Une journée Étienne Klein (verso)

10h30 : Discussion budget de rénovation de notre coupole d’observation, avec mes deux responsables bâtiment.
11h45 : Déjeuner avec l’équipe de direction – tu es speed, me dit-on, tu marches vite, tout le temps. Et comme ça ne suffisait pas, croiser F. fort mécontent d’une décision que j’ai prise.
13h : Ligne 6 vers la Maison de la Radio. Toujours la solitude de la verticalité : je reçois des coups variés, les encaisse, tiens l’équipe, la maille des égos de chercheurs, je souris, écoute, pose-dépose mon énergie ; mais lorsque je suis fragile parce que j’affronte mes challenges propres, personne pour me dire ces deux mots : « Bon courage. »
13h20 : Je marche vite (speed, il paraît) et ça s’exfiltre de mes yeux, les larmes de tristesse et de petite rage – comment donner de la joie à l’antenne alors qu’on est blessée et que l’orgueil en soi bout comme de l’eau volcanique ?
13h25 : Well. On fait ce qu’il faut. On ferme les yeux une fraction de seconde, on les essuie du dos des mains, on pousse cette respiration, et la porte du café des Ondes.
14h45 : À l’antenne, Étienne Klein me demande : « Qu’est-ce que la direction de votre laboratoire a changé pour vous ? » Je ne réponds pas : « La solitude de la verticalité. »
16h10 : En sortant de chez Étienne Klein son livre à la main, je suis à deux pas de mon laboratoire. Il y a un mois et demi, j’aurais été y trouver du réconfort, rire, me mêler, échanger dans la gratuité d’un café. La cheffitude, ça brise toute appartenance. C’est à moi de réconforter la foule. Moi je peux crever à l’intérieur, tant que je tiens la façade intacte.

16h10 : Sans hésitation, je prends la direction de mon autre maison (d’édition).

The Mad Hatter Tea Party, by John Tenniel – DR
Sir John Tenniel, Alice’s Adventures in Wonderland by Lewis Carroll, 1865

How you made them feel

I’ve learned that people will forget what you said, people will forget what you did, but people will never forget how you made them feel.

— Maya Angelou

Lorsque nous recevons N., le directeur de notre institut tutelle au CNRS, dans une visite informelle, une occasion surgie autour de mon livre, qu’il dit « dévorer », occasion germée autour d’une tasse de café et de cailloux que je tends [N. est géologue de formation]… je sais qu’il faut construire sa visite comme une friandise hors temps.

Je rassemble les chercheurs et chercheuses à mi-carrière qui rayonnent l’élan, la puissance, la finesse ou le glamour de notre science, et je leur donne cette instruction : « Je voudrais que vous lui donniez de l’émotion. Il ne se rappellera pas des chiffres, des messages politiques ou de notre prétention. Mais je voudrais qu’il sorte de notre laboratoire avec le sentiment d’avoir été nourri, d’avoir eu de la joie. »

La façon dont ils s’exécutent, un à un, autour de ma longue table de direction, les financiers, les tuiles aux amandes, et les tasses de Earl Grey Mariage Frères dont N. se sert et me ressert, leur merveilleux et contagieux bonheur de faire de la science et ce dans notre maison – je le reçois en pleine face, comme N. L’émotion scientifique. La joie d’explorer par prises de tête les questions fondamentales. Le plaisir d’être ensemble. Ils rappellent tout cela.

Je l’entraîne ensuite dans les entrailles du laboratoire, dans la salle machine, au forum où les cieux brillent aux couleurs de la première lumière de l’Univers, puis tout en haut sous le lourd métal de notre coupole.

À son arrivée, nous avions échangé quelques formules qui traçaient le triste état de la recherche et des chercheurs, du monde, des mondes, comme des pointillés de larmes et de solitudes – c’était curieux, ces banalités dites avec une viscéralité pointue, que nous nous envoyions comme des lettres au stylo-plume, et il avait conclu : « C’est beau cette conversation. »

Au moment où il part, je tiens la porte du laboratoire dans le froid, ma robe et le nœud à la taille en voile léger sur la peau, il enfonce son bonnet sur la tête ; nous sommes chacun d’une élégance précise, dans une sincérité complice – il est galant, fort et brillant, je suis brillante, forte et féminine. Il me dit avec un clin d’œil de gratitude : « J’ai ressenti une belle bouffée d’énergie. Ça m’a revigoré. » Je pose ma main sur le cœur, j’aurais beaucoup à répondre, je pense au poème de Maya Angelou, je prononce simplement : « J’en suis ravie. »

Son : Coldplay, Viva La Vida, in Viva La Vida, 2008.

