Amélie

J’entre dans ma Maison d’édition, j’annonce à l’accueil en passant : « Je viens voir [mon éditeur] » ce à quoi on me répond un oui-automatique comme si je faisais partie des murs [mais lol]. Et parce que c’était dans le flot de la matinée : je m’arrête – enfin – devant le premier bureau à gauche.

Amélie Nothomb. Je frappe, pousse la porte de son antre de verre – constitué de piles de livres je-ne-sais-quoi, elle a l’air… d’un animal méfiant et curieux, avec une pointe de bienveillance (?). Je suis traversée par cette sensation de la prendre au saut du lit – cheveux gris, stylo arrêté dans la main, interrompue dans son monde. Alors deux fois je vérifie : « Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ? » Elle m’assure que non, dites-moi [l’attente curieuse].

Je balbutie deux mots, je ne sais plus quel ordre – je suis nouvelle autrice dans cette Maison, je n’avais pas encore osé lui parler, j’ai lu son dernier livre et ça m’a touchée… je suis japonaise

Mon Dieu
dit-elle, la main sur le cœur

j’ai l’impression qu’elle va s’engloutir dans le gris de son antre

elle me demande mon nom, je continue dans un drôle d’écoulement, c’est comme si j’avais l’habitude de lui parler, très bizarre – oui, je suis japonaise, et ça m’a toujours amusée comme votre expérience est en miroir de la mienne, je suis née et j’ai grandi en France, j’ai une ambivalence par rapport à ces racines

Mon Dieu
dit-elle, main re-migrée sur le cœur

j’avais adoré vos premiers romans, évidemment Stupeur et tremblement, et là je ne vous avais pas lue depuis un certain temps, en entrant dans cette Maison, je renoue avec votre écriture que je trouve si incisive et juste, et c’était curieux que je vous retrouve avec ce livre-là, un peu comme si… comme si…

Mon Dieu
dit-elle, le cœur dans la main

prête à s’engloutir dans le gris de son antre, mais elle s’accroche de ses yeux et m’épingle en même temps,

Nous échangeons encore quelques phrases je crois, elle a une forme de brisure qui couve dans la voix, … et je m’enfuis, le moment est tellement parfait que je ne veux pas l’abîmer

elle dit comme j’allais clore la porte vitrée : « Merci Electre d’être passée, vraiment. » Elle pose un temps, lisse la brisure, et d’une voix plus douce, ces apparentes banalités mais c’est tout ce qu’il nous fallait « Ça me touche énormément, ce que vous dites. »

Son : [le premier disque qu’elle aurait acheté avec son argent de poche] Soft Cell, Tainted Love, in Non-Stop Erotic Cabaret, 1981

Amélie Nothomb dans son bureau, 2022, crédit : Léa Crespi

La respiration après la jubilation

Samedi. Je suis partie pour une table ronde au Festival du Livre – retrouver la volière aux livres bruissants. J’ai clos le portail de bois sur la glycine coulante. Traversé la rue, les rues, marché entre les maisons dans un faisceau pâle – quelque chose de voilé s’était levé.

Puis j’ai compris. Dans la nuit, j’avais soumis mon papier.

Mon papier des bois, fruit de mes calculs pennsylvaniens.

Je garde ça pour moi – strictement. Parce que qui comprendra jamais la symbolique de ce papier ? Qui saura la symbolique multiple et la rupture de ce papier ? Pourquoi, pourquoi et pourquoi je devais l’écrire ?

Je me rappelle au printemps dernier, l’envol des oisillons, lorsque j’ai terminé mon manuscrit, et soudain le cerveau libre, ai embrassé de nouveau la science. C’est curieux, n’est-ce pas, cette oscillation ? J’ai soumis mon papier et d’un coup, dans la pâleur de l’air, je sais qu’une place s’est faite, et c’est maintenant que je peux enfin mûrir et écrire un autre livre.

C’est le printemps. Il faut tout jalonner, tout comprendre, tout visionner – et puis : plonger dans la folie. La respiration après la jubilation.

Son : Christopher Willis, David’s Writing, in The Personal History of David Copperfield (Original Motion Picture Soundtrack), 2020.

