Il fait chaud et humide, trente degrés en mai. J’ai envie de me jeter sur toute la nourriture étalée dans les rues. En haut des murailles, le silence et l’irréalité, cette juxtaposition de tuiles ondulées comme la mer – la vieille ville – et l’acier bleu des gratte-ciels, les montagnes en explosion de verdure tracent une ligne fourbe à l’horizon. Je m’attendais à des odeurs, du bruit et de la saleté. Mais tout est propre, les véhicules électriques ont éteint les grossièretés sonores, il ne reste plus que le brouhaha humain qui se perd dans l’espace. Je comprends peu au dédale géographique, à l’Histoire millénaire de la ville, aux colorations confucéennes des âmes. Une rivière verte serpente entre les façades blanches reconstituées. Je déniche un petit café bobo et m’y pose avec mes pages imprimées et un stylo.
Quadrillage tridimensionnel pour habiller la topographie, de tours et d’avenues droites, dans une verticalité rampante et moderne – quelle différence avec l’Amérique latine. Puis des enfilades d’îles comme des friandises, et des paquebots qui tracent leur bave blanche et courbe, les attroupements de canots touristiques autour de roches paradisiaques transperçant la nappe bleue. Vue du ciel, Hong Kong a des airs d’Adriatique asiatique.
L’Adriatique vue du ciel par Hayao Miyazaki, dans Porco Rosso, 1992
Jusqu’à trois heures du matin, c’était le délire. Un étrange délire, et je me suis couchée hagarde, dans un entre-deux, sans autre sensation que celle du flottement et de l’inachevé, alors que pourtant…
À midi, après toutes mes réunions visio dans la cuisine, je sors dans le grand soleil, chapeau, robe et lunettes noires. Sur le perron, je trouve un colis. C’est mon kit Arduino qui vient d’arriver. Quel timing, me dis-je.
Je lève les yeux vers le nid de petits oiseaux rouges qui se sont installés sur notre façade, juste à côté de la porte d’entrée. Depuis un mois nous avons observé avec ravissement les cinq œufs bleus éclore, des machins aux gros yeux bouffis et sans plumes se blottir les uns contre les autres, les ailes pousser, les becs déjaunir. Aujourd’hui, quand je m’approche du nid, d’un coup toute la flopée s’envole dans un merveilleux bruissement.
J’aurais pu pleurer pour ce moment-là, vous savez. Que les oisillons choisissent ce jour, ce jour particulier qui fait suite à cette nuit particulière, pour s’envoler. C’est toujours ces incroyables aléas de la vie que je veux interpréter comme des signes. Le signe qu’il faut continuer à magnifier cette vie – que je ne me trompe pas de lentille, de direction.
Son : La voix profonde magnifique de Tokiko Kato, 時には昔の話を (Tokiniwa mukashino hanashiwo) qui clôture l’un des plus beaux films existants : Porco Rosso, de Hayao Miyazaki, 1992. Toute ma vie j’ai cherché à rendre cette impression-là : la fin, la non fin, la suspension, la nostalgie et les espoirs, les commencements de tout.
22h30. Je découvre les nouvelles. Je bondis hors de mon lit où, en pyjama, je m’étais installée pour écrire quelques lignes de mon chapitre. Nous réveillons les enfants, leur enfilons un pull, leur doudoune, les embarquons dans la voiture ; au matin, A. me dit qu’il a rêvé qu’on était partis à la chasse aux aurores boréales, que nous avions roulé longtemps dans la nuit, dans les forêts et les montagnes.
Les nuages blanchissent le ciel, illuminé à l’horizon par notre petite ville universitaire. Il pleut par intermittence. Ce serait un miracle que nous voyions quoi que ce soit.
Mais les miracles, ça nous connaît, P. et moi. Alors, lorsque j’applique mon iPhone sur l’obscurité, vers la trouée entre les arbres, au nord, sur notre crête, les photons violets emplissent mon écran.
J., à qui j’envoie mes quelques prises, me parle de Rothko et du mystère de mes images, ce qui finit de les sublimer. Ce qu’elles contiennent, surtout, c’est ma surprise au moment de leur révélation. Elle n’ont aucune qualité, je n’ai même pas cherché à les stabiliser, mais l’étonnement imprimé est leur intérêt.