M. Aumont, squelette cosmique : NewHorizon Simulations, 2022

It was absurd!

Première semaine et bizarre avalanche d’attention autour de ma petite personne, les instances de recherche soudain curieuses de visiter mon laboratoire, les médias autour de mon livre, et le croisement des deux…

« C’est drôle, hein ? » me glisse V., ma responsable administrative (la véritable directrice de ce laboratoire), sourire en coin.
« Ça ne m’étonne pas, » dit Da., mon adjoint.
« Je te connais, tu vas diriger ce labo avec beaucoup d’intelligence. Ils vont tous voir, » me déblatère O. que je serre dans les bras.
« C’est aussi parce que tu bosses comme une dingue, » énonce P.
« This is science writing in the great tradition of Gamow and Hoyle but so much more personable, » commente F., mon futur prix Nobel préféré.
« X veut t’inviter sur France Culture, et X du [quotidien majeur] te rencontrer à ton bureau pour publier ton portrait. Quand es-tu libre la semaine prochaine ? » me demande mon attachée de presse.
« La voilà la clé du succès, être une belle personne comme on dit ! » m’écrit mon éditeur.

De quoi passer trois heures ce dimanche dans mon lit à scroller des vêtements sur Vinted. Une belle personne ? Absurde ! Ils ne savent tous pas que je suis la tarée de service, addict à la libération d’ocytocine lors de la résolution des puzzles, et tellement pétrie d’orgueil que je n’envisage pas que les choses dans lesquelles je m’engage ne réussissent pas ?

Je repensais à ces pages de Feynman et son épiphanie alors qu’il est enfoncé dans son syndrome de l’imposteur :

Institute for Advanced Study! Special exception! A position better than Einstein, even! It was ideal; it was perfect; it was absurd!

It was absurd. The other offers had made me feel worse, up to a point. They were expecting me to accomplish something. But this offer was so ridiculous, so impossible for me ever to live up to, so ridiculously out of proportion. The other ones were just mistakes; this was an absurdity! I laughed at it while I was shaving, thinking about it.

And then I thought to myself, “You know, what they think of you is so fantastic, it’s impossible to live up to it!”

It was a brilliant idea: You have no responsibility to live up to what other people think you ought to accomplish. I have no responsibility to be like they expect me to be. It’s their mistake, not my failing.

— Richard P. Feynman, Surely, You’re Joking, Mr. Feynman! (Adventures of a Curious Character), 1985

Absurde, oui, complètement. Mais ce serait trop facile de se débarrasser comme Feynman de son syndrome de l’imposteur. Je ne pratique pas son arrogance modeste.

Après analyse, ma féminité et ma japo-niaisitude me renvoient plutôt vers ceci : touchée, reconnaissante de tout ce que l’on projette, humbled, comme on dit en anglais et qui n’a pas de traduction exacte, et même si je suis consciente que c’est absurdement loin d’être la réalité, cela m’aidera à travailler à en mériter un soupçon.

Son : Isobel Waller-Bridge, David Schweitzer, Emma Is Lost, in EMMA., 2020

Miroir-étang à l’Arboretum de Châtenay-Malabry, jan. 2025

Le Carceri d’Invenzione [4]

Note : Les Carceri d’Invenzione 2 et 3, datant d’il y a plusieurs mois, ont été censurés et retirés de ce carnet.

Quand j’envoie mes vœux de la part de la nouvelle équipe de direction, O. me répond de suite : « Ça y est, t’es la cheffe ! ». Ce à quoi je rétorque que pour m’approprier la fonction, j’ai passé la journée à décrasser mon bureau et à bouger les meubles. Qu’il est tellement grand que j’y suis perdue, viens vite me tenir compagnie.

