Au réveil, je m’aperçois que mon vol n’est pas aujourd’hui mais demain, et je me retrouve avec une journée sur les bras. Temps magnifique, les cerisiers sur leur fin, je vais me promener sur la berge de la rivière Sumida, mange diverses bricoles, et puis… sans prévenir la solitude me renverse. Soudain la ville bruissante de monde me happe et me propulse dans l’absence de sens. Où que je me tourne, je me sais si bien accompagnée et pourtant il n’y a personne qui peut remplir ce manque-là, ce début d’angoisse qui trace une ligne jusqu’aux confins de la mort, aux petites heures silencieuses de la vieillesse, aux inutilités des jours vécus, l’Univers s’étale et m’échappe comme une immense nappe de vide.
Je ne retrouve un semblant de paix qu’au moment où je m’installe sous les grands arbres des jardins du Musée National de Tokyo, que je dégaine mon ordinateur, et que je travaille. Les pétales de fleurs de cerisiers échouent sur mon clavier, leur fente rosie, leur pointe blanchie, la lumière qu’ils captent dans l’ombre. Je repense à cette conversation avec M.-l’élégant, qui me disait : « It’s terrible how I don’t know anymore what to do with free time. Seems like work has become the only way to fulfil myself. » Je lui avais répondu, pour faire ma maligne : « I don’t know anymore what to do with myself. »
O. – quel naturel. Je lui fais découvrir mon Japon, et il adopte tout sans l’ombre d’une friction, avec enthousiasme, appréciation et respect, … et son humour stupide qui pourtant me fait rire aux éclats, en lui assénant des « T’es vraiment trop con. » Je m’aventure avec la nourriture, l’emmène au onsen, et tout lui plaît. Il ne me questionne en rien, se coule dans tout, y compris dans l’interaction avec nos très chouettes collègues japonais, avec lesquels il se conduit parfaitement, attentif aux couches culturelles que je traduis et il m’écoute, s’ajuste. Il porte en lui cette ouverture internationale et cette capacité caméléon éprouvée pendant ses cinq années de détachement en Chine. Nos longues heures de trajet nous permettent de discuter, de travailler, d’avancer – comme toujours les choses sont simples et convergentes. Le soir, quand le vent se lève et que j’ai froid, il enveloppe un bras autour de moi, et nous continuons à parler de la collaboration G. en marchant vite. Nous dînons tôt, car nos réunions avec l’Europe sont en soirée : moi éméchée et rosie de sake, nous nous retrouvons autour d’une petite table dans sa chambre d’hôtel, la vidéo affiche ses vêtements sales suspendus sur le mur derrière nous – ce qui fait rire l’assemblée et détend l’atmosphère –, et je précise lourdement que non, nous ne partageons pas la même chambre.
Osoba-yasan, vers Shin-Okachimachi Station, Tokyo, avril 2024
Mi., le directeur du laboratoire franco-japonais ici, nous montre les maquettes des détecteurs de neutrinos : Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 16m), Super-Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 42m), et Hyper-Kamiokande (diamètre 68m, hauteur 71m). Ces énormes cavernes creusées dans la montagne japonaise, emplies d’eau et autres liquides purs et aux parois tapissées d’ampoules ambrées iridescentes, qui collectent la lumière émise au passage de particules relativistes. C’est une incroyable prouesse technologique – O. s’exclame : quand certains disent que la détection radio autonome ne va pas fonctionner, il faudrait leur remettre ça dans la gueule. Ou bien LIGO. Aujourd’hui, les gens disent : « Mais bien sûr, les ondes gravitationnelles, leur détection était évidente, la physique est bien comprise, c’était très jalonné. » Laissez-moi rire. Quand j’ai commencé ma thèse, LIGO, c’était de la science fiction au mieux, une grosse blague au pire…
L’autre qui disait de notre projet G. : « Ils ont trois antennes, c’est nul, » n’a aucune mémoire du fait que les expériences ne tombent pas du ciel, que lorsqu’on démarre un nouveau domaine, ça commence par treize antennes, puis quatre-vingt, puis un jour, mille puis dix mille. Si Rainer Weiss s’était laissé démonter par tous les timorés, il n’aurait jamais suspendu ses miroirs au bout de trois autres poids, fait le super-vide dans des tunnels de 4 km, cherché à mesurer une déformation de distance d’un dix-millième de la taille d’un proton. Si Francis Halzen s’était laisser démonter, il n’aurait jamais construit un laboratoire en semi-lévitation au Pôle Sud puis foré 86 carottes de 2500 m de profondeur dans la glace pour construire le détecteur de neutrinos IceCube, dans des conditions plus qu’extrêmes.
