And just like that…

Genève m’a écartée de la combustion cérébrale.
Samedi matin, on a pris le train pour rentrer à Paris, pendant que je rédigeais des synthèses pour la direction, la pluie s’abattait sur les vitres comme un plongeon, une noyade, ou l’Écosse. Le train avançait et moi j’émergeais de l’eau. Soudain la lumière et l’air par grandes goulées, dans ce double mouvement de translation diagonale, and just like that...

Le belvédère

Qui aurait cru il y a huit ans qu’on serait tous les deux à Genève pour la grosse conf’ d’astroparticules ?
C’est étrange la vie hein.
On l’a bien réussie.
Les enfants sont super.
Mon mandat de direction ? J’ai l’impression d’en avoir déjà fait le tour. Ouais, au bout de six mois, c’est péteux.
En même temps, rien n’est prédictible en ce moment au-delà de quelques mois. Qu’est-ce qu’on sera en décembre ?
T’as vu ce joli coucher de soleil ?
C’est cool quand même d’être là.

Plus tard, j’ai pensé belvédère, Aldo, Vanessa… mais non, Genève n’a rien d’Orsenna.

Son : Camille Saint-Saëns, Danse macabre, Op. 40, le macabre romantique, magique et aux couchers de soleil à la Saint-Saëns, dans cette interprétation élancée par Renaud Capuçon tout jeune, Daniel Harding, Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, 2001.

Joseph de la Nezière (1873-1944) Genève Paris, 1926 Crédit: Bibliothèque de Genève, Ca 6

Genève

Je n’aime pas les villes suisses et les villes alpines en général. Je n’aime pas les grosses conférences qui brassent les sessions parallèles comme des usines à débiter des proceedings, des posters et des talks. Je n’aime pas avoir cette section efficace si large que mon libre parcours moyen est deux mètres pendant la pause café et de dix mètres quand je sèche les sessions et traverse le hall.

Cachée-perchée dans la vieille ville, de café hipster en café hipster, traversant le Rhône aux effluves d’eau vaseuse, je fais-ce-qu’il-faut. Les dossiers, argumentaires, slides de direction, les corrections de manuscrit de thèse, la préparation de l’ERC…

Andromeda passe en coup de vent, une soirée animée, par dessus des linguine alle vongole, elle déclame à la cantonade, sa vision sur la politique, la politique américaine, russe, palestinienne, israélienne, son téléphone surveillé, sa force optimiste, sa position de challengeuse, je me suis demandé : est-ce parce qu’elle n’a pas d’enfants qu’elle arrive à penser ainsi ? Que le monde est une sinusoïde, qu’il faut juste être né dans la bonne vague, que tout ça va remonter, et de discourir sur la force du local, la déconnexion du Congress avec les questions du peuple, The Narrow Corridor, le pragmatisme intelligent.

Tony m’écrit : « Ce qui me touche chez toi, c’est ta posture un peu punk. » et cette question sur laquelle plancher pour mon personnage de Voix Traversante : « Où allons-nous ? »

Les glaces sont bonnes et chères ici.

L’équipe G., ses bars, ses dîners, son groupe Whatsapp Toblerone à la déconnade hilarante, le sérieux massif de ses présentations en enfilade. O. : sa solennité émouvante lors son talk, et J. ouvrant le bal comme si de rien n’était, simple et brillant.

Il m’arrive des choses étonnantes. Des coups de fil. Des « Tu pourrais réfléchir aux conditions sous lesquelles tu envisagerais d’accepter notre offre ? » Des courbettes, des chapeaux, des sourires, des signes de la main, des poignées de main.

Rien ne me fait vibrer. #EncéphalogrammeEmotionnelPlat

Plan de Genève, avec un plan de la Genève ancienne et un plan de Genève en 1715, C. B. Glot, auteur modèle, Meyer, ingénieur, Grenier, auteur modèle, François Monty (1778 – 1830), diffuseur