Dans la voiture, ensuite, alors que nous roulions sans succès à la recherche d’une éclaircie, je faisais remarquer à P. que ça faisait un sacré paquet de photons tout ça, pour que ça diffuse, même à travers les nuages, et que ça emplisse la surface minuscule qu’est le capteur de mon iPhone. « Alors que nous, on cherche à détecter 3 neutrinos de ultra-haute énergie. Et même un seul, ce serait la folie. »
Quand je retrouve le concerto pour violon de Sibelius au détour d’un entretien sur France Musique avec Hilary Hahn, c’est une triple sensation de retour dans des bras chers, un embrassement qui va à l’embrasement. J’aime dans Hilary Hahn cette intelligence fougueuse et gracieuse. On la sent terriblement cérébrale, mais avec cette amplitude culturelle et une sensibilité parfaitement dosée. Avec elle, on peut se laisser emmener dans des tréfonds musicaux et ré-émerger nourrie, pleine d’allant, mais les pieds sur terre. C’est ça bien sûr qu’il faut viser dans la vie – ces dernières semaines, je me suis perdue dans les petitesses et les insécurités, il faut pourtant toujours être dans l’aventure et la grande humanité, retrouver quelque part la certitude et l’éternelle motion.
Son : Jean Sibelius, Concerto pour violon, Op. 47 : III. Allegro, ma non tanto, interprété par Hilary Hahn et le Swedish Radio Symphony Orchestra, dirigé par Dieu, pardon, Esa-Pekka Salonen. Et j’adore le commentaire si nature de Hilary Hahn sur ce mouvement « C’est fun, c’est si rock. »
Me voici en train de reprendre mon chapitre Chandra pour la énième fois. Il y a des chapitres maudits, comme ça.
Prête à tout ré-écrire, j’ai essayé de me ré-imprimer le contexte dans l’esprit. Son bateau, sa masse stellaire limite, sa mère malade… Bizarrement, ça ne résonne pas du tout. L’autre bio historique que j’ai faite est celle de Karl Schwarzschild. Je me dis : ce que j’ai fait avec Karl, je devrais pouvoir le faire avec Chandra ?
Et je finis par comprendre pourquoi je n’y arrive pas. Chandra est trop droit. Trop pieux, trop fils modèle, trop parfait, trop végétarien, trop dans une culture qui ne me parle pas du tout. Sa droiture et son élégance sérieuse, sa dévotion pour sa famille, la façon dont il économise en ne mangeant que des patates bouillies et s’en contente, je trouve tout ça remarquable – mais personnellement, je n’accroche pas.
J’étais tombée amoureuse de Karl, ses yeux pétillants, sa joie débordante, ses petites blagues au détour des tranchées, son envie de tout saisir, sa vie passionnée et tragique. Chandra me met mal à l’aise de bienveillance, de rigueur, de retenue, de sa promesse tenue à son père de rester digne de sa culture.
J’ai écrit Chandra dans la peur que les gens qui l’ont connu trouvent son personnage mal cerné. J’ai écrit Karl avec le cœur, l’envie profonde en moi de transmettre son message de joie et de folie.
Il va tout de même falloir trouver une façon de mettre sa science en scène, de lui faire honneur en filigrane, et que l’ensemble atteigne une certaine vibration. C’est presque comme un jeu d’actrice…
Paul Auster. Oh… Je me dis : je n’ai pas encore tout lu de lui, c’est comme s’il était encore vivant. Et puis : mais qui maintenant inventera ces histoires lugubres et merveilleuses, peuplées de personnages lugubres et merveilleux, où les labyrinthes de mots glissent, implacables, dans ceux de l’esprit ?
Je sors de chez moi dans une jungle humide. Hier, il faisait à peine douze degrés. Soudain il en fait presque trente et la pluie des dernières semaines est remontée du sol pour saturer l’air. Le vert m’assaille de toutes part comme un plongeon dans l’été. Immédiatement mon corps réagit comme si c’était le temps de l’étirement, de la lascivité, des départs sur de longues routes au bout du monde, bordées d’eaux et de villages.
