Ce soir, ciel menaçant gris teinté de roses – et vent, comme s’il tournait. L’air plein d’humus et de sève, d’odeur rance des maisons américaines, et la pluie à venir. Je m’échappe dans mon bar aux lampes Tiffany pour siroter un cocktail pendant que je fais tourner des codes Python qui grimpent dans l’ionosphère à la recherche de la frappe qui marquera le sol d’un anneau Cherenkov. Ces derniers jours, enfin au cœur des actions, à la recherche du bruit galactique, à construire une banque de simulations, à écrire des équations ! Et cette ligne tant attendue dans mon courrier ce matin : « un brin baroque certainement, trop précieux par endroits mais efficace et surprenant : bravo ! » Les éditeurs parlent une langue qui leur est propre.
Son : John Harle, RANT!, interprété par la BBC Concert Orchestra et surtout Jess Gillam, flamboyante, au sax soprano, pour un shot de pêche et de joie teinté de folklore Cumbrian.
Entre chien et loup en Pennsylvanie, et la poubelle des voisins. Juin 2024
Couverture de Constantine Balanis, Antenna Theory, 1982
À l’université, je vais directement à l’imprimante. Je serre contre moi cette liasse de pages. Je ne veux pas les lire, je les range au fond de mon sac. Mon Antenna Theory pèse une tonne sur mon épaule. Je me pose dans un café, j’en grignote des chapitres et lis des papiers sur le beam-forming ; avec un étudiant, je m’engouffre dans les données prototypes à la recherche de bruit galactique. Je ne veux pas m’arrêter – et puis aussi, je plonge tête la première dans la préparation de la grande messe annuelle de la collaboration G.
Je me disais : j’ai écrit ce que je voulais. Trente-cinq ans que je voulais écrire. Et finalement, pas besoin d’un roman ; ce livre, c’est ce qu’il fallait cracher, il me ressemble aujourd’hui dans mon entièreté. Me voilà satisfaite. C’est comme si une case était cochée et que mon cerveau était passé à autre chose. J’ai envie de faire autre chose maintenant, quelque chose de nouveau que je n’ai pas encore touché.
Cette obsolescence programmée, je ne sais qu’en faire. J’aurais pourtant cru que l’écriture était ancrée en moi comme une identité. Mais même revenir ici ne m’intéresse plus tant. Est-ce que je vais mettre ma plume dans cette boîte à souvenirs de ce-que-j’ai-touché-et-ne-suis-plus ? J’attrape, je touche tout ce qui passe, m’intéresse et connecte aux domaines, aux choses, aux gens – mais je ne suis éternellement que de passage. Où est-ce que ça me laisse ? Dans quel monde ? Quel intérêt ? Et que serai-je ? Aurai-je jamais une quelconque consistance, un corps – ou serai-je pour toujours cette coquille superficielle, fausse et vide ?
Jusqu’à trois heures du matin, c’était le délire. Un étrange délire, et je me suis couchée hagarde, dans un entre-deux, sans autre sensation que celle du flottement et de l’inachevé, alors que pourtant…
À midi, après toutes mes réunions visio dans la cuisine, je sors dans le grand soleil, chapeau, robe et lunettes noires. Sur le perron, je trouve un colis. C’est mon kit Arduino qui vient d’arriver. Quel timing, me dis-je.
Je lève les yeux vers le nid de petits oiseaux rouges qui se sont installés sur notre façade, juste à côté de la porte d’entrée. Depuis un mois nous avons observé avec ravissement les cinq œufs bleus éclore, des machins aux gros yeux bouffis et sans plumes se blottir les uns contre les autres, les ailes pousser, les becs déjaunir. Aujourd’hui, quand je m’approche du nid, d’un coup toute la flopée s’envole dans un merveilleux bruissement.
J’aurais pu pleurer pour ce moment-là, vous savez. Que les oisillons choisissent ce jour, ce jour particulier qui fait suite à cette nuit particulière, pour s’envoler. C’est toujours ces incroyables aléas de la vie que je veux interpréter comme des signes. Le signe qu’il faut continuer à magnifier cette vie – que je ne me trompe pas de lentille, de direction.
Son : La voix profonde magnifique de Tokiko Kato, 時には昔の話を (Tokiniwa mukashino hanashiwo) qui clôture l’un des plus beaux films existants : Porco Rosso, de Hayao Miyazaki, 1992. Toute ma vie j’ai cherché à rendre cette impression-là : la fin, la non fin, la suspension, la nostalgie et les espoirs, les commencements de tout.
