La maison de Coutainville [le matin – à la Pointe d’Agon]

Quelque chose de Jane Austen à la Pointe d’Agon
le vent, l’herbe et le sable.
On a construit la forteresse en ruine du rivage des Syrtes.
On a assisté à la mer avalant l’Amirauté.
« Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K.
quand l’eau s’est retirée.

Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024

« Tiens, le Mont Saint Michel ! » a dit K. quand l’eau s’est retirée. Pointe d’Agon, avril 2025

La maison de Coutainville [à l’arrivée]

La maison de Coutainville. Faite de la même pierre grise que le Manoir de l’autre côté de la route, où paissent la découpure des chevaux dans le ciel. À l’arrière, le balcon où suspendre une échelle de draps tressés, dans l’attente de chuchotements qui monteraient – d’entre les ruines d’une maisonnette des temps passés.
Si l’on daignait me rejoindre
en escaladant le mur drapé de clématites chastes,
en traversant le verger clos au rideau de pommiers
en naviguant la baie et les routes normandes
les grands voiliers
les voitures de Poste

R : Quels mots me diriez-vous ?

C : Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite et le nom sonne !

— Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac,1897

Son : Arnold Schoenberg, Juilliard Strong Quartet, Yo-Yo Ma, Verklärte Nacht, Op. 4: Sehr langsam (Bar 1)

Figurine Chromos Cibils, Cyrano de Bergerac, Ed. Belga., 1897

Une paire rouge, une paire noire

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé ; il vit mademoiselle de La Mole tout près de lui.

— Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d’un sentiment qui fut autrefois le maître de mon cœur ; je vous prie d’agréer mes excuses de toutes les folies qu’il m’a fait faire ; et il sortit.

— Stendhal, Le rouge et le noir, 1830

Au BHV, le dernier Terre d’Hermès :
Flacon flamme, liseré noir
Trop sucré et chimique, dit A.

Chez mon chausseur pointure 35, deux ballerines :
une paire rouge, une paire noire
et tu reviendras pour la paire à fleurs, dit A.

À Saint Germain l’Auxerrois
Les détails des vitraux noirs brossés sur le verre rouge
et l’orgue, aussi, dit A.

Salle 332 du Louvre, A. lit les notes sur son calepin :
il y avait deux couleurs dans la palette du scribe
Rouge (desher), fer oxydé et d’ocre terre
Noir (kem) charbon de bois moulu, mélangé à de l’eau

Il n’y avait ni sang, ni mort
ni grands sentiments stendhaliens,
juste deux paires de ballerines
et des artefacts egyptiens
rouges et noirs
c’était joli ainsi. aussi.

Une paire rouge, une paire noire, avril 2025

L’usage du monde

Rosa Montero toujours, en boule dans mon canapé en ce samedi, n’arrivant pas à décoller, et A. qui me fait une scène : « Mais pourquoi on ne part pas, ça fait une demie heure ! »

Bah disons que je suis tombée sur l’histoire de Klemperer.

Deux ans plus tard, Klemperer publia un livre magnifique intitulé : « LTI, la langue du III Reich » (Albin Michel), une réflexion linguistique sur la manière dont le totalitarisme d’Hitler avait déformé le langage et aussi une sorte de journal autobiographique des années du nazisme. C’est une œuvre éblouissante qui touche à la fois le cœur et la raison, comme si Klemperer avait réussi à approcher la lumière aveuglante de la sagesse absolue, de la beauté parfaite, de la compréhension. Car sans cette compréhension de nous-mêmes et des autres, sans cette empathie qui nous relie aux autres, aucune sagesse, aucune beauté ne peut exister.

Pour ma part, mon appétit de connaissance est en accord avec mon amour de la vie et des êtres vivants. Klemperer voulait savoir, voulait tenter d’expliquer l’inexplicable. Bien que son livre ait été publié dès 1947, le texte émerveille par son absence de violence ou d’esprit de vengeance, par sa compassion générosité, son amour douloureux envers l’humanité. Malgré tout.

— Rosa Montero, La folle du logis, 2003

Moi qui allais sauter le chapitre, parce que pas prête à me frotter en ce moment aux horreurs inhumaines, j’ai ralenti, suis revenue sur les paragraphes survolés, tout avalé en détail. Parce que la beauté.