Avant de tout bouger, de jeter les tas de vieux papiers et revues, de clouer les petites tartines de Jules au mur, et de laver les meubles chinés dans les ateliers au sous-sol de l’institut, de descendre des piles de livres de mon bureau de chercheuse
Mon Gaisser
Mon Antenna Theory
Mon Jackson
Kean, Le rivage et Electre (toujours être bien accompagnée)
et quelques livres dont m’a nourri mon éditeur
d’autres qui m’ont nourrie cette année

Avant tout cela, avant les deux mille configurations de branchements électriques testés un à un, et mes premiers calls interminables de l’année

Avant tout cela.
Je suis entrée dans le bureau de direction, mon nouveau domaine.

Je me disais avec légèreté – qu’est-ce qu’on s’en fout, c’est une fonction que tout un chacun pourrait exercer, et c’est assez curieux que ça m’incombe, d’ailleurs.

Mais aussi : dans ce silence, dans ce vide, dans ce nouvel espace, le vertige. Oh ça a duré une minute peut-être, cette sensation d’être dépassée et tenue dans le flot des éléments, d’être là ou pas, mais que désormais l’habit tracera le carcan de mon quotidien, un brouhaha de pouvoir et de liberté perdue.

Je me disais : ma grande, rassemble-toi, retiens entre tes doigts tout ce qui flotte et s’éparpille. Fais ce que tu dois faire.

Alors j’ai fait.

Giovanni Battista Piranesi, Le Carceri d’Invenzione, circa 1745-1750

Quand Einstein n’était pas sexiste comme tous les autres

L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir de Rosa Montero part de la mort accidentelle de Pierre Curie pour retracer celle de Marie. Un livre à la Montero, à la Nancy Huston, dans cette analyse moderne de la condition féminine et de la puissance biologique, écrite avec les mots justes, ceux de l’intellect et de l’émotion féminines. Et pour Rosa, une façon de digérer la mort subite de son propre époux.

Tout ce qui concerne Marie bataillant pour sa peau. Oh comme cela remet en perspective mes propres batailles, qui, hélas toujours dans les mêmes thématiques, ont des ordres de grandeur de fadeur.

Il m’apparaît assez évident que Marie était bipolaire. Ce besoin de chair et de scintillement, et la douleur hurlante dans ses carnets, l’alternance des hauts et des bas. De toute façon, on n’accomplit pas ce qu’elle a accompli dans un monde de mâles, sans la poussée intérieure de quelque chose qui nous enlace et nous sort de nous-même – l’hypomanie, la manie, le coup de pouce qui accélère l’esprit, vous donne confiance au-delà de vous-même et des autres, et vous permet d’abattre le travail frénétiquement et avec une efficacité inespérée, sans avoir besoin de dormir, de manger.
Puis les périodes de dépressions où elle disparaît.

Le lynchage médiatique de la femme [en particulier lorsqu’elle réussit], c’est vieux comme le monde (par ex. les Jeanne d’Arc et autres sorcières brûlées). Lorsque la femme de Langevin fait publier les lettres d’amour entre son mari Paul et Marie dans la presse, c’est un scandale du niveau de Robsten (Robert Pattinson et Kirsten Stewart, 2012, à une époque où je suivais la presse People). Sauf que Marie n’est pas actrice, elle est physicienne et ce n’est pas parce qu’on a un prix Nobel qu’on est préparé à une telle médiatisation, un tel jugement gratuit de sa vie privée.

Dans mon quotidien, c’est un travail de chaque instant d’être immune au sexisme ambiant. Et parfois certaines piques m’atteignent et me jettent dans des méandres de doutes, qui peuvent durer quelques jours, parfois des mois. Marie a disparu une année suite au harcèlement infâme de la presse et surtout du milieu académique. Puis elle a réapparu (avec un Nobel de plus que les connards du comité lui avaient demandé de ne pas venir récupérer) ; elle ne s’est pas brisée.

Dans l’histoire, je découvre cette lettre d’Albert Einstein.

