Peut-être que c’est Da., depuis Paris, qui me sauve de ce naufrage. Quand je lui glisse en passant que des membres du laboratoire me tartinent leur amertume, et qu’il m’écrit au bout de quelques lignes : « En fait, c’est vachement sain qu’ils te l’expriment. » D’un coup, tout s’éclaircit et je retrouve la plupart de mes neurones. La justesse que je ressens dans les échanges qui suivent – l’apaisement – j’espère qu’elle est réelle et partagée par mes agents.
Je suis ce que je suis, dans les couleurs qui me caractérisent. Dans les bois, en Pennsylvanie, en acceptant ce poste de direction, je me préparais aux marasmes et piques personnelles à répétition, je me disais : si ça me permet de travailler à mieux laisser glisser, à passer un niveau en tant qu’être humain, ce sera ça de gagné.
Je crois – certes cela ne fait même pas six mois – que c’est un peu mieux que cela. Ce n’est plus que je « laisse glisser ». Je suis en train d’apprendre à naviguer dans toutes les conditions météorologiques, en orientant les voilures, les déployant, repliant, en embrassant le vent dans ses formes d’énergie variées.
Il n’y a pas de lutte ou de friction : lorsque les mailles relient les mots, les personnes et les actes entre eux avec limpidité, il ne reste que cette fascination de l’humain dans sa singularité et en collectivité. Je suis directrice, chercheuse, autrice, femme, en interaction pure, et je contemple, fascinée, cet univers-là et les micro-influences de ma présence en effet papillon. C’est comme me plonger et vivre dans vingt films à la fois.
Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1, Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.
Rouge, objectifs précis et détermination Jaune, charmant et franc en fonction de la situation Vert, bienveillance et altruisme Bleu, méthode et perfectionnisme
Charmante déesse aux ivresses pénitentes ; Bulldozer aux golfes d’ombres, Qui bombille autour des puanteurs cruelles, Cycles, vibrements divins des mers virides, Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2
Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.
Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959
Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.
Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014
Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.
L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.
Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.
Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.
Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.
Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011
Devant une énorme côte de cochon, à la sortie d’un conseil scientifique, V. raconte que petite, elle a trouvé un caneton abandonné dans une haie.
« J’ai écrasé des graines pour le nourrir, je le promenais en landau. La chienne l’avait adopté aussi, et il s’endormait entre ses pattes, il lui tétait les mamelons. »
J. et moi la dévisageons avec un air profond de WTF ?
« Oui, moi aussi je trouvais ça bizarre. (Un temps.) Et puis, ça s’est mal fini tout ça. Un peu à cause de moi. »
J’ai terminé depuis longtemps ma propre côte de cochon. Je me tourne vers elle. Son pull rose à mailles, ses cheveux courts, blonds, ses yeux bleu-gris – la petite fille qu’elle porte en elle et qu’elle chérit – à travers son père qu’elle a chéri.
« Le caneton a grandi. C’était une cane. Moi je voulais qu’elle ait des bébés. Des canetons qui la suivent partout, j’avais projeté mon film à moi, tu vois ? »
Alors son père est allé chercher des œufs de canard dans une ferme, la cane les a couvés. 21 jours, et toujours rien.
« Les oeufs étaient clairs, en fait, on a vérifié. — Et ? » nous demandons, J. et moi.
Elle répond : eh bien on lui a enlevé les œufs, mais elle est restée, tu vois. Elle est restée couver, elle ne mangeait plus. Elle s’est épuisée.
Je lui disais : allez, viens, mange, tu ne peux pas rester comme ça. Je lui disais, bêtement, mais j’avais dix ans, tu en auras d’autres des canetons, tu verras…
Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.
Toujours la même lumière – je traverse à la hâte le jardin des Plantes, O. m’a écrit : « Suis en avance, dis donc ! » je le rejoins à l’entrée de l’expo pour laquelle j’ai eu des invitations VIP, allez savoir pourquoi. Je lui avais proposé : « Les déserts, c’est un peu notre came, non ? Tu veux venir faire le guignol au Muséum avec moi ? »
Nous regardons ensemble les grains de sable, les pierres, entre blagues politiquement incorrectes et appréciation des belles choses, nous prenons le bruit de la pluie et du vent, la sculpture éolienne, les bêtes empaillées et celles dans le formol. Nous tenons, dans cette interaction pointue et si fluide, entre les îlots d’exposition, notre réunion stratégie. Avec O., le monde prend sa simplicité et son intelligence maximale, et en même temps, les fous-rires d’écoliers dans des flots de bêtises.