Nous sommes partis pour Paris, finalement. Dans le RER, A. faisait semblant de lire ; j’ai ouvert Nicolas Bouvier et je suis restée atterrée – atterrée, ça veut dire qu’à l’arrivée à Châtelet, j’avais mon livre fermé entre les doigts, le front posé sur la tranche, et je me demandais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Maintenant qu’on a lu ça ?

Treize à vingtième heure de conduite

Vers minuit nous repartons nourris et reposés. Le toit est ouvert sur un ciel criblé d’étoiles. Nous franchissons deux cols bruns en bavardant calmement puis une de mes questions reste sans réponse et je m’assure d’un coup d’œil que Thierry s’est endormi. Jusqu’à l’aube je conduis lentement, tous feux éteints pour ménager la batterie. Dans le dernier col qui nous sépare de la côte, la route de terre est glissante, et les rampes trop fortes pour le moteur. Juste avant qu’il ne cale, je secoue Thierry qui saute, et pousse tout en dormant. Au prochain replat, j’attends qu’il me rattrape. Au bas de la descente, une dernière rampe très brusque nous oblige à répéter cette manœuvre qui laisse Thierry loin en arrière. J’arrête la voiture et vais, titubant de fatigue, pisser interminablement contre des saules dont les branches me caressent les oreilles. Au sommet nous avons eu la neige, mais ici c’est encore l’automne. L’aube est humide et douce. Une lueur citron borde le ciel au-dessus de la mer Noire, des vapeurs bougent entre les arbres qui s’égouttent. Couché dans l’herbe brillante, je me félicite d’être au monde, de… de quoi au fait ? mais à ce point de fatigue, l’optimisme n’a plus besoin de raisons.

Un quart d’heure plus tard, Thierry sort de la nuit, arrive à ma hauteur et me dépasse à grandes enjambées, dormant debout.

— Nicolas Bouvier, L’usage du monde, 1963

Dans les couloirs du RER, je pensais à cette nourriture infinie, et à la possibilité qui m’est donnée aujourd’hui, à chaque instant, si je le souhaite, de partager l’éblouissement. Ce choix, cette option qui s’est ouverte comme une fenêtre sur l’Univers, permet, il me semble, la solitude réelle. Solitude luxueuse, chérie, qu’il ne faut jamais perdre de vue, qu’il faut intentionnellement ramener à soi pour être, devenir et révéler au-delà de soi.

Il faut alors travailler finement les équilibres – temps, espaces, mots et interactions – pour asseoir un monde de sérénité et de puissance. Celui que ne salit pas le quotidien et réciproquement, celui qui garde comme point de fuite la beauté et le surgissement. Et qui pourtant dans le même temps se pose, repose, et baigne de lumière.

Son : Dans ma grande inculture, je découvre – grâce à A. – Federico Mompou et sa musique claire, sincère, colorée de folklore nostalgique catalan. Federico Mompou, Cancons i danses: Canco i dansa No. 5, interprété par Olena Kushpler, 2012

Thierry Vernet par Nicolas Bouvier

Amélie

J’entre dans ma Maison d’édition, j’annonce à l’accueil en passant : « Je viens voir [mon éditeur] » ce à quoi on me répond un oui-automatique comme si je faisais partie des murs [mais lol]. Et parce que c’était dans le flot de la matinée : je m’arrête – enfin – devant le premier bureau à gauche.

Amélie Nothomb. Je frappe, pousse la porte de son antre de verre – constitué de piles de livres je-ne-sais-quoi, elle a l’air… d’un animal méfiant et curieux, avec une pointe de bienveillance (?). Je suis traversée par cette sensation de la prendre au saut du lit – cheveux gris, stylo arrêté dans la main, interrompue dans son monde. Alors deux fois je vérifie : « Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ? » Elle m’assure que non, dites-moi [l’attente curieuse].