Highly esteemed Mrs. Curie,

Do not laugh at me for writing you without having anything sensible to say. But I am so enraged by the base manner in which the public is presently daring to concern itself with you that I absolutely must give vent to this feeling. However, I am convinced that you consistently despise this rabble, whether it obsequiously lavishes respect on you or whether it attempts to satiate its lust for sensationalism! I am impelled to tell you how much I have come to admire your intellect, your drive, and your honesty, and that I consider myself lucky to have made your personal acquaintance in Brussels. Anyone who does not number among these reptiles is certainly happy, now as before, that we have such personages among us as you, and Langevin too, real people with whom one feels privileged to be in contact. If the rabble continues to occupy itself with you, then simply don’t read that hogwash, but rather leave it to the reptile for whom it has been fabricated.

With most amicable regards to you, Langevin, and Perrin, yours very truly,

A. Einstein

P.S. I have determined the statistical law of motion of the diatomic molecule in Planck’s radiation field by means of a comical witticism, naturally under the constraint that the structure’s motion follows the laws of standard mechanics. My hope that this law is valid in reality is very small, though.

— Albert Einstein, Volume 8: The Berlin Years: Correspondence, 1914-1918

Tout y est parfait. De commencer par s’excuser de s’occuper de ce qui ne le regarde pas. De parler de son ressenti à lui sans la plaindre en dégoulinant. De limiter les conseils. De lui parler d’abord de son intellect dans la liste des choses qu’il admire chez elle, et ce baume que ça a dû être, le miroir des validations, de lire ceci : I […] admire your intellect, your drive, and your honesty, and that I consider myself lucky to have made your personal acquaintance in Brussels. Cette façon de se placer à égalité scientifique et même en dessous d’elle. Et bien sûr de terminer sur une note scientifique, parce qu’on reste des scientifiques jusqu’à la moëlle. Aucun paternalisme dans cette lettre ; et elle aurait pu très bien avoir été écrite à un homme comme à une femme. Ça me bluffe, me donne de l’espoir en le genre humain – et le genre humain scientifique.

Ce qui est beaucoup moins glorieux, ce sont les articles de presse que je trouve en ligne qui évoquent cette lettre. « Les gentils mots d’Albert Einstein à une Marie Curie dans la tourmente » « Quand Einstein disait à Marie Curie… » « Quand Albert Einstein remontait le moral de Marie Curie » titre France Info. Ce que Einstein a évité avec brio dans sa missive d’une parfaite amitié collégiale, heureusement la société un siècle plus tard, s’occupe de le tartiner avec application : paternaliser, lui prêter un geste de paternalisme, comme s’il était venu sauver une damoiselle en détresse. Alors qu’elle était en mesure de gérer, qu’elle criait seule sa détresse entre ses murs, ceux de sa tête et réfléchissait à comment se sortir de cela, comment taire le monde extérieur pour ne plus être ainsi tailladée. Évidemment cette parole amicale, ce miroir du pair qui la voyait comme une paire, qui la savait forte et résistante, était bienvenue. Mais ce n’était pas du réconfort ni de la gentillesse, bordel. C’était une expression de sympathie parce qu’il les trouvait tous très cons tous autant qu’ils étaient, lui aussi. La vie, ses incroyables merveilleux et douloureux hauts et bas, le déclin physique et la mort par irradiation, elle a très bien su gérer tout ça sans que des hommes lui donnent des conseils oiseux tirés de leur référentiel de faiblards insécures. Et elle était une femme, avec des ovaires, du charme, de la peau, et assez d’orgueil pour survivre, oui, merci.

Marie Curie, circa 1905. H. Armstrong Roberts/ClassicStock/Getty Images

La série Martynov : IV. Movement, What do you do when you feel overwhelmed?

Quand ça se met à exploser de partout, c’est presque un soulagement. D’un coup je suis percée par le pourtour de la recherche – alors que se déroule le fil rouge extraordinaire de l’aventure éditoriale et le fil marine extraordinaire de la science. Voici le quatrième volet de la série de Noël.

