur dans la Maison d’édition. Wow, m’étais-je dit, en y croyant à moitié, et seulement pour une poignée d’auteurs phares.
Fascinée, je navigue dans les textes qui dressent les piliers antiques de la dramaturgie que je suis en train de vivre. Voici, avec un peu de retard, la série de Pâques.
Son : À voix nue, Jérôme Lindon 2/5 le 18/10/1994 sur France Culture, entretien édifiant avec Jérôme Lindon, éditeur et ami de Samuel Beckett, s’exprimant avec humilité, finesse et pragmatisme sur les Éditions de Minuit, sa relation aux auteurs qui va de la gratitude à la jalousie en passant par une certaine distance, son rapport à la littérature, son flair quand il développe le Nouveau roman, en donnant l’air que ça s’est fait tout seul.
Quelque chose de Jane Austen à la Pointe d’Agon le vent, l’herbe et le sable. On a construit la forteresse en ruine du rivage des Syrtes. On a assisté à la mer avalant l’Amirauté. « Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K. quand l’eau s’est retirée.
Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024
« Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K. quand l’eau s’est retirée. Pointe d’Agon, avril 2025