Je balbutie deux mots, je ne sais plus quel ordre – je suis nouvelle autrice dans cette Maison, je n’avais pas encore osé lui parler, j’ai lu son dernier livre et ça m’a touchée… je suis japonaise

Mon Dieu
dit-elle, la main sur le cœur

j’ai l’impression qu’elle va s’engloutir dans le gris de son antre

elle me demande mon nom, je continue dans un drôle d’écoulement, c’est comme si j’avais l’habitude de lui parler, très bizarre – oui, je suis japonaise, et ça m’a toujours amusée comme votre expérience est en miroir de la mienne, je suis née et j’ai grandi en France, j’ai une ambivalence par rapport à ces racines

Mon Dieu
dit-elle, main re-migrée sur le cœur

j’avais adoré vos premiers romans, évidemment Stupeur et tremblement, et là je ne vous avais pas lue depuis un certain temps, en entrant dans cette Maison, je renoue avec votre écriture que je trouve si incisive et juste, et c’était curieux que je vous retrouve avec ce livre-là, un peu comme si… comme si…

Mon Dieu
dit-elle, le cœur dans la main

prête à s’engloutir dans le gris de son antre, mais elle s’accroche de ses yeux et m’épingle en même temps,

Nous échangeons encore quelques phrases je crois, elle a une forme de brisure qui couve dans la voix, … et je m’enfuis, le moment est tellement parfait que je ne veux pas l’abîmer

elle dit comme j’allais clore la porte vitrée : « Merci Electre d’être passée, vraiment. » Elle pose un temps, lisse la brisure, et d’une voix plus douce, ces apparentes banalités mais c’est tout ce qu’il nous fallait « Ça me touche énormément, ce que vous dites. »

Son : [le premier disque qu’elle aurait acheté avec son argent de poche] Soft Cell, Tainted Love, in Non-Stop Erotic Cabaret, 1981

Amélie Nothomb dans son bureau, 2022, crédit : Léa Crespi

Cônes de lumière fluorescents

L’or sur les quais de la Seine, les nuits veillées par des tableaux polychromes à trois kilomètres, et ce monde parallèle, étrange, je suis dans les « fluorescences de l’imaginaire » (Montero, La folle du logis). Je suis cette folle du dernier étage et les réalités ont une perméabilité rassurante – tout en étant d’une disjointure totale lorsque la nourriture est servie. Le temps, déjà, est un mystère. Dans le cône de lumière, le passé, le futur se naviguent comme des grands fleuves. Or tout n’est pas permis : un jour le quota de sommeil dit la vexation d’être de cellules à la régénération nécessaire. Et surtout les mots oubliés sur la route, colliers rompus aux perles éparpillées, quand on n’écrit pas – même en vivant dix vies parallèles, on ne vit qu’à moitié (donc cinq ?).

[Mais ma chère, est-ce que ça a un prix, la beauté pure ? Est-ce qu’il ne faut pas payer pour elle les cellules mourantes, les phrases oubliées au tombereau des livres avortés, est-ce qu’il ne faut pas succomber à ce stade, toute entière, sans amarres, à l’éphémère naufrage ?]

Tous les êtres humains, je crois, entrent dans l’existence sans bien savoir distinguer le rêve de la réalité et, de fait, la vie d’un enfant est en grande partie imaginaire. Le processus de socialisation, ce que nous appelons éduquer ou mûrir ou grandir, consiste précisément à tailler les fluorescences de l’imaginaire, à fermer sa porte au délire, à amputer notre capacité à rêver tout éveillés. Et malheur à celui qui ne saura pas colmater cette brèche dans le mur de séparation : il sera probablement pris pour un pauvre fou.

Eh bien le romancier a le privilège de rester un enfant, de pouvoir être fou, de garder le contact avec l’informel.

— Rosa Montero, La folle du logis, 2003

Son : Philip Glass, Les enfants terribles – Arr. for Piano duet: III. The Somnambulist, interprété par Katia Labèque, Marielle Labèque, 2020.

Seguso V. D’Arte, Venetian Murano Art Class Post Modern Scupture, Collection of Judy Youens, mid-20th Century.

Where but to think is to be full of sorrow

Dans une tristesse sourde, dans le grand silence de la vie et de la nuit, vous savez, lorsque vous avez étouffé de toutes vos mains ce qui vous était cher – au cas où ça serait bien –, je compose des planches et des camemberts Excel, des plateaux de fromage pour le CNRS, des graphes 2D cernés d’ombres qui se superposent et racontent que nous n’avons plus d’argent, AGDG, RPB, Subvention d’État, FEI, fluides et bâtiment propre, en fond d’écran j’ai la blancheur pastel d’une toile de Jouy et ces mots anciens « tu écriras d’autres livres en novlangue administrative savoureuse j’en suis sûr ». Parfois l’incongruité des instants dépasse les réalités, je souris devant mon écran, pourtant tout est d’une désolation aiguë, mais, me dis-je, si je ne souris pas de cette incongruité, qui le fera ? Et si je n’écris pas cette incongruité, à quoi est-ce que ça aura servi, cette tristesse-là, d’avoir tout gâché, d’avoir tout tailladé ?

