Winter is coming

Ça commence comme une perte de vue progressive, en réunions. Puis une succession de petits détails : un livre au dos noir dans la bibliothèque, tiens, le journal de Sylvia Plath, la voix d’Hannah Reid venant errer entre les neurones, le rinçage de cerveau par des reels de Jimmy Fallon et Jennifer Lawrence, pendant des heures. Le matin, je me lève, prends le RER, vais gérer les problèmes des autres et les morts, accueillir Voldemort dans son réveil, faire des discours, faire semblant de tout tenir, maintenir.
[Retourner dans les bois, hiberner.]

Excuse me for a while
While I’m wide-eyed
And I’m so damn caught in the middle

— London Grammar, Strong, 2013

Fragments de fin d’année vi.

K. est décédé d’un accident, brutalement. Une compagne, deux gamins. Un laboratoire (le mien) sous le choc, et toute une communauté de même.

Je parcours sans courage les photos, les témoignages partagés, je songe à analyser cette tristesse collective et me ravise. Il n’a pas dit adieu, et c’est peut-être pour ça que je ne suis pas en angoisse – encore un truc dont il faudra que je le remercie.

Son : Nadia Kossinskaja, Oblivion, in Guitar Dreams, 2020

Jean Arp (Hans Arp, dit), Papier déchiré, 1932, Centre Pompidou

Fragments de fin d’année v.

Sur la table ronde, insupportablement pleine de piles
C. a cherché un endroit « sérieux » pour m’emmener dîner
du sanglier parmi six assiettes, le vin minéral, le chef et des cailloux du Gobi que j’ai déballé de mon lange japonais / je voulais rester là

Le lendemain, j’ai traversé la grande dalle de Jussieu et on a bu du vin Élodie Balme, le saucisson était truffé et la tome fleurie, le magret fumé.
O., grave et léger –

Stop fermé mon tel / je m’échappe dans la pénombre. le marché fait du boucan, je m’assoupis quelques minutes.

Puis je reprends les monceaux d’appels et de messages / à chaque fois que je me réveille, le reflux de l’impossible ce n’était pas un rêve.

mais il y a tu vois un fil de personnes sur lesquelles on pose le bras, qui sont là. et on continue, ensemble

Son : Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Quiet Ensemble (IT), Solardust, 2023, at Into The Light, Grande Halle de la Villette, juin 2025

Fragments de fin d’année iv.

Irritée, viscéralement
quand on me présente des règles creuses
aux cailloux dans les chaussures et sable dans les rouages

alors : je décide de transmuter cette irritation en leçon de négociation
mon coach dit Ne pars pas tant que tu n’as rien obtenu.

ce soir-là, je lis une histoire de cheval dans le Journal Officiel ; j’énonce, in disbelief, que je la troquerais volontiers contre la redescente de mes crédits ERC. pour pouvoir réaliser ce qui me semble juste

Son : poésie nonchalante pour accompagner et lisser ces irritations administratives, Robert Schumann, Fantasiestücke, Op. 12: 1. Des Abends, interprété par Arthur Rubinstein, 1999

Carreaux-de-pavement-DS-4088 – N° Inventaire : DS 4088, Musée de Cluny, Paris, Période : 4e quart du 13e siècle

Fragments de fin d’année ii.

V. se lève pour jeter l’emballage des papillotes au chocolat noir. Campée dans ses baskets, son pull à mailles, et sa tasse de thé bien tenue, pour ne pas laisser s’échapper, ni la tasse, ni le reste :
— Tu donnes l’impression que toutes les tâches sont fun, même quand c’est pénible. Moi, je me nourris de ça, de ton énergie.

Elle a les yeux clairs qui pétillent. Elle glisse encore, avec une sorte de malice – quelque chose de la maman-tigre, de l’amie, de la collègue aux coudes serrés, de l’absolu et rassurant soutien enveloppé dans une humanité douce :
— J’aime beaucoup travailler avec toi. 

Son : Antonín Dvořák, Songs My Mother Taught Me (From Gypsy Melodies, Op. 55, B. 104), interprété par Sumi Jo, PKF – Prague Philharmonia, dir. Ondrej Lenard, 2019

Highgrove’s Wildflower Meadow, papier-peint par Sanderson au motif adapté d’une archive française sur le « Wildflower Meadow », développé en partenariat avec le King’s Foundation, détail

Thankful

Le cycle débuté ici se termine.

Trois années à me déclarer dans toutes les facettes, aux autres et à moi-même. Trois années en équilibre au monde, dans cette maille de personnes chères, à me nourrir, à donner, à recevoir, à tenir et à être tenue.

Tout ce dans quoi je me suis lancée, étrangement, a réussi. J’en ai profité pour cicatriser des nœuds séculaires. J’ai trouvé ce que je cherchais.