Son : Vladimir Martynov, Tatiana Grindenko, come in! IV. Movement, 2015

Mercredi, c’est N., étrange et naturel de la retrouver de ce côté-ci de l’Atlantique. Toujours entre les livres et les fauteuils de cuir rouge (j’ai mes fixettes), elle me confie qu’elle se tâte à prendre la tête d’une grande expérience. Ma réponse fuse :
« Évidemment il faut le faire. En plus, comme ça, tous les détecteurs de neutrinos de haute énergie seront dirigés par des femmes.
— Ah mais voilà une bonne raison. On se ferait des réunions au sommet, autour de wine & cheese.
— Où on se dirait tout ce qu’on pense de nos collègues mâles inefficaces, imbus, qui ne doutent pas d’eux-mêmes. »
Elle secoue la tête.
« Tu sais, voilà le hic. Je pense que je mériterais totalement qu’on me confie ce poste. Mais la collaboration ne me mérite pas. »
Elle rit, mais je suis sérieuse :
« Non, ils ne te méritent pas.
— Tout comme ils ne te méritent pas. »
Prétentieuses, arrogantes, bulldozers, et puis persuadées que nous sommes dix fois plus efficaces que la plupart de nos collègues mâles – mais surtout, je crois que nous sommes à ce moment-là toutes les deux désabusées et tristes.

Elle me demande :
« Don’t you ever feel overwhelmed? What do you do when you feel overwhelmed? »
Je réfléchis quelques secondes, je joue avec la cuillère sur mon café gourmand. Je réponds : « I write. »

Emilia Clarke en Daenerys Targaryen dans Game of Thrones

D’où Sylvia Plath a-t-elle surgi ? Mystère des méandres cérébraux
Le pattern. Être si prévisible
À chercher l’extrémité et les intensités brèves
Boulimique : me gaver, vomir, me rincer dans des verres de vinaigre de cidre
non pasteurisé au dépôt de mère
en boire des goulées et des piments mexicains séchés au parfum fumé
créer par hasard une recette de mole
un tiramisu aux framboises
Pointiller l’escalier qui mène à la buanderie
de taches d’or, au pinceau fin
et les joints tout autour de l’évier, lisse et moulé sous l’index mouillé – j’adore
Ce matin, ai regardé trois heures des reels d’Emma Watson
et de Jennifer Lawrence pour me laver le cerveau
Je ne sais pas si ça m’a sauvée du burn-out
tapi (le burn-out, mais moi aussi dans la couette)
Boire du café, ne pas dormir, zoner, manger vomir,
me jeter dans Sylvia Plath et la bouffer par morceaux
Je suis seule ici, je peux tout dire, tout écrire et on ne saura pas
Lundi, robe, bottes noires et silhouette propre : je discuterai agenda 2025 de la direction, budget, RH. Peut-être que J. aura regardé le nouveau set de données arrivé du désert, et qu’on parlera polarisation. On croira tout sous contrôle et lisse.
Sans-sure
Sans censure
Sang-sueur et sangsue ; il est pourtant vrai qu’on n’écrit pas pareil dans cette liberté

Curieux, le froid qui s’engouffre à l’aube des fêtes, à l’aube de l’hiver, à l’aube de la sortie de mon livre.

La dernière entrevue avec mon attachée de presse et mon éditeur m’a rappelé que les genres ne se mélangent pas, que j’ai écrit un livre de science et que le style, la narration importent peu. Ce qui importe, c’est tout ce qui est artificiel pour moi : le bling bling de l’univers violent. J’ai accepté ce pitch-là et je le vends, je l’ai joué, je le jouerai et le vendrai dans les entretiens.

Dans les entretiens, je serai astrophysicienne. Celle imaginée par le public.

Mais ce n’est pas cela que je veux être.

Ce n’est pas cela que je veux être, et ce n’est pas non plus directrice de mon laboratoire que je veux être. Un chercheur au café, me glissait « Tu l’as voulu. » puis voyant ma moue, a corrigé « Tu as consenti en tous cas. » Oui. J’ai consenti.

J’ai consenti et c’est trop tard, mais ai-je encore une fois été faible ou me suis-je cru surpuissante ? Les deux probablement.

Le froid, cette impression que je vais encore une fois traverser un désert. Désert de glace, désert d’écriture, car si je ne suis pas lue, à quoi bon écrire, et puis de toute façon, à quoi bon écrire car comme disait Sylvia : Can I write?