Sur la façade de notre maison, dans ma ville de banlieue parisienne, avril 2025

À la librairie

Vendredi soir. La libraire, elle aussi lettrée, cheveux noirs en demie queue de cheval, peau douce, grandes lunettes noires – sa fille bouquinait des BD dans les coulisses. Nous venions de couvrir neutrinos, projet G., antennes dans le désert et multi-messagers. Alors, comme si c’était bon, qu’elle avait terminé la partie difficile, elle a pris une grande inspiration, et elle s’est lancée : « Votre livre. Je voudrais dire que c’est aussi un livre éminemment littéraire. […] Il y a de l’humour, une forme de dérision. Je voudrais aussi parler aussi de ce chapitre singulier, une fiction onirique, […] Et puis, on sent que vous portez ce message : que vous vous construisez, non seulement par toutes les rencontres que vous mettez en scène aujourd’hui, mais aussi dans le temps. […] que vous vous positionnez comme vous hissant sur les rencontres du passé. Est-ce que je me trompe ? »

Je l’ai écoutée, sa peau veloutée, ses grandes lunettes, son air de khâgneuse sans prétention, avec sa fille de sept ans dans le back-office, ai répondu la seule chose qu’on peut répondre quand on est aussi bien lue, aussi comprise – devant la petite trentaine de clampins venus goûter à mon ciel violent, ai répondu, la main sur les lèvres et dans mon éternel ridicule spontané et assumé :

— Je vais pleurer.

Audrey Hepburn en libraire, dans sa librairie saccagée, Funny Face, 1957

La volière des réalités irréelles

L’inauguration du Festival du Livre – immense volière sous laquelle les livres ont plié leurs ailes le temps d’un soir, avant leur frénétique envol sous l’assaut du public. Là-haut, la lumière fait son cinéma sur les baleines vert-de-gris alors que se déroulent les films du monde de l’édition au niveau du sol, en bruissements de coupes à bulles, de catogans et de chèches sur vestes colorées, et de franges et cheveux longs sur bottines à talons. Du français et de la française bobo-litté-arty qui se sont transportés pour ces grandes retrouvailles depuis leurs Maisons – ateliers parisiens industriels transformés en bureaux-lofts de différents calibres, intimités et surfaces.

J’y croise des réalités comme des flux d’irréel : mon collègue A. et ses fins du monde cosmologiques, Jérôme Attal en chair et en os qui me lance avec douceur : « Mais oui, c’était merveilleux ! »… Mais moi, celle qui m’intéressait, c’était elle, aux cheveux miel, lettrée, fine, celle qui porte le prénom de l’héroïne d’un de mes vieux romans. J’avais cette compulsion à l’aborder, il fallait que nous nous parlions, comme si je voulais savoir ce qu’il était advenu d’elle depuis que je l’avais écrite.

Elle se retrouve seule soudain, et comme je la vois hésiter dans cette grande foule de papier, je la saisis, lui déroule la première excuse – son mari, mon éditeur, la relecture qu’elle a faite d’un chapitre… ça prend, évidemment. Quelque chose de juvénile dans son regard, dans le sourire qu’elle me tend, ses yeux lui dévore un peu le visage. Nous échangeons des banalités qui n’en sont pas du tout, nous sommes dans un spotlight, toutes deux, au centre de la volière, de tout en haut je vois cette tache que nous formons et je pense : « Non, tu n’es pas la P. que j’ai écrite, et pourtant j’aurais pu t’écrire, la force et la fragilité se battent dans ta posture. Tu es touchante dans ce que tu ne livres pas, et pourtant ça déborde – dix minutes de plus et tu me dirais… » mais il faut garder leur fard à nos personnages, ne pas les déshabiller, les garder sapés de leur mystère. Une annonce sur haut parleur nous sauve, je demande l’heure, elle me répond et : « Je vais rentrer, je crois, j’en ai un peu marre. » Nous nous tournons toutes les deux vers celui qui nous importe, pour des raisons différentes – mon éditeur aux yeux bleus. J’ai un peu l’impression de la lui rendre comme un bijou égaré dans la foule : « Je crois que quelqu’un te cherche… »

C’est moi finalement la première qui récupère mon manteau rouge et me fonds dans la nuit. Devant les rangées de limousines, je repère Y., le libraire qui a fait le lancement de mon livre et m’a offert Céline, une boîte de chocolats japonais, et un tremplin vers la confiance.

Je rentre, ligne 1, ligne B, il n’y a de réel que les stations qui passent dans l’encadrement des vitres. Dans une lumière parallèle, il me semblait avoir encore dans la bouche le goût de café glacé et j’étais à Nice ou à Lecce, dans la rouille forgée d’appartements de pierre, courettes fraîches au soleil plaqué dans les balcons en hauteur, volets de bois, fine poussière – le ciel éclatant dans un Sud secret.