Hier, enfin j’ai fini par me sortir du décalage horaire que je traînais et qui me dégommait dans le sommeil le soir tombé. Jusqu’à une heure du matin, j’ai arpenté des déserts avec une antenne dans le coffre, essayé de poser ce sentiment de minéral absolu dans mon chapitre. Pour retrouver mes sensations, j’ai fouillé dans de vieilles pages, et j’ai retrouvé ceci. Je n’ai pas envie que O. soit injustement taxé de harcèlement ou autre non-#metoo-itude par les temps qui courent, alors ça ne finira pas dans mon texte. Mais je me disais : c’est dommage, parce que c’est exactement ça, notre relation. Le partage des aventures et des choses belles dans une telle convergence, que l’appel et la connexion transcendent tous les formats.
Henri Rousseau, Femme se promenant dans une forêt exotique, 1905, à la très bizarroïde Barnes Foundation, Philadelphie – à visiter absolument pour un shot d’art impressionniste et d’incongruités.
Longtemps, je n’avais rien à dire, je ne comprenais rien, tout était embrumé, je n’étais qu’impostrice dans une toute petite fenêtre, et toute cette insécurité me fermait à la science qui n’était pas mon propre jardinet, que je faisais semblant de mépriser, c’était plus facile. Que s’est-il passé ? J’ai travaillé avec des gens de tous horizons, j’ai décidé de sortir de cette zone de confort, de faire de la radio, d’aller dans les déserts visser des boulons et lire des oscilloscopes, j’ai décidé d’encadrer des étudiants merveilleux sur des sujets aventureux que je ne maîtrisais pas, j’ai joué avec les données G., O., inlassablement, a répondu à mes questions stupides, j’ai passé un an et demi à écrire ce livre, et j’aime tellement le fait que ma fenêtre sur la science, sur la vie, s’ouvre toujours un peu plus grand.
Et cela me fait apprécier encore plus l’étendue vertigineuse de mes méconnaissances, être impressionnée de cette cathédrale de la science qui se fait de la combinaison de tant d’artisanats, tant d’expertises, de tous azimuts. C’est heureux d’avoir une petite place dans cette Humanité-là. Ce métier, ce n’est pas un métier. C’est une philosophie de vie.
Le chapitre 12, je l’ai écrit en deux traites : la première dans les quatorze heures d’avion de NYC vers Tokyo. La deuxième, à peine revenue en Pennsylvanie, au cours d’une nuit blanche, le décalage horaire aidant. Le premier jet était une trame assez sèche, et la nuit blanche y a dessiné tous les contours qui comptent. J’ai pu déposer la nourriture récente, tout ce qui avait compté les deux semaines qui précédaient.
J’écrivais pour moi-même en début de semaine : « C’est ça, qu’il faudrait que j’arrive à faire dans ce chapitre 9, à trouver ce que je voudrais faire vibrer. Ce qui importe et me nourrit dans le moment, et qui est intimement lié à la recherche. » Car ce chapitre 9 [celui que j’ai dû ré-écrire entièrement en prenant part à la Cancel Culture] me pourrissait la vie. Ça ne fonctionnait finalement pas ; le récit et le contexte que j’avais dessinés étaient artificiels.
Et puis j’ai fini par trouver. Je me suis rendue compte d’ailleurs que l’écriture s’accommode de tout à toute heure : dans mon canapé, mal installée, couverture en laine et ombre craquante des portes ouvertes sur les chambres des enfants, j’ai ré-écrit entièrement ce chapitre 9, deux aubes de suite, toujours décalée, à 4h du matin.
J’envoie tout le paquet à mon éditeur, j’ose lui lâcher cette bribe : « Je crois que je suis en train de voir le bout de ce truc, ça m’exalte et me terrifie. Bref. » Mon Dieu oui, je suis terrifiée… et exaltée ! J’ai trop peu dormi et l’estomac noué de cette chose qui est en train d’arriver, je ne mange plus. Tout à l’heure, en passant devant mon reflet dans la salle de bain, je découvre une femme affinée, les yeux immenses et aux pommettes rosies, comme si mon visage avait imprimé l’exaltation et s’était temporairement transmuté en celui d’une autre.
Les yeux d’Audrey Hepburn – loin de moi l’idée de me comparer à de tels yeux. Mais voilà peut-être le regard et le grain de l’aube.