L’oiseau chante dans la nuit, le même que celui de mes seize ans qui veillait sur mes aubes d’écriture. Il est trois heures du matin, je me rassemble pour la journée : 100k euros à la clé, deux postes, des tunnels de représentation et de stratégie, et des rames de métro.

Was it a vision, or a waking dream?
Fled is that music:—Do I wake or sleep?

— John Keats, Ode to a Nightingale, 1819

Son : Mark Bradshaw récite John Keats, accompagné de Ben Whishaw et Erica Englert, Ode to a Nightingale, in Bright Star, 2016

Kubo Shunman, Un rossignol sur un rameau fleuri, circa 1800

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.

Bergamote et gardénia se déguisent en Seventies

Pour varier les expériences, samedi, c’est grosse fête d’anniversaire diapos-gâteau-rock band, dans une salle municipale ornées de boules discos, sous les tribunes d’un terrain de foot, déguisés en Seventies. On connaît mon amour pour la conversation superficielle non professionnelle. Après cette semaine, il ne me restait plus une once de savoir-vivre pour causer gamins, écoles, astrophysicienne, ou faire semblant d’être danseuse étoile à l’Opéra de Paris. Me suis donc bâfrée à l’excellent clafoutis aux tomates cerises, puis éclipsée dehors dans la lumière.

Et ?
Quelque chose est changé.

Sur les bancs du terrain de foot, je reçois la page d’un Pot Cassé, un prélude de Debussy. Pour l’édification des entraîneurs et maillots, je prononce à voix haute le spectre de Brocken, je souris sur la touche.

Quelque chose est changé.

Bergamote et gardénia, les senteurs tapissent les ficelles de phrases depuis les grands cahiers de mon adolescence jusque dans mon sac à main.

Quelque chose est changé.
Des fauteuils crapauds embusqués.

Enfin, pour manquer à tous mes devoirs de mondanité, je fais le mur au plus fort de la fête, pour aller vérifier chez moi, assise par terre sur les tomettes et le caramel de ma bibliothèque en palettes, avec ma robe bariolée 70’s et mes perles de bois dans les cheveux, si les Correspondances étaient aussi ronds qu’Harmonie du soir. [Ma réponse est non.]

Samedi, il est 15h, rien et tout est changé.
Échanger des photos de pages des Fleurs du Mal.

Et tant de gaines de mots jusqu’aux chœurs de la nuit, jeux réels ou fabulés, quelque chose est changé. Émouvant, serein, intemporel, minuit sonne, mais ce n’est jamais encore le moment des citrouilles.
Cela change et s’instaure, s’installe dans le temps.

Son : la plus belle interprétation de Clair de Lune de Claude Debussy, par les frères Sergio et Odair Assad et leurs deux guitares féeriques.

Edouard Garcia Benito, La lettre d’amour, 1920

Au bureau, au Pavillon de l’Aurore

À califourchon sur la rambarde de ce petit pavillon, en surplomb du jardin à la française de cette partie intimiste du Parc de Sceaux – dans ma mégalomanie précieuse, je me sentirais presque princesse. Le chahut de mes garçons qui se coursent sur leurs vélos en contre-bas me rappelle que j’ai passé l’âge d’être princesse [reine, alors ?]. Je grignote des morceaux de L’usage du monde, les traits épais soulignant des cheminements balkans croqués sur le vif, je prépare mon intervention au Sénat du lendemain, j’examine des figures que m’envoie J., nuages de points reconstruits au front d’onde sphérique. Lorsque je tourne la tête, j’aperçois cette lumière, la découpure crème sur le mur qui pose ma silhouette, la lumière, la même qui dore sans exception les surfaces de la Terre tous ces derniers jours, rasant de près la pierre, révélant l’éclosion des minutes suivantes, lumière tendre, brillante, éclatante. Ce secret chuchoté : depuis trois semaines, le monde a changé de lumière.

Son : Oliver Davis, Kerenza Peacock, Huw Watkins, Paul Bateman, London Symphony Orchestra, Voyager, Concerto for Violin & Strings: I, 2015.

La lumière, au Pavillon de l’Aurore, mars 2025.