Au matin, entre deux réunions, je déroule avec un certain attendrissement le ruban de mon texte repris, des boulons un peu mieux resserrés, des coutures qui se voient moins, un long fichier blanc et noir qui porte tant de nuances. Et ces mots qui se glissent soudain dans ma tête : « Je crois que ça me ressemble. » Je savoure l’instant, car je le sais éphémère ; la satisfaction dans la création, c’est transitoire comme les signaux radio que l’on cherche…
J’ai quasiment tous les ingrédients pour écrire le final, discuté avec K., avec M., lu des articles et regardé des coordonnées dans le ciel, je suis prête à m’y mettre.
Et finalement, je fais ce qu’il faut. Je relis la bio de Chandra par Kameshwar C. Wali, en particulier, toutes les pages édifiantes que je n’avais pas lues. Il faut toujours, toujours se nourrir – comment avais-je oublié ? Ensuite j’ouvre une page blanche et en une nuit, je ré-écris entièrement mon chapitre. Tout coule. L’évidence : il n’y a que ça de vrai.
Me voici en train de reprendre mon chapitre Chandra pour la énième fois. Il y a des chapitres maudits, comme ça.
Prête à tout ré-écrire, j’ai essayé de me ré-imprimer le contexte dans l’esprit. Son bateau, sa masse stellaire limite, sa mère malade… Bizarrement, ça ne résonne pas du tout. L’autre bio historique que j’ai faite est celle de Karl Schwarzschild. Je me dis : ce que j’ai fait avec Karl, je devrais pouvoir le faire avec Chandra ?
Et je finis par comprendre pourquoi je n’y arrive pas. Chandra est trop droit. Trop pieux, trop fils modèle, trop parfait, trop végétarien, trop dans une culture qui ne me parle pas du tout. Sa droiture et son élégance sérieuse, sa dévotion pour sa famille, la façon dont il économise en ne mangeant que des patates bouillies et s’en contente, je trouve tout ça remarquable – mais personnellement, je n’accroche pas.
J’étais tombée amoureuse de Karl, ses yeux pétillants, sa joie débordante, ses petites blagues au détour des tranchées, son envie de tout saisir, sa vie passionnée et tragique. Chandra me met mal à l’aise de bienveillance, de rigueur, de retenue, de sa promesse tenue à son père de rester digne de sa culture.
J’ai écrit Chandra dans la peur que les gens qui l’ont connu trouvent son personnage mal cerné. J’ai écrit Karl avec le cœur, l’envie profonde en moi de transmettre son message de joie et de folie.
Il va tout de même falloir trouver une façon de mettre sa science en scène, de lui faire honneur en filigrane, et que l’ensemble atteigne une certaine vibration. C’est presque comme un jeu d’actrice…
The Legend of Zelda, sur NES, 1986 (!). Évidemment, il fallait penser à brûler les buissons…
Dans mes pérégrinations musicales aléatoires, je tombe sur la B.O. de La légende de Zelda [ne me demandez pas d’où je suis partie pour que ce titre me soit proposé]. C’est amusant, la madeleine que représente cette mélodie simple, composée pour l’horrible son électronique de la NES. Tout de suite, on se retrouve projeté dans ce monde de quête, entre les buissons magiques et les murs de châteaux. À l’époque, les pixels étaient rares et pourtant, l’imagination de chacun terminait l’Univers. Finalement, c’était un peu comme un iceberg.
J’écoute donc l’ensemble de l’album alors que je travaille des bricoles chiantes de mon livre : les concordances de temps, les répétitions*. J’ouvre Le Rivage des Syrtes pour vérifier une citation, et la plongée dans ces pages avec la bande son dans les oreilles me perturbe au plus haut point.
C’est certainement un peu trop héroïque au goût de Gracq, mais il y a probablement des lignées similaires. Deux créations si lointaines sorties du chaudron commun d’une civilisation en quête de fantaisie. Le médiéval et la magie se retrouvant propulsée sur l’avant-scène par les romantiques, dont Wagner au premier rang. De là naissent le Rivage – Gracq a été profondément marqué par le compositeur dans sa jeunesse, le décrivant comme l’une de ses rencontres fondatrices. Tolkien a, je crois, nié l’influence de Wagner, mais il est difficile de ne pas repérer des points communs (une histoire d’anneau, pour commencer…). Gracq évoque Tolkien dans ses Noeuds de vie. Leur démarche est très différente mais ils se rejoignent dans l’Univers.