Le Sud brûle

L’impossible rythmique des cigales qu’on voudrait ancrer dans la nôtre, cardiaque
L’odeur de farigoule et de chêne pubescent – la passerelle dans les arbres
C., douce et résiliente, sur les merdes genrées que nous nous prenons dans la gueule : « J’ai perdu espoir. Tu vois, j’intériorise et je prends sur moi. Et je peux te dire que n’est pas une bonne idée, j’ai fini mon mandat sous anxiolytiques. »
La pleine lune
M13 dans l’oculaire, en haut de l’échelle, la coupole ouverte sur le ciel
M13 timide, dont le cristal diaphane échappe aux cœurs non globulaires
Sur la plateforme métallique qui tourne, N. : « Je partais vers 22h, quand mes parents pensaient que j’étais couché, je faisais 80 bornes en vélo, je venais ici, et je rôdais autour des bâtiments, pour moi c’était le summum de la recherche, c’est ici que la science se faisait. Je rentrais à 6h du matin en douce avant d’aller au lycée. » Il a ce geste de précaution d’écarter mon épaule de la structure du dôme où je me suis appuyée, puis : « Alors quand je suis devenu directeur de l’institut des sciences de l’univers, la première chose que j’ai faite, c’est de me présenter à la grille à l’improviste ici. J’ai dit : N. A., directeur de l’institut, je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais si je pouvais entrer. Et c’était un moment étrange, ce moment où tu réalises que tu es passé de l’autre côté. »

Je rentre seule dans ma petite chambre aux meubles de bois 1937. La lune projette mon ombre. Une énorme météorite croise le ciel comme un bout de cigarette incandescent.

Je suis trop épuisée, la peau arrachée au contact de l’aridité de la fonction, je ne scintille pas, je ne connecte pas, je me terre dans quelque chose qui fonctionne à peine – je crois être à la ligne critique où tout s’est éteint et brûle par friction, se consume. C’est pourtant un marathon – cinq ans, je ne peux pas, n’est-ce pas, partir maintenant en flammes.

Can you feel the pain?
See the mess and trouble in your brain
Anger you retain, pressure rocks you like a hurricane
Is it time for you to jump into the next train?
Change of head, make a stand
I can see your heart change
Wake up!
No more nap, your turn is coming up
You feel lazy but stop the fantasies and bubble butts
If you need to hear, go for it
I will teach you how to feel the thing so close to you
Connect it all

Every day is a miracle

— Caravan Palace, Miracle, 2019

Son : pour ne pas rester morose, un peu d’électro-swing d’inspiration jazz manouche avec Caravan Palace, Miracle, in Chronologic, 2019

De la passerelle dans les chênes pubescents, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025
Le 120, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025

Zinc et lumières

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des toits bêle ce matin. Bleu et vert d’eau, aux cansons épais aquarelle frottés de pastel – perchés dans le ciel, la terrasse de bois échardé sous les pieds nus. Basques les troupeaux, séchés en jambon, et la pulpe des framboises éclatée dans la bouche. Jamais on n’est rassasié et le temps n’a pas trouvé l’échappatoire, il a glissé dans la torpeur sur le zinc surchauffé, le ciel éclate comme la pulpe, l’air estival et frais, l’épuisement, de lin et de mousseline.

Crépitant sur les mailles directrices, des pensées tamisées, la perspective d’obtention d’un demi poste en symbiose, et la First Light de l’Observatoire Vera Rubin. Les mille astéroïdes sillonnant le champ de vue dès la première nuit et la Galaxie inondée d’étoiles, à en blanchir l’univers dans un paradoxe d’Olbers.

Son : Stacey Kent, Colin Oxley, David Newton, Jasper Kviberg, Jim Tomlinson, Simon Thorpe, I’ve Got A Crush On You, 2000

Jacques Camus, Les fleurs bleutées, lithographie et pochoir, 1933

Été 2025 [2]

Été.

Je repense à ces séries d’étés révolus, aux cœurs et aux amour-propres brisés. Le départ et le retour des bois pennsylvaniens, l’étrange quiétude qui m’habitait alors sous le chaos, la force en sous-jacence.

Été 2025, et assez. Assez des ballottages hypocrites dans des sphères médiocres et sans science, assez des échiquiers à couteaux tirés aux règles inventées sur le tas, assez des méandres tortueux de l’esprit, des langages compliqués, des constructions bancales, assez des fous, des fake news, assez de courbettes aux déjeuners mondains insipides et sans corps, assez !