On n’a jamais fait de la physique en ayant peur d’être ambitieux. En se disant que c’est trop compliqué, que c’est trop coûteux, trop dangereux, trop alambiqué. Les plus belles expériences, finalement, ce sont les plus audacieuses.
Alors, quand Mi. nous dit, de retour à son bureau : « Il est vraiment super, votre projet G. Moi je suis persuadé qu’un jour, vous serez célèbres. » je garde ça précieusement dans mon tiroir à jolies phrases et surtout à belles personnes. C’est avec ces soutiens et ces enthousiasmes-là qu’on a toujours avancé dans la science.
Photo-multiplicateurs (toutes les ampoules dorées) à l’intérieur de la cuve du détecteur de neutrinos Super-Kamiokande, 2006.
Depuis le quai de la Keihin-Tohoku-Line, à l’aéroport, j’écris à O. : « À chaque fois que je reviens ici, je me rappelle pourquoi je n’habiterai jamais ici. »
Mais la vérité, c’est que je suis très heureuse. Dès que j’ai débarqué de l’avion, j’ai senti l’odeur de la bienséance japonaise. Devant le business hotel, l’odeur nocturne caractéristique, suintante de souvenirs, de moteurs, de propreté et de friture, mêlée à la moiteur de l’air.
Sous les cerisiers avec O., dans la pénombre des lanternes rouges, on partage nos bentos et on se raconte les derniers épisodes de nos vies, sans entrer dans le détail – avec O., il suffit toujours d’esquisser quelques faits, quelques émotions saillantes, et on s’aligne sur nos réserves respectives ; je n’ose franchir la ligne qui nous protège, qui nous rend si proches, si connivents, unis et à la fois disjoints. Longuement nous cherchons comment nous sortir du labyrinthe de la collaboration G. dans lequel nous sommes enferrés. Sans vraiment converger.
À l’aube, après une nuit sans sommeil, je vais errer dans Ueno-koen, poser quelques poèmes et mon esprit, j’écoute le concerto pour violon de Barber, et je suis tellement émue de ressentir, comme au printemps dernier [ici et tous les billets suivants], la puissance douce de la différence ici. Longtemps j’ai été étrangère sans l’être au Japon, et cela me frustrait. Maintenant, je suis étrangère sans l’être, je lis toute la différence, et je ne cherche plus à la résoudre. L’acceptation d’être, disions-nous l’autre jour, dans deux conversations indépendantes, avec ma brillante C. et l’élégant M., c’est probablement la seule façon de vivre.
Son : Samuel Barber, quel étrange que son Concerto pour violon, pourtant si américain et si grandiloquent, soit devenu depuis l’année dernière, la musique qui accompagne mon Japon. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.
Ballet odorant des camions poubelle étalant et triant les ordures de la veille Défigurantes rangées de barrières en plastique vert Pour empêcher les cerisiers de s’échapper Corbeaux Rossignols Le bruit extérieur de la ville Et des japonaises en vêtements ballants promenant des shibas à parure rose
Blanche lumière des dentelles tendres des cerisiers Verte lumière des dentelles tendres des érables assise sur une pierre manger un yuki-ichigo en lisant Lettrines de Gracq
La Résidence de France sur Kalorama Road a quelque chose de factice à première vue, comme un décor de cinéma, avec sa statue de la liberté dressée dans le jardin, derrière les grilles noires, son éclairage bleu blanc rouge qui se prolonge dans le hall et dans les multiples salles surplombées de lustres de cristal comme des boules disco. Mais à l’intérieur, bois ancien et moulures remis au goût du jour, dans ce mélange architectural moderne épuré, de blanc, de miroirs et d’œuvres d’art monochromes. C’est élégant, sophistiqué, une vitrine parfaite de la France.
Résidence de France, Washington D.C., jan. 2024
Lorsque J. me présente à son Excellence Monsieur l’Ambassadeur, celui-ci commence par cette petite note galante : « Oui, je vous avais repérée ce matin à la NASA, vous avez posé une question qui m’a parue très pertinente. » Et moi, dans mon plus grand naturel, de lui annoncer dès les trois premières minutes de la conversation : « Le grand avantage de travailler comme astrophysicienne à l’Université de Kyoto, c’était que j’avais trois toilettes pour moi toute seule. » Je me dis : soit ça passe et ça détend l’atmosphère, soit je vais aller manger une autre part de galette à la frangipane. Au-delà de toutes mes espérances, il me répond en faisant une référence espiègle à Stupeurs et tremblements.