Et Zelda, dans tout ça, est évidemment inspiré de Tolkien, raconte son créateur Shigeru Miyamoto. Zelda, certes damoiselle en détresse dans la plupart des volets, a la particularité intéressante d’avoir été prénommée d’après la romancière américaine Zelda Fitzgerald. Oui, celle qu’on a enfermée dans une clinique psychiatrique avec interdiction d’accès à tout papier ou crayon, pour qu’elle se suicide finalement. Je l’ai citée quelques fois dans ces pages.
Deux questions : quel est le pourcentage de joueurs, ou même de fans, qui sont au courant de ces sources** ? Et l’autre, plus intéressante : si jamais, une fois mon livre terminé, je me mets à jouer au dernier Zelda, est-ce que ça va faire un trou de six mois dans mes recherches ?
*Lorsque vous faites une recherche systématique de « extrêm » et que ça vous envoie 29 occurrences, qu’il faut donc les remplacer une par une par des synonymes ou tournures différentes, que les synonymes en question ont une occurrence de 14…
**Je trouve ça fascinant, les chemins que peuvent prendre les différentes influences culturelles pour atterrir dans les recoins les plus inattendus. Je me demande aussi quel est le niveau intellectuel et culturel des gamers en général.
J’écris à mon éditeur [qui fait le mort, il doit boucler urgemment un livre sur la physique olympique, me dit-il, et je me retiens de lui répondre : je ne comprends pas tes priorités] : « Voilà, il me reste juste le final, et avant de m’y attaquer, je vais d’abord prendre un moment pour resserrer les boulons sur l’ensemble. »
Religieusement, j’imprime mes pages sur l’imprimante de l’université [j’espère que les étudiants qui paient des frais faramineux me pardonneront cet abus]. Religieusement, je récupère le paquet de feuilles, et je trouve avec une petite émotion, que ça fait de la masse. Religieusement, je m’installe sur l’îlot de bois de ma cuisine, un crayon bien taillé entre les doigts. J’entame le texte en me disant qu’il faut être détachée et critique.
Et c’est l’horreur intégrale. C’est tellement ennuyeux que je n’arrive même pas à me relire. Mais qui va lire ces tartines techniques et dégoulinantes ? J’ai toujours trouvé les livres de vulgarisation chiants à mourir. Je me rappelle pourquoi j’avais toujours refusé d’en écrire un. Mais mon Dieu je suis en train d’en terminer un. Quelle pollution pour la littérature, pour les rayons de librairies, pour les collections de cette maison d’édition ! Il faut me rendre à l’évidence : je suis en train d’écrire un livre chiant à mourir.
Note 1 : Est-ce que ça me met à un rang proche de Proust ? Note 2 : Est-ce que Proust est en train de se retourner dans sa tombe de l’insultante comparaison ? Note 3 : Est-ce que des gens vont lire la partie scientifique chiantissime en se disant, comme moi à l’adolescence, quand je lisais et ne comprenais rien à Stephen Hawking, « hmm hmm je me sens très intelligent en lisant ce truc chiant » ? Note 4 : Est-ce que Hawking est en train de se retourner dans sa tombe de l’insultante comparaison ?
Philippe Geluck, dans « Geluck pète les plombs », 2018
Je sors de chez moi dans une jungle humide. Hier, il faisait à peine douze degrés. Soudain il en fait presque trente et la pluie des dernières semaines est remontée du sol pour saturer l’air. Le vert m’assaille de toutes part comme un plongeon dans l’été. Immédiatement mon corps réagit comme si c’était le temps de l’étirement, de la lascivité, des départs sur de longues routes au bout du monde, bordées d’eaux et de villages.
Hier, enfin j’ai fini par me sortir du décalage horaire que je traînais et qui me dégommait dans le sommeil le soir tombé. Jusqu’à une heure du matin, j’ai arpenté des déserts avec une antenne dans le coffre, essayé de poser ce sentiment de minéral absolu dans mon chapitre. Pour retrouver mes sensations, j’ai fouillé dans de vieilles pages, et j’ai retrouvé ceci. Je n’ai pas envie que O. soit injustement taxé de harcèlement ou autre non-#metoo-itude par les temps qui courent, alors ça ne finira pas dans mon texte. Mais je me disais : c’est dommage, parce que c’est exactement ça, notre relation. Le partage des aventures et des choses belles dans une telle convergence, que l’appel et la connexion transcendent tous les formats.
Henri Rousseau, Femme se promenant dans une forêt exotique, 1905, à la très bizarroïde Barnes Foundation, Philadelphie – à visiter absolument pour un shot d’art impressionniste et d’incongruités