C’est le moment ou jamais d’être là, dans l’instant, sans me tromper, les yeux grands ouverts, les pieds l’un devant l’autre, funambuler sans trébucher

(et écrire, écrire bien sûr, pour permettre la respiration et la ponctuation)

trois mois, jusqu’au couloir de l’automne – et nous verrons ensuite : serai-je vivante ? où en sera la collaboration G. ? où en seront les États-Unis ? le monde ? et il sera alors temps de prendre les décisions suivantes. et de me coucher.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Nathan Paulin funambule © Chaillot – Théâtre national de la danse

Et un peu de Nietzche dans la foulée pour s’obscurcir le cerveau :

Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine (…) il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? (…) L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abyme… »

— Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883

Été 2025

L’été. La torpeur et le chaos sous des températures trentenaires. Un matin, à une formation management, je regarde le cercle des étapes du burn out, alors que pleuvent dans ma boîte mail et mes chats des messages qui disent étape 8, étape 10, bip bip voyant rouge… et moi ? je me demande. Moi ? O. ? Non, notre intelligence est justement de connaître cette ligne-là. Dès samedi matin, j’ai senti O. remonter la pente, et moi…

Rarement j’ai été dans un nœud aussi complexe de ma vie professionnelle – la recherche, la direction, les couloirs d’art et de science que mon livre a ouverts. On ne sait si demain notre collaboration G. triomphera ou s’écroulera, on ne sait si le bateau de mon laboratoire s’abîmera dans la tempête, et puis si une guerre mondiale éclate, ça n’aura de toute façon aucun sens, tout cela, n’est-ce pas ?

J’abats le travail comme à l’accoutumée, je ne me pose pas de questions. Mes journées virevoltent dans les ribambelles de sons, de chats et d’écrans, les réunions et les coups de fil qui portent chacun leur humanité, leurs pions stratégiques, leur pragmatisme et leur détresse, les voix et les visages circulent dans une densité et une compacité proche de l’étoile à neutrons.

Je tourne et je pulse comme je peux, aussi stable que le permet ma magnétosphère, mais la tentation du glitch est grande dans l’épuisement – psychique, physique.

Son : Joy Division, Disorder – 2007 Remaster, in Unknown Pleasures, 1979

Image mosaïque d’un cycle du pulsar du Crabe, données UBV obtenues avec le photomètre optique bidimensionnel à grande vitesse TRIFFID monté sur le télescope russe de 6 m. Golden et al., Astronomy and Astrophysics 2000, 363(2).

Varsovie [2] : Voilures et navigation

Peut-être que c’est Da., depuis Paris, qui me sauve de ce naufrage. Quand je lui glisse en passant que des membres du laboratoire me tartinent leur amertume, et qu’il m’écrit au bout de quelques lignes : « En fait, c’est vachement sain qu’ils te l’expriment. » D’un coup, tout s’éclaircit et je retrouve la plupart de mes neurones. La justesse que je ressens dans les échanges qui suivent – l’apaisement – j’espère qu’elle est réelle et partagée par mes agents.

Je suis ce que je suis, dans les couleurs qui me caractérisent. Dans les bois, en Pennsylvanie, en acceptant ce poste de direction, je me préparais aux marasmes et piques personnelles à répétition, je me disais : si ça me permet de travailler à mieux laisser glisser, à passer un niveau en tant qu’être humain, ce sera ça de gagné.

Je crois – certes cela ne fait même pas six mois – que c’est un peu mieux que cela. Ce n’est plus que je « laisse glisser ». Je suis en train d’apprendre à naviguer dans toutes les conditions météorologiques, en orientant les voilures, les déployant, repliant, en embrassant le vent dans ses formes d’énergie variées.

Il n’y a pas de lutte ou de friction : lorsque les mailles relient les mots, les personnes et les actes entre eux avec limpidité, il ne reste que cette fascination de l’humain dans sa singularité et en collectivité. Je suis directrice, chercheuse, autrice, femme, en interaction pure, et je contemple, fascinée, cet univers-là et les micro-influences de ma présence en effet papillon. C’est comme me plonger et vivre dans vingt films à la fois.

Son : Peter Gregson, Lights in the Sky, 2014

J. M. W. Turner, “Ship on Fire”, c. 1826-1830, Watercolour on paper, The Turner Bequest, The Tate Gallery, London

Emotions of Normal People

Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1,
Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.

Rouge, objectifs précis et détermination
Jaune, charmant et franc en fonction de la situation
Vert, bienveillance et altruisme
Bleu, méthode et perfectionnisme

Charmante déesse aux ivresses pénitentes ;

Bulldozer aux golfes d’ombres,
Qui bombille autour des puanteurs cruelles,
Cycles, vibrements divins des mers virides,
Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2

Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.

Son : Birdy, People Help the People, in Birdy, 2011

  1. Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
  2. Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959

The Architect

Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.

Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011