Can I write? Will I write if I practice enough? How much should I sacrifice to writing anyway, before I find out if I’m any good? Above all, CAN A SELFISH, EGOCENTRIC, JEALOUS, AND UNIMAGINATIVE FEMALE WRITE A DAMN THING WORTHWHILE? Should I sublimate (my how we throw words around!) my selfishness in serving other people- through social or other such work? Would I then become more sensitive to other people and their problems? Would I be able to write honestly? Then of other beings besides a tall, introspective adolescent girl? I must be in contact with a wide variety of lives if I am not to become submerged in the routine of my own economic strata and class.

— Sylvia Plath, The Unabridged Journals of Sylvia Plath, orig. published 1982

Tout est dit, pardon, tout est écrit ; comme toujours avec Sylvia.

Alors, cette mauvaise écriture, y a-t-il seulement un sens à essayer de l’entretenir ? À ne pas être lue mais à cracher ici pour continuer à étaler ma bave de mots dans des filaments visqueux ? Trop lyrique, précieuse, baroque, lorsque le partage n’existe plus, lorsque je suis seule à causer, est-ce qu’un jour j’écrirai ce livre qui sera publié et surtout lu, ce livre qui n’est pas juste un instrument de science ? Est-ce que j’ai une quelconque poésie en moi qui va au-delà du narcissisme, est-ce que ça résonne ailleurs ? Est-ce que comme toujours, je ne suis que montée sur mes grands chevaux, avec mes grands mots et mon mélo, à croire que j’habille des clichés avec une quelconque touche d’originalité ?

Chère Sylvia, je ne sais pas si j’aurai le courage ni la force d’être tout ce à quoi j’ai consenti et ce qui est attendu de moi. Et au milieu de tout cela, de réussir à être ce que moi, je souhaite, ce que je désire être, et qui ne bénéficie à personne. À personne d’autre qu’à moi-même.

Chère Sylvia. Si tout est raté, il y a toujours ça : les serviettes, le calfeutrage tout autour de la porte, le four comme ami, et pop. Ce moment où la pensée rencontre le geste. Si tout est raté, ma chère, la bipolarité nous sauvera de tout.

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Mission sur le terrain [4]

Les derniers événements sur le terrain nous empêchent de rentrer samedi après-midi comme prévu. Nous ravalons tous notre frustration, et heureusement le luxe d’une douche chaude, ce filet d’eau précieuse qui s’échappe du ballon et dessable ma peau, mes cheveux ; et le fumet du hotpot pour notre dernier festin, tout cela nous apaise. Sous les néons, nous faisons l’inventaire des antennes et des bullet WiFi, et Pf inscrit les chiffres sur une feuille de papier, en chinois et en anglais. Il me dit : « Alors pas de Mogao Grottoes pour toi cette fois-ci ? Mais je suis sûre qu’il y aura d’autres occasions. » Nous travaillons sur les données coïncidentes et sur l’ERC jusqu’au petit matin, O. a ce bon mot : « It was a good thing we came to the field: with S. in the US and J. in Europe, the sun never sets on this proposal. » Je dors quelques heures. Juste avant le dîner, j’ai remercié Ty, le staff local, j’ai pu le payer d’une rallonge supplémentaire, on s’est serré la main très fort, et je lui ai dit toutes les choses élogieuses que Pf a traduites – il faut vraiment que je travaille le chinois. J’ai expliqué pour les ordures à rapporter à la ville et non brûler. Je sais son rôle crucial, sa connaissance de ce que nous faisons logistiquement, ses connexions dans la région, ses capacités d’action. Peut-être que je suis venue ici pour ces quelques minutes à jouer la porte-parole internationale ; pour ce moment dans les buissons à ramasser tous ensemble le plastique, parce que je refuse que ce que j’ai imaginé il y a dix ans avec O. aujourd’hui se traduise dans de la crasse volant au vent ; pour ce moment où j’ai dit au jeune B. paniqué d’une foule de messages dont il se croyait la cible : continue ton travail, c’est super ce que tu fais, toute la collaboration t’est reconnaissante, et de traduire derrière en off à certains collègues la situation épineuse. Je suis venue pour tout ça, pour savoir ce que ça veut dire quand les données arrivent dans le centre de données de Lyon, pour savoir décrire l’émulsion de la science qui prend sur les croûtes de sable.

Quand nous rentrons le lendemain à l’aube, le dernier lever de soleil dans l’air glacé et l’immensité plane. Nous traversons les petites montagnes colorées, et les chèvres-antilopes nous observent fixement avant de détaler en bondissant avec leurs fesses blanches.

Dernier lever du jour à Xiaodushan, nov. 2024
Sur la route du retour de Xiaodushan, nov. 2024

Mission sur le terrain [2]

Mais c’est dur, le terrain,
aride, ce paysage qui, finalement, toujours laisse mon cœur dans une étrange immobilité. Tout est plat dans un horizon perdu, et les traces de voitures qui sillonnent le sable semi doux, une croûte de crème brûlée. J’ai honte que nous soyons ceux qui abîment et zèbrent ce paysage.

Dur, quand dès la première fois que je propose mon aide, le collègue chinois me demande si je peux préparer le thé. C’est probablement le prix à payer pour avoir demandé la Electre’s room, une chambre particulière 5 étoiles, deux lits-planches doubles, sur lesquels poser un matelas de camping. Rideaux aux fenêtres et même un petit chauffage nocturne au gaz, pendant que les hommes se réchauffent entre eux, dans un préfabriqué voisin. Les chinois sont aux petits soins, et c’est aimable. Mais on m’enlève aussi les outils des mains, on s’étonne quand je grimpe sur les toits, que je porte des antennes à bout de bras.

Dur de ne pas être une expérimentatrice rodée – P., X. et J. m’ont alimentée en outils avant de partir, et toute la collaboration s’active par-delà les fuseaux horaires, pour plancher sur les problèmes. Je convertis des fichiers, les exporte d’une machine à une autre, je sors des spectres, des coïncidences de signaux entre antennes, mais les choses vont si vite, et je ne suis pas assez habituée pour être tout à fait utile. Pire – mon envie de mettre la main à la pâte brouille mes positions, mon statut, mon caractère.

Amusant, le terrain, quand je participe au montage d’une série d’amplificateurs, au vissage des vis minuscules, sur une table d’électronique. Amusant aussi de monter à l’arrière du pick up entre la nouvelle et l’ancienne station, vingt minutes de montagnes russes véritables sans autre attache que ses bras. Amusant et excitant bien sûr, cette moisson de données à éplucher au soir, et le miracle qui fait que nous avançons, que tout se met en place, que tout finit par marcher. [Le miracle de O. ?]

Le cuisinier fait des mets fabuleux. Il crée et étire des nouilles blanches au bout de ses doigts et de ses bras. À manger dans des bols jetables en plastique, et des baguettes de bois tout aussi jetables, qu’ils brûlent dans le sable un peu plus loin. Pf propose de réserver une heure en fin de séjour pour ramasser les ordures jonchant tous les buissons alentours, tout ce que nous avons pollué et qui me fend le cœur.

Nous dormons quatre heures par nuit grand maximum. J’écris en parallèle de la mission des lettres de recommandation, mon éditeur m’envoie le bon à tirer de mon livre à vérifier. Le roman fleuve ERC continue – avec un réseau intermittent frustrant, au milieu de la nuit avec O. ; et J. qui m’écrit : « I am so thankful » et qu’il se voit grimper les Andes avec des antennes à dos d’âne. À trois heures du matin, les yeux éclatés dans mon duvet, je jette en vrac des phrases dans un fichier : je ne veux pas vivre cette mission à moitié, alors il faut l’épingler avec des mots.

Je suis épuisée.

Orion et la belle Galaxie toutes les nuits, à regarder lors de ma sortie obligée.
Le soleil sur le visage le matin des rougeurs.

Son : Steven Gutheinz, Beyond the Lens, in Beyond the Lens, 2020

L’incongru portail ciselé et doré de notre base de vie et de travail donnant vers les montagnes XiaoDushan au loin. Octobre 2024.