Alors nous nous isolons dans une petite bulle, au milieu du salon de la Résidence de France. Il me raconte son parcours, son fils, son précédent poste en Chine, il a le regard un peu triste et blasé, il est très élégant, et il se penche pour me dire toutes ces choses, par-dessus ses mains jointes, parfois je me demande : est-ce bien protocolaire ? Voilà vingt minutes que j’ai alpagué l’ambassadeur de France aux États-Unis et qu’il me regarde dans les yeux, comment dois-je le libérer ? Et c’est étrange, apaisant et très beau, ce qu’il me dit, sa vision si humble de la fonction, de l’être humain accessible sous la peau de la politique. Il me raconte quelques anecdotes et découvertes, je crois que je pourrais l’écouter me raconter le monde et les gens qui font ce monde, pendant des heures.
Finalement, nous rompons le charme, parce qu’il faut qu’il aille tenir de vraies discussions, s’entretenir avec de vraies personnes importantes, et moi que j’aille manger du jambon de Bayonne. C’est au lendemain, lorsque tout le bureau Science de l’Ambassade me tombe dessus pour savoir de quoi j’ai discuté si longuement avec Monsieur l’Ambassadeur, et pourquoi il avait l’air si absorbé, que je réalise que j’ai effectivement fait une magnifique erreur de protocole.
Le reste du temps, je joue les rôles que je suis venue jouer avec un plaisir certain, discuter science pure avec des chercheurs, stratégie avec des Prévôts d’universités, des dirigeants CNES ou NASA, le bureau CNRS à Washington, et à rattraper vingt ans avec mon attaché scientifique préféré. En soirée, je m’envole dans une présentation sur G. dans la salle de bal de l’ambassade, qui m’émeut autant que le public, je crois.
Puis je prends le volant : les notes de sax de Jess Gillam ouvrent les routes sombres et vallonnées du Maryland et de la Pennsylvanie. À une heure du matin, j’ai fait les trois quarts du chemin à peine. Je cligne des yeux, engourdie, mon esprit erre entre les murs blancs colorés de miroirs et de lustres bleu blanc rouge, je pense au goût de la truffe et du Comté, je pense à J. quand il me corrige : « si je peux me permettre, moi c’est la crise de la cinquantaine que je fais, » au visage de l’ambassadeur quand il s’incline pour me dire ce qui le touche, pour me dire sa surprise, éternelle, à soulever le voile, la peau humaine et découvrir l’altérité.
Je me gare chez moi, entière, à deux heures du matin. Et j’en suis un peu étonnée.
Mon premier réflexe par pudeur est de ne jamais livrer ici les réalités humaines, les véritables évènements de la vie. Et puis je me dis malgré tout : si je ne l’écris pas, si je ne pose pas ici la mémoire et les moments qui m’habitent encore, à quoi sert mon écriture ?
Je pense à Chandrasekhar qui est allé à son premier grand entretien avec Eddington le lendemain de la mort de sa mère, vide et dans une tristesse infinie, loin d’elle et de toute sa famille restée à Madras. Les berges du Cam. Les pelouses de Trinity College. Dans une mesure différente, je me rends chez mon éditeur, à un rendez-vous où je compte lui poser une question cruciale, deux heures après la mort de ma grand-mère.
Parfois, c’est très simple, cette tristesse de la perte. Au Japon, on a ces phrases intraduisibles pour accueillir les souvenirs apaisés, dire que cela devait arriver, que c’est ainsi, et se tourner vers l’avenir. Énoncer les petites choses qui ont rendu ce moment plus facile même dans la douleur, et dire une forme de gratitude à la chance, à la vie. On n’entasse pas le malheur, on le brosse avec la conscience des morts qui continuent à vivre en nous, et la lueur que cela nous procure.
En avril dernier, j’ai revu ma grand-mère à Tokyo. Je n’y étais pas retournée depuis quatre ans, covid oblige. À quatre-vingt quinze ans, comme pour les jeunes enfants, c’est une éternité. On m’avait dit qu’elle ne réagirait pas, qu’elle serait absente. Mais elle m’a vue et elle s’est illuminée. Elle a écouté A. jouer du piano tout en secouant ses doigts en rythme, agité la peluche que K. lui avait apportée comme une marionnette. Elle souriait, elle nous voyait. J’avais pleuré longuement en sortant de la maison de retraite, sous les longues grappes de glycine parfumées, dans le soleil, je pleurais d’une sorte de joie, je pense. D’avoir reçu, d’avoir donné. C’est pourtant vrai que c’est tout ce qui fait sens dans cette vie.
Mon éditeur est la première personne à qui je parle, après avoir eu la nouvelle. Il me sert un verre d’eau et la douceur de ses mots. Il dit de mon chapitre sur Chandrasekhar : bravo ! Ensuite, je prends une grande respiration et lui pose ma question.
