Tous ces efforts ont-ils vraiment payé ?

J’adore mon éditeur, (ses yeux très bleus,) ses corrections et suggestions toujours pertinentes, son regard professionnel qui m’évite toute dégoulinade ou paragraphe dont je regretterais l’existence, car faisant tâche dans le paysage de ce livre. Mais tout de même, comme c’est frustrant de ne pas pouvoir écrire dans l’effleurement et l’ellipse. Dans ce livre de science, je suis toujours obligée de ponctuer mes paragraphes de questions au format journalistique à vomir. « Tous ces efforts ont-ils vraiment payé ? » rajoute-t-il avant que je ne me mette à discuter des résultats pas complètement concluants de l’Observatoire Pierre Auger, sur l’origine des rayons cosmiques de ultra-haute énergie (NB : très vieux post du début de ma thèse, pédant et difficile à lire mais malheureusement, les questions scientifiques n’ont pas tellement avancé…).

Tous ces efforts ont-ils vraiment payé ? C’est quoi un effort qui paie dans la recherche ? Lorsqu’on découvre des neutrinos de haute énergie venant de la Galaxie et qu’on raye votre nom dans la Press Release (N.) ? Lorsque manipuler des données apporte un apaisement intérieur semblable à celui de l’artisan (S.) ? Lorsqu’on rencontre des collègues avec qui on résonne et tend vers la réalisation d’un projet ? Lorsqu’on finit sa carrière à remplir des fiches DIALOG pour les beaux yeux du CNRS ? (Je crois que je préfère ceux de mon éditeur.)

J’aimerais tellement écrire ce livre comme un roman, esquisser ce que nous sommes et ce que nous vivons en tant que chercheurs, donner en partage l’intelligence et le bouleversement de notre science, et en même temps faire passer des messages sur la complexité et les défis actuels de ce métier… et finalement, il n’y aura rien de tout cela parce qu’il s’agit d’un livre de science et qu’il faut écrire pour un public.

Fill the void (2)

À la conférence, je retrouve N. après tant d’années, et la connexion est fulgurante, immédiate, un souffle qui nous balaie toutes les deux, comme si la décennie passée n’en pouvait plus de sortir de nos lèvres. Nous nous racontons tout, tout ce qui nous habite, depuis le fond rauque des tripes aux scintillations cérébrales, elle dit : nous sommes toutes les deux si fortes, si formidables, si différentes, si seules. Elle me supplie d’écrire – elle dit : toutes ces choses qui nous hantent et que moi je ne pourrai jamais écrire, s’il te plaît écris-les et comble-moi ce vide. Je serre sa main par dessus la table, et je voudrais lui répondre : Oh N., si seulement j’avais ce talent et cette force-là, je l’aurais déjà fait, car ce vide, j’ai passé ma vie à chercher à le combler.

La magie de Jim

James Watson Cronin. University of Chicago

J’ai passé mes trois dernières nuits en compagnie de Jim Cronin. C’était doux de butiner de témoignage en article, et retrouver au fil des pages, en noir et blanc ou en couleurs passées son regard doux, un peu surpris, sa bouille de joli garçon chicagoan.

Jim de son vivant me grandissait et m’apaisait par sa simple présence, avec son écoute généreuse et ses paroles modestes, toujours ponctuées de ses doigts joints. Jim n’est plus, mais dans ces heures silencieuses de la nuit, je relisais ses histoires sur Bagnères de Bigorre et j’avais le sentiment de l’entendre, je le déposais dans mes pages à moi, avec ses longues jambes et son amour pour la France, et il donnait tout son sens à mon chapitre ; il le grandissait et l’apaisait.

Je disais à P. que c’était probablement présomptueux de ma part de faire son portrait dans mon livre, alors que je le connaissais si peu. Mais peut-être que c’est ça aussi, le miracle de l’écriture : d’avoir le droit, à partir d’une esquisse, de développer un personnage, de le laisser deviner, d’offrir en partage mon vécu de Jim.

C’était le chapitre le plus facile que j’aie écrit jusqu’à présent. Le plus apaisé. Je parlais de rayons cosmiques, et le fait d’avoir tout le bagage scientifique facilitait grandement l’ensemble. Mais je pense que c’était surtout la magie de Jim. C’est beau, ce domaine, ce métier, où l’on rencontre de belles âmes qui nous construisent par effleurement, qui nous habitent pour des années, même lorsqu’elles se sont envolées.