Lorsque je pousse mon portail, de retour à ma ville de banlieue, la glycine, l’oranger du Mexique, le jasmin, les pervenches le muscari, et les boutons de roses pourpre, tout a la texture jaune sous le lampadaire. Mais le parfum décuplé dans l’air, sensuel et humecté.

Son : Johann Sebastian Bach, Sviatoslav Richter, Prelude and Fugue: No. 8 in E-Flat Minor, BWV 853, 1970.

La volière aux livres réels et irréels, avril 2025
Entre Paris, Nice et Lecce, à la lumière rasante, avril 2025

Entre les pluies

C’est le déluge. Entre les gouttes, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur collège. La petite présidente du Conseil de vie collégienne qui nous fait une visite guidée privée, treize ans, fraîche, forte et douce, dont la future trajectoire brillante ne fait pas de doute, vaut la matinée sacrifiée — je la range soigneusement dans mon tiroir à personnages.

P. est revenu du marché avec oursins, Saint Jacques, ail de l’ours et une panoplie de brassicacées dont il lave les fanes à grande eau pour monter un pesto. Il s’est arrêté de pleuvoir, A. au piano fait ses gammes ; chez lui / chez moi, même les gammes sonnent comme des compositions. Je fais sauter les coraux de Saint Jacques sur un lit d’aillets, et dresse les noix en lamelles crues, zestes de bergamote, Riesling Grand Cru… Je demande à P. : « On fête quoi, là, exactement ? » Et lui : « T’as pas plein de choses à fêter, toi ? » C’est vrai, un brouhaha luxuriant de choses heureuses.

Le Riesling m’entraîne dans un sommeil sec et minéral. En émergeant, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur Conservatoire. Sur le chemin, je dépose mon sac chez le cordonnier, rafle un macchiato au café hipster, au Monoprix, j’achète une housse de couette et des taies, des pantalons pour A. qui m’explique : « Je n’aime pas trop les vêtements à la mode, je préfère m’habiller plus élégamment. » Puis des chocolats chez ma chocolatière, pour les visiteurs qui passent au bureau, avec ma carte achat de directrice.

De nouveau le déluge, les trombes d’eau. En attendant que P. vienne nous secourir en voiture-arche, on se réfugie à la maison de la presse où je repère mon livre, rangé entre Le crime organisé en France et L’inconscient. C’est important d’être bien entourée. A. achète des mini-stabilos, un pour lui, un pour son frère.

18h30, je m’extirpe de la voiture avec trois sacs de courses et le sentiment d’avoir bravement accompli mes missions logistico-familiales. P. [qui me connaît bien mieux que moi-même] zyeute mes achats. « On a des oreillers en 50×75, nous ? Non, ils sont carrés, hein. »

Je ressors sous la pluie qui en remet une couche, bottes en caoutchouc et parapluie, échanger mes taies d’oreiller. Et aussi réclamer la facturette de mes chocolats, que je n’ai bien sûr pas prise, alors que V. m’épinglait encore vendredi de ses yeux bleus, en insistant avec sa voix gentille-mais-je-ne-rigole-pas : « Electre, pour la carte achat, tu n’oublieras pas la facturette, ok ? » Pour la peine, je refais un crochet au café et verse l’eau à côté du verre, parce que pourquoi viser avec application, si on peut compter sur l’aléa ? Tout dans l’Univers a le déroulé attendu.

J. m’envoie une photo de sa fenêtre, son thé, le magnolia rose pâle et le soir qui se dépose. Nous échangeons nos magnolias.

Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Toujours je fais les choses vite et approximatives, toujours ça me fait perdre du temps, et celui des autres, toujours il y a une foule de mains tendues pour m’aider dans ces ratés, et je n’apprends jamais. Peut-être parce que c’est un peu magique, à chaque fois, de voir les choses reprendre leur ordre, le monde retrouver sa structure, les morceaux s’emboîter, et les gens et ces cœurs qui répondent présents, d’avoir la preuve par l’exemple que quoiqu’on fasse, j’ai cette place solide sur Terre et qu’on m’y ramènera, avec des mousquetons croisés et élastiques. Ce que les gens ne disent pas (?) de moi et qui pourtant cette fois-ci est vrai : je suis sacrément pourrie-gâtée.

Son : Ben Crosland, First Rain of Summer, in Songs for Rainbow Hill, 2018

Miyazaki Hayao, Tonari no Totoro となりのトトロ, 1988

SPF 50

Avec le retour du soleil, j’ai sorti ma crème SPF 50, celle achetée en Pennsylvanie. On parle toujours du parfum de vacances, de l’été, de la mer. Moi j’étale sur ma peau les bois, les longs trottoirs de dalles de ciment où s’incrustent les mauvaises herbes, les bras des arbres en grands hugs de verdure, les allers-retours dans cet espace et ce silence, les lunch boxes des enfants et les ronds d’écureuils, le goût du café Elixr et une perception des distances réduites, allongées, tout amplifié même les bouteilles de vinaigre de cidre – par grandes goulées, en respirant à peine, j’écrivais mon livre, je construisais mon projet G. et son étape suivante, j’allais transatlantique et jusqu’aux bouts du monde. Quoi qu’il se passe, quoi que cela devienne, on ne m’enlèvera pas ce que j’ai pensé alors qu’elle était, ce que j’ai aimé en elle. L’Amérique.

Son : En écho au son et à l’odeur de ce billet : Détente adiabatique : Goldmund, Scott Moore, Emily Pisaturo, Léo Delibes, Flower Duet (Goldmund Rework), 2022

College Town de Pennsylvanie, août 2023

La suite

Au café hipster ce dimanche, avec mon grand latte au lait d’avoine – P. a héroïquement emmené les garçons au Parc de Sceaux – avec mon nouveau sac en cuir de directrice, mes lapis logés à la base du cou, je rédige des demandes de financement pour des consortia et le laboratoire, planifie les réunions de la semaine prochaine. Les choses une par une et avec le degré juste de préparation, d’implication, de transparence. Et d’humanité j’espère. On dira ce qu’on voudra. Je crois que c’est très bien.

Je le sais.
Mais ce que je voudrais : c’est me perdre dans des chapitres de vents, d’eaux et de sables. J’ai des sensations passantes, des vagues qui me prennent, mais me ramènent pourtant au rivage, il faudrait faire cette place, cette place dans le flot de la vie, pour me laisser emporter pour de bon, pour lancer la croisière.

Mon éditeur me dit qu’on en parle quand je veux, sans pression, de ce deuxième livre.

Mais il oublie sa leçon : « Electre, écrire, c’est une entreprise solitaire par essence. » C’est ce livre solitaire-là qu’il faut que j’attrape, celui qui gémit et souffle par bouffées. Et lorsque je l’aurai saisi, il ne faudra pas en parler. On ne sait pas la fragilité de ces émanations-là, il suffit d’un mot, d’un regard raté et tout s’écroule, et il faut alors une confiance en soi au-delà de tout autre miroir pour pouvoir avancer.

Si je suis prête à me tenir droite dans des tempêtes paternalistes du boys’ club de la science, parce que j’ai fini par connaître ma valeur, en écriture, il me faudra encore être adoubée de multiples façons avant que je ne puisse avancer, attifée de mes doutes en bracelets cliquetants – avant de pouvoir me dire que cette écriture, telle qu’elle sort de mes veines, aurait (?) une réelle (quelconque ?) valeur.

Enfin, ce n’est pas la question. J’ai passé les deux dernières années à écrire pour être lue, dans de formidables successions d’existences parallèles. Alors maintenant, une vie sans cette composante-là me semble d’une incomplétude criante. Il faudra y revenir, coûte que coûte ; je refuse de vivre à moitié, ça ne m’intéresse pas.

Son : un peu de Taylor Swift, parce qu’on peut être un phénomène économique mondial et écrire de la poésie viscérale. Taylor Swift, Clara Bow, in The Tortured Poets Department, 2024. À écouter en lisant le texte, sinon c’est moins intéressant.

Vue sur Londres depuis Hampstead Heath, dec. 2024. À cet endroit-là, j’enfilais des cailloux sur des lignes écriturales suivantes, mélangés à des rocailles d’interactions fébriles, et le fantôme de Sylvia Plath à quelques rues de là ; comme souvent, je ne savais que trop bien et pas bien quoi faire de moi-même.

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.

Carrousel

Je n’ai pas dit – quand on m’a demandé ce que représente ce morceau pour moi, sur une radio nationale, en direct. Qu’une année entière, j’ai vécu de ne pas comprendre. Pourquoi la beauté était à portée de main mais elle ne l’était pas. Que j’ai pris la rencontre, l’être, nos êtres, les notes de piano qu’on m’envoyait dans des paquets en papier kraft, j’ai tout mis, déversé dans la plus grande crise existentielle de ma vie. Que j’ai cherché en moi un moyen d’exister, de sublimer tout ce que nous n’étions pas, nourrie de ces touches-là au milieu du silence. Que j’ai donné un sens à toute mon écriture, à ma science, à cet Univers violent, avec en filigrane cette douleur-là. L’été humide de Pennsylvanie, les porches en bois et les lucioles au cœur brisé, l’errance dans les allées du campus aux cadavres de cigales vertes, j’ai été si seule – et c’était merveilleux. Merveilleux, tu sais, toi qui ne me liras pas, parce que, au terme de toute cette errance, j’ai sorti ce livre-là, j’ai pris, j’ai tout pris de cette musique et de ces silences, et je l’ai porté là où je le souhaitais.