Il dit : je ne vois pas d’obstacle dans cette Maison d’édition. Je veux bien t’accompagner, même, s’il y a un peu de science dedans, et si tu es d’accord. J’écarquille les yeux : pour un roman ? Et lui : Oui, et tu te feras aussi aider par des éditeurs littérature bien sûr. Au final c’est ton choix : il faut te demander ce que tu as envie de faire. Si tu as envie d’écrire, il faut foncer. Il termine par des phrases dont je ne me rappelle plus le déroulé exact, j’ai eu un black-out : une histoire de talent qu’il serait dommage de gâcher – et « je te dis ça simplement, sans volonté aucune de t’envoyer des fleurs ». Je n’ai rien d’autre que ma spontanéité à lui proposer en réponse : « tu sais que quand je vais sortir d’ici, je vais pleurer ! ». J’énonce, raconte des choses, des choix, des vieux rêves dans une sorte de flot vaguement maîtrisé. Il me sourit de ses yeux bleus. Je ne comprendrai jamais pourquoi toujours avec lui tout est simple.
Il me raccompagne à l’entrée, c’est l’heure du déjeuner, ça circule beaucoup, je croise un grand auteur connu en train de signer ses piles de livres. À la porte, mon éditeur me présente à une femme élégante. La directrice, me dit-il. Et à elle : « Voici Aile Ectre. Elle est en train d’écrire le livre dont je te parlais sur ***. » Elle me sourit, me sert la main chaleureusement : « Bienvenue dans la Maison. » Puis : « Alors, ça va être un livre un peu angoissant ? » Je réponds : « Oh non, au contraire, ça va être plein d’espoir. »
Faire semblant d’être une maman japonaise au milieu de mamans japonaises. Rencontrer les parents de copines de classe des enfants, échanger des mondanités, longtemps. Hurler deux heures sur les enfants pour leurs devoirs de japonais (qu’ils font bravement pourtant). Être interrompue toutes les deux minutes dans une tentative de lecture de Raymond Carver. Avoir dormi quatre heures. Avoir toujours trois quarts de poumons. Heureusement quand je sors de la douche où j’étais partie me cacher A. joue une Bach Invention.
Haiku par A. (8 ans), « Pluie de printemps./ Héron, rivière, /et glace au matcha. », 1er mai 2023, A.B-L tous droits réservés.
Enfin, nous nous échappons avec K. en plein après-midi à Elixr pour causer vie & science. K., c’est mon frère de thèse japonais, depuis bientôt quinze ans nous nous retrouvons de par le monde, entre nos hauts et nos bas. Peu de gens savent ses bas, lui qui publie deux papiers par mois et semble inatteignable de génie physique. Nous n’avions pas parlé vie depuis tant d’années, covid étant passé par les parages pour nous empêcher de nous croiser. Je me demandais si nous allions retrouver notre intimité, et puis dès que nos cafés sont devant nous, il me dit : « Bon, c’est quelque chose dont je n’ai parlé à personne ici, donc tu gardes ça pour toi, mais… » et de me conter le bazar absolu de sa vie. Ça allait de soi, après ça, de lui déballer ma crise existentielle ; le tout en japonais, ce qui étonnamment, donne une nouvelle coloration à la chose.
J’aime beaucoup quand il me répond qu’à notre niveau de carrière, il est légitime de se poser la question d’avoir une contribution différente des résultats scientifiques. Qu’il est important de transmettre, et qu’il me fait confiance pour le faire avec mon « talent » (?). Ça résonne un peu avec le message de N., quand il me dit que lui-même déteste écrire, mais qu’il est entré dans la physique avec ces livres-là, qu’il faut continuer à inspirer les gens.
J’ai si peur, en écrivant ce livre grand public, d’être mise au pilori par mes collègues, j’imagine d’ici Hector n’en penser pis que pendre, les théoriciens se dire que ma science est terminée, les jaloux m’étiqueter de prétentieuse en plus d’opportuniste et carriériste, j’ai peur de toutes les critiques sur les personnages, ceux qui s’estimeront mal cités, pas cités, mal remerciés. Je sais que de toute façon, je n’écris pas ce livre pour mes collègues (de toute façon les physiciens ne lisent jamais ces livres), mais bel et bien pour le public. Mon éditeur me le rappelle quand parfois je ripe. Mais ces propos, de N., de K., qui me soutiennent comme amis et comme collègues du domaine, comme si je faisais un acte nécessaire, que moi seule pouvais mener à bout, c’est tellement précieux.