Alors la paix. La belle, puissante, lente et vaste paix qui vient tout couvrir et découvrir à la fois. Et quand vient la paix, aussi, je redeviens mère – ce qui est une autre étrange merveille.

Son : Thomas Newman, Orchard House (Main Title) – Instrumental, in Little Women, Original Motion Picture Soundrack, 1995

Dans une ville de banlieue parisienne, novembre 2025

Gobi [6]

Je me réveille d’un sommeil lourd, nous sommes déjà au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace ; du ciel, je vois cette guirlande, village de lutins, de fées dans des chaumières. Je suis dans un film d’animation, Klaus, Polar Express.

Dans la couche fine de mes paupières scintille la guirlande de mes seize ans. Au décollage de Londres, l’excursion à Cambridge, ce jour de décembre 1998 où ma vie a changé. Non ! où j’ai changé ma vie.

En ce moment tout est complexe, et je ne me jette pas à corps perdu dans de la célébration folle, même si je le pourrais – c’est ça peut-être la maturité ? Tout est d’une richesse heureuse, tout réussit, je sais pourtant d’où chaque élément provient, il n’y a pas une once d’impostrice dans ce que j’empoigne aujourd’hui. Je sais la joie dans laquelle j’ai construit, mais je sais aussi à quel point j’en ai chié et je peux compter à la jointure de mes neurones les cicatrices du vécu.

Alors je les touche une à une, et les larmes surgissent à chaque toucher, le souvenir des difficultés, des violences, le souvenir des émotions réelles derrière les histoires plaquées, réécrites ici dans une procédure d’auto-persuasion mythomane, ces souvenirs que j’accueille un à un et que j’embrasse, parce que ce sont eux qui m’ont faite, qui me tiennent aujourd’hui debout, à cette place qui m’est si chère.

Je brasse, sable, cailloux, grands ciels aux tons blancs, je brasse des dunes de colère et de réalisations, de tristesse et de compréhension. Je brasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette grande gratitude.

La gratitude à être et à avoir été. Et à tous ceux qui ont été merveilleux, ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, qui m’ont laissée intacte dans ce que je suis. Gratitude d’avoir su rester intacte.

Il y a encore tant à faire, que je souhaite faire. J’ai toutes les clés en mains maintenant, pour faire. Quelle chance inouïe.

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !

— Paul Valéry, 1920

Son : Antonín Dvořák, The Water Goblin, Op. 107, B. 195: I. Allegro vivo, interprété par le Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle.

Au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace, oct. 2025

Gobi [3.5]

En soirée, je suis rattrapée par le spokespersonship : O., Pf, Zy et moi avons une réunion au sommet assez tendue avec d’autres bouts du monde, en visio depuis le préfabriqué « cuisine », parmi les restes de cacahuètes et le cendrier improvisé.

Puis rattrapée par la direction du laboratoire : dans la même heure, la vie sombre des autres vient goudronner ma boîte mail, mais aussi une excellente première nouvelle attendue, puis une seconde étonnante… O. à côté de moi se bat avec ses codes : « Putain, mais c’est ça en fait, suis trop con. Tu vas voir comment je vais lui niquer sa mère. Et bam ! ».

Nous sortons prendre l’air et je lâche, en rigolant, alors qu’il boit une mauvaise bière et moi un Earl grey, devant Orion : « Je trouve que ma vie est un peu compliquée, quand même. » Il m’écoute dire les choses à demi-mot. Je ne veux pas le bassiner avec mes problèmes de direction, alors qu’on est sur le site de notre projet avec d’autres questions techniques et politiques. D’autant que je me sens coupable de ne pas être entièrement spokesperson, de faire mon autre job de directrice dans cette salle commune, comme si je me donnais des airs. Je balaie le tout : « Mais on s’en fout en fait. » Et lui : « Bah non, pas du tout, c’est vachement important. » À peine assis à la Work Room, il me voit dégainer des messages. « T’envoies combien de mails par jour, toi ? Tu sais qu’à chaque fois que j’envoie un mail, je pense à toi ? Je me dis : ça fait chier, mais rappelle-toi que pour Electre, ça doit être dix fois pire. » Il fabrique un cœur avec les mains.

C’était aujourd’hui la date limite qui avait été officiellement annoncée pour recevoir les résultats de l’ERC. « Vous auriez des nouvelles de la nôtre ? » demande O. sur le fil commun. Fr. est en train de bidouiller sur la machine d’analyses de données, qu’il appelle affectueusement « l’anal ». Ça dégouline beaucoup et ça rit aux éclats.

Les autres sont allés se coucher, tard dans la nuit, on bavarde sur le concept de bonheur avec F. Je n’ose lui dire tout ce qui s’agite juste sous ma peau, les ondes hautes fréquences de la jubilation, je ne sais pas ce qu’il en sera de toutes ces nouvelles – maintenant qu’on a une ERC, il va falloir trimer pour réaliser ce qu’on a promis, maintenant qu’on nous a accordé des postes au laboratoire, il va falloir trouver des candidats idéaux, maintenant qu’on m’a dit que je pouvais écrire quelque chose de puissant, il faut écrire… Il reste un quart de chat de Schrödinger, et les autres sont sortis vivants. Ce n’est pas juste qu’ils sont vivants, je me sens soutenue, si soutenue dans ce que j’entreprends.

Son : Aretha Franklin, It Ain’t Necessarily So, 1961

Extrait de Alexander Calder, Animal Sketching, 1926

Finely woven mesh

Enchaînement d’entretiens langoureux, au cœur palpitant et professionnel. Les gens, leur sensibilité exacerbée, leurs histoires, leurs colères, leurs maladresses, leur neuro-atypicité – leur besoin d’être et d’exister.

Curieusement dans cette grande salade le maillage se tient, la passoire laisse couler l’eau sale et retient le grain. Aux nouveaux entrants du laboratoire, je tartine des mièvreries à coups de « It’s a difficult world. It’s a difficult context. Now more than ever is it important that science institutes be a place of thoughtfulness, collaboration, sharing. » comme si j’avais fait un medley IA de Cat Stevens, John Keats et d’un ancien président américain.

Mais la vérité, c’est que j’y crois profondément. À ma science fondamentale comme dernier rempart de la diplomatie, à la gentillesse désintéressée des intérêts spécifiques autistiques, à cette polyphonie familiale nourrie à la reconnaissance seule, disjointe des profits financiers, et donc un peu disjointe de la réalité.

Je crois profondément à la qualité et l’utilité de chacun dans cette grande salade de goûts. Je crois aux mathématiques qui gouvernent les interactions, je crois au pragmatisme américain, à l’introspection française, je crois à la temporisation, à l’immédiateté, je crois, toujours, qu’il est possible de douter ou de ne pas douter, je crois aux choix et aux évidences.

J’essaie de transmettre ces notions à une table ronde Fulbright franco-américaine, quand on me demande « En tant que femme, percevez-vous votre façon de leader différente de celle des hommes ? » Et l’une des personnalités de la salle m’alpague à la fin « We all can’t get over how amazing you are. »

Je m’esclaffe et songe – comme vous me manquez, parfois, les américains, avec vos enthousiasmes débordants et vos validations, à la limite du dégoulinant mais sans hypocrisie aucune.

Je m’esclaffe : rien d’amazing mes amis, voyez plutôt Andromeda. Et si vous saviez comme je me trompe beaucoup, souvent. Mais je ne suis pas seule, ni pour me tromper, ni pour moins me tromper, et c’est la finesse solide de ce maillage qui me retient, qui nous retient, qui est si intéressante, si surprenante.

Son : la grande chanson du paternalisme, par Cat Stevens, Wild World, in Tea for the Tillerman, 1970.

Joan Konkel, “Passages & Promises”, finely woven mesh and acrylic on canvas
Joan Konkel, “Passages & Promises” (détail) finely woven mesh and acrylic on canvas

Peau douce et motifs

J’ai chanté sa chanson à K., il a posé sa tête sur ma cuisse, maman tu as la peau douce, il dit distraitement ; c’est l’heure du coucher, dans la pénombre je suis assise sur le grand lit et je plie le tas de linge. Un haut rayé de K., un pyjama Star Wars de A., des chaussettes dinosaures, un pantalon pastel. La tristesse, elle remonte comme un motif, dans la pénombre, un pyjama velours, un caleçon à bande marine, un polo en maille piquée gris, en leitmotiv avec l’eau dans la pénombre, K. cherche les paires de chaussettes, c’est toi, dis-je, qui as la peau douce. Je pense : c’est bien, c’est toutes les larmes qui évacuent, tout ça passe et me traverse, les jeunes, les vieux, les pas jeunes et les pas vieux, moi j’applique les recettes et je sers de véhicule, je ne suis que les représentations et les validations, je suis ressource – mais je veux rester humaine. Je pense une nouvelle fois à ce qui s’est révélé à Chicago. Un T-shirt toucan fatigué, un caleçon à carreaux, un jeans, des chaussettes poissons. Tout est plié avec l’aide de K.

Son : Toujours Vanessa Wagner – et Wilhem Latchoumia. L’urgence et les motifs dans ce mouvement minimaliste de Philip Glass, Four Movements for Two Pianos: III., in This is America!, 2021.

Paris, octobre 2025