Au moment où Carrousel passe en direct, ensuite lorsque je traverse ce pont, dans la lumière déclinante, bien accompagnée, cette ballade trouve sa clôture. Nous nous sommes rencontrés pour cette raison-là : pour les dépôts rares et précieux de songes, dans une ellipse tellement infinie, qu’elle m’a permis de cristalliser autour et d’écrire ce livre. Merci.

Son : T. D. tous droits réservés, Carrousel, 2023

Robert Doisneau, Le manège de Monsieur Barré, 1955

Au bureau (mais pas trop), dans le Périgord noir

S. m’appelle alors que je suis dans une conserverie, à choisir des anchauds et des cous de canard farcis. Elle me parle AGDG, CDD plateforme et tickets LSST, dans sa diction puissante et italienne, je suis bien trop curieuse pour lui avouer que je suis en vacances, je prends l’appel, dégaine mon ordinateur et note tout ce qu’elle me transmet. Sur son conseil, j’appelle dans la foulée M., son chef.

Le soir bleuté s’installe sur le Périgord noir, P. conduit sur les petites routes surplombant la Dordogne, K. écoute une histoire dans son casque ; sur le siège passager, j’ai mon téléphone coincé dans l’épaule gauche, mon macbook sur les genoux, et la chienne de M. aboie dans le fond. Il me dit qu’il faudra qu’il aille la nourrir, demande avec douceur comment se passe ma direction, confirme les efforts (inespérés) qu’il fera pour notre laboratoire, et entend pour la première fois les besoins financiers, propose des solutions qui prennent leur place exacte.

Tout se passe très bien, dis-je avec sincérité à propos de la direction – et tant que je me sens soutenue par le haut, je gérerai sans problème l’intérieur. Quelques échanges de fleurs de part et d’autres, il me remercie à nouveau pour mon livre. Puis cet inattendu : « Ah, et bravo pour ton portrait dans [quotidien connu]. C’était super, et on était tous très fiers pour le CNRS. » Je réponds – que répondre d’autre ? – : merci, ma maison d’édition fait un super boulot, et si ça peut servir, tant mieux.

Ensuite, K. m’aide à préparer un lit de mâche pour le caillé de chèvre pris à la ferme, je bats une vinaigrette à la ciboulette et moutarde violette, dépose des cerneaux de noix, des grattons de canards, et nous tartinons de belles tranches de pain avec du foie gras. Sous la douche, j’écoute la table ronde du Sénat sur les Femmes & la Science de la semaine dernière. Plus tôt dans l’après-midi, le naufrage annoncé de J. m’avait passablement inquiétée, alors j’avais appelé Da., depuis les routes périgourdines à ses vieilles pierres aixoises, pour savoir si sa semaine était assez peu chargée pour qu’il l’aide à avancer. Notre échange téléphonique, puis les bouts de messages à forces émoticons a la simplicité des esprits connectés.

C’est drôle, la vie, j’écris à mon équipe de direction, en en-tête du bref compte-rendu que j’ai griffonné de mes appels. Je profite de tout, des bisons au manganèse dans l’émotion fêlée de larmes, de déjeuner sur la Vézère dans le froid et la tranquillité, de la petite main de K. qui m’entraîne dans les colimaçons du château de Beynac, des ruelles médiévales en morte saison, de nous dire avec P. notre sérénité. Et de la multitude d’interactions pertinentes dans lesquelles j’ai la chance de construire, pierre par pierre, ensemble, les châteaux de demain.

Son : Cette belle chanson, écrite par Jérôme Attal pour Michel Delpech : Des compagnons, interprété par Michel Delpech, in Sexa, 2009. Je me rappelle avoir lu dans les savoureux #writerslife de Jérôme Attal que Michel Delpech l’avait pris dans le contexte des compagnons de guerre, alors que ce n’était pas son intention, mais qu’il n’avait pas osé le détromper. Le billet a disparu, dans un vieux carnet sans doute.

19-10-1957 – Beynac et Cazenac, Dordogne, 1957