Deux heures qui me reconstruisent. Sa main passée dans mon dos, ma tête posée sur son épaule, gestes naturels, dans l’affection la plus entière, il me demande tranquillement : « Et ça va ? » Je réponds oui, que je pensais que ce serait pire, que c’est très bien, en fait. Nous devisons sur nos préoccupations respectives, nos responsabilités et nos agendas de folie.
Enfin cet échange, quand j’évoque ma difficulté à filtrer les micro-agressions sexistes dans mes nouvelles fonctions, et plus généralement à avoir les réactions justes dans des situations compliquées :
« Toi t’es vachement forte à ça, je me dis toujours. — À quoi ? — C’est comme l’autre fois avec les collaborateurs japonais. Tu arrives à leur dire que non, ça ne sera pas possible, on ne pourra pas faire leur truc, mais avec un ton super juste. Moi dans ces cas, je serais soit une fiotte, soit je leur rentrerais dans la gueule. Mais toi, tu arrives à être claire et agréable. Je me dis toujours que t’es forte. » Ce n’est pas ce que j’avais retenu de cette réunion : « Attends, mais c’est toi qui as été super fort ! Tu as réussi à retourner le projet et à le réinsérer dans notre contexte pour que ce soit intéressant pour G. Je me suis dit : il est vraiment bon. » On se sourit, et je prononce ce qu’on pense tous les deux : « C’est puissant, hein, toi et moi. »
Un peu plus tard, dans le RER, je réalise : O. vient de déconstruire ces mots bulldozer / rouleau compresseur. Ces mots qu’on me colle, peut-être parce que, comme je l’expliquais dans les notes ici, il a fallu devenir tracteur de chantier pour exister dans ce monde de mâles. Aujourd’hui, je crois plutôt parce qu’une femme efficace qui prend des décisions, affirme et agit, c’est déstabilisant. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que O. a changé de vision et/ou de vocabulaire ? Probablement les deux. Depuis dix ans, nous empoignons ensemble la science et les stratégies, parfois j’ai l’impression d’être une extension cérébrale de son être et réciproquement, nous grandissons, nous nous apprécions mutuellement dans les recoins du doute, et je lui dis, ce soir-là, entre les soubresauts de lézards et les drôles de sculptures de pierres : tu préserves mon équilibre, et si j’arrive à tout faire, c’est parce que tu es là.
Son : pour écouter Jean-Claude Ameisen parler de la physique de formation des dunes, du Rerum Natura de Lucrèce (1er siècle BC), du Patient anglais de Michael Ondaatje (1995) : Les battements du temps (2), in Sur les épaules de Darwin, 2011.
Et la chanson diffusée au milieu de l’émission : Lonny, Comme la fin du monde, in Ex-voto, 2022.
Exposition Déserts, Grande Galerie de l’évolution, Muséum d’Histoire Naturelle, iStock.com/jhorrocks/Ondrej Prosicky/hadynyah, avril 2025
Rouge, bleu, jaune ou vert ? À la sortie de la formation management, les couleurs de William Moulton Marston sont rincées par les trombes d’eau ; les pavés forment des rigoles où courent des ruisseaux, que je suis jusqu’à Saint-Étienne-du-Mont, le refuge à l’odeur de cierge et aux chaises de paille. On entend la pluie dans son déversement, à l’intérieur les entrelacs comme un lierre blanc sur les colonnes, le chemin aérien qui trace sa longue courbure, la pierre prend la lumière, encore la même, me dis-je ; pourtant je ne sais d’où – le rebond de nos âmes, la paix déposée ?
Sur l’aile gauche, les confessionnaux sont bien trop grillagés pour les chuchotements, mais la petite porte entrouverte le long de la chaire… Nous nous y glissons, escaliers en colimaçons, et de là-haut, le ciel vitrail et ses pochoirs de couleurs Marston, il ne reste plus qu’à rejoindre les tuyaux d’orgue, passer la main le long de leurs tiges et entendre vibrer les fondations. Tapis dans le sanctuaire musical, il me parle d’un almanach et moi de la question que L. m’a posée : « Est-ce que tu te sens plus complète ? » De là-haut, on devine la rue derrière le mur, il y a des mondes et des temps parallèles qui se déroulent. Il pleut à verse à t, mais dans le cône de lumière des passés en -t, l’air pique et le halo jaune du lampadaire dessine la scène de ces deux-là, danse brownienne en une dimension : dix pas, pause, dévisagement, renvoi des mots en ruban coulant, dix pas, pause… reprise en boucle algorithmique ; avant d’arriver au porche bleu paon.
Derrière le buffet d’orgue, il s’enquiert : « Et tu ne m’as pas dit ce que tu lui as répondu. » À cet instant-là, à t, le prêtre étudiant nous repère et nous somme de redescendre – les touristes s’arrêtent un temps (t+Δt) et filment sur leurs smartphones notre retraite pénitente vers les pièces cachées. Là, velours et dorures sur bois, l’autre musée de Cluny, nous insistons auprès de la sécurité prête à appeler la police, que nous souhaitons parler au Diacre. Le Diacre, cheveux frisés, joues, ventre, comme dans les images, arrive embêté – il était sur le départ. Alors j’explique d’une traite : « Père Diacre, c’est parce qu’il fallait vérifier. La lumière : d’où vient sa couleur depuis cinq semaines, les tuyaux d’orgue : voir si les noms étaient gravés, les vitraux : quand ils tachent les colonnes, et les mondes parallèles qui se déroulent de part et d’autre des murs pendant que s’épanche l’eau, il fallait arpenter les coursives dans l’air et chercher les réponses, une sorte de méthode scientifique, vous voyez ? »
Le Diacre s’est dit, euh, de quel univers ? elle est complètement tarée (et lui aussi probablement). Mais la lumière et l’eau, c’étaient les mots-clés de Sainte-Geneviève. Ça ressemblait un peu à un quart de miracle. Est-ce qu’on prend le risque de rater un bout de miracle, quand Dieu parle et envoie des délurés parés de grenats ? Et si Dieu se fâchait, mettait la pagaille sur le RER A ce soir ? On était déjà en retard, on raterait le concert à l’Olympia. Pris par le temps (|t|<δt), le Diacre décide d’enclencher la vérification symbolique, test ultime des fractions de miracles, et interroge : « La longueur de l’église ? — 69 mètres, » fuse la réponse à côté de moi. [Car il savait, évidemment.]
Nous sortons sur la place, le Panthéon nous tourne le dos, les touristes nous ont oubliés (t’ >> t), il pleut toujours, des seaux d’eau, c’est vraiment très drôle, alors nous nous abritons dans une pâtisserie japonaise et achetons un cake au yuzu, à partager sur nos jeans trempés dans le RER B. Le temps t* de redevenir des personnes réelles.
Son : Gabriel Fauré, Madrigal, Op. 35, interprété par The Monteverdi Choir, Sabine Vatin, John Eliot Gardiner, 1994
Le soleil bleu clair tache ma peau – pour le fuir, j’attrape mon sac et son odeur de cuir, la boîte de pâtisseries, sous le bras mon manteau au ruban à défaire. C’est le jardin secret, je m’enfonce entre deux tombes, me baissant sous les branches, les granits oubliés, aux bacs en plastiques dont les fleurs et la terre ont séché, la mousse sous les pieds et les crocus, les muscaris, ça et là, dans un débordement aléatoire et timide. La façon dont s’installe le printemps cette année, plus lente et plus respectueuse que les précédentes, l’éclaircie fraîche des terres et des espaces, d’eau et d’une fluctuation douce de température. Je fais des camemberts budgétaires, j’appelle mon responsable finances. Quelques pierres plus loin, on vaque à ses propres appels, puis on me rejoint, de l’autre côté du rideau de peuplier pleureur. Cuillères de bois au goût de chantilly et de crème de marrons, au goût du rire, assis sur une stèle bancale. J’aimerais expliquer – mais dans l’air les mots n’auraient pas la saveur de ceux posés sur une page – que ces bureaux inventés, c’est ma façon d’appréhender l’essence des lieux, des instants. En partager un côte-à-côte, seuls et ensemble, accessoires et naturels, c’est peut-être l’intimité et la connexion ultimes.
Dans une tristesse sourde, dans le grand silence de la vie et de la nuit, vous savez, lorsque vous avez étouffé de toutes vos mains ce qui vous était cher – au cas où ça serait bien –, je compose des planches et des camemberts Excel, des plateaux de fromage pour le CNRS, des graphes 2D cernés d’ombres qui se superposent et racontent que nous n’avons plus d’argent, AGDG, RPB, Subvention d’État, FEI, fluides et bâtiment propre, en fond d’écran j’ai la blancheur pastel d’une toile de Jouy et ces mots anciens « tu écriras d’autres livres en novlangue administrative savoureuse j’en suis sûr ». Parfois l’incongruité des instants dépasse les réalités, je souris devant mon écran, pourtant tout est d’une désolation aiguë, mais, me dis-je, si je ne souris pas de cette incongruité, qui le fera ? Et si je n’écris pas cette incongruité, à quoi est-ce que ça aura servi, cette tristesse-là, d’avoir tout gâché, d’avoir tout tailladé ?
L’oiseau chante dans la nuit, le même que celui de mes seize ans qui veillait sur mes aubes d’écriture. Il est trois heures du matin, je me rassemble pour la journée : 100k euros à la clé, deux postes, des tunnels de représentation et de stratégie, et des rames de métro.
Was it a vision, or a waking dream? Fled is that music:—Do I wake or sleep?
— John Keats, Ode to a Nightingale, 1819
Son : Mark Bradshaw récite John Keats, accompagné de Ben Whishaw et Erica Englert, Ode to a Nightingale, in Bright Star, 2016
Kubo Shunman, Un rossignol sur un rameau fleuri, circa 1800
C’est le déluge. Entre les gouttes, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur collège. La petite présidente du Conseil de vie collégienne qui nous fait une visite guidée privée, treize ans, fraîche, forte et douce, dont la future trajectoire brillante ne fait pas de doute, vaut la matinée sacrifiée — je la range soigneusement dans mon tiroir à personnages.
P. est revenu du marché avec oursins, Saint Jacques, ail de l’ours et une panoplie de brassicacées dont il lave les fanes à grande eau pour monter un pesto. Il s’est arrêté de pleuvoir, A. au piano fait ses gammes ; chez lui / chez moi, même les gammes sonnent comme des compositions. Je fais sauter les coraux de Saint Jacques sur un lit d’aillets, et dresse les noix en lamelles crues, zestes de bergamote, Riesling Grand Cru… Je demande à P. : « On fête quoi, là, exactement ? » Et lui : « T’as pas plein de choses à fêter, toi ? » C’est vrai, un brouhaha luxuriant de choses heureuses.
Le Riesling m’entraîne dans un sommeil sec et minéral. En émergeant, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur Conservatoire. Sur le chemin, je dépose mon sac chez le cordonnier, rafle un macchiato au café hipster, au Monoprix, j’achète une housse de couette et des taies, des pantalons pour A. qui m’explique : « Je n’aime pas trop les vêtements à la mode, je préfère m’habiller plus élégamment. » Puis des chocolats chez ma chocolatière, pour les visiteurs qui passent au bureau, avec ma carte achat de directrice.
De nouveau le déluge, les trombes d’eau. En attendant que P. vienne nous secourir en voiture-arche, on se réfugie à la maison de la presse où je repère mon livre, rangé entre Le crime organisé en France et L’inconscient. C’est important d’être bien entourée. A. achète des mini-stabilos, un pour lui, un pour son frère.
18h30, je m’extirpe de la voiture avec trois sacs de courses et le sentiment d’avoir bravement accompli mes missions logistico-familiales. P. [qui me connaît bien mieux que moi-même] zyeute mes achats. « On a des oreillers en 50×75, nous ? Non, ils sont carrés, hein. »
Je ressors sous la pluie qui en remet une couche, bottes en caoutchouc et parapluie, échanger mes taies d’oreiller. Et aussi réclamer la facturette de mes chocolats, que je n’ai bien sûr pas prise, alors que V. m’épinglait encore vendredi de ses yeux bleus, en insistant avec sa voix gentille-mais-je-ne-rigole-pas : « Electre, pour la carte achat, tu n’oublieras pas la facturette, ok ? » Pour la peine, je refais un crochet au café et verse l’eau à côté du verre, parce que pourquoi viser avec application, si on peut compter sur l’aléa ? Tout dans l’Univers a le déroulé attendu.
J. m’envoie une photo de sa fenêtre, son thé, le magnolia rose pâle et le soir qui se dépose. Nous échangeons nos magnolias.
Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Toujours je fais les choses vite et approximatives, toujours ça me fait perdre du temps, et celui des autres, toujours il y a une foule de mains tendues pour m’aider dans ces ratés, et je n’apprends jamais. Peut-être parce que c’est un peu magique, à chaque fois, de voir les choses reprendre leur ordre, le monde retrouver sa structure, les morceaux s’emboîter, et les gens et ces cœurs qui répondent présents, d’avoir la preuve par l’exemple que quoiqu’on fasse, j’ai cette place solide sur Terre et qu’on m’y ramènera, avec des mousquetons croisés et élastiques. Ce que les gens ne disent pas (?) de moi et qui pourtant cette fois-ci est vrai : je suis sacrément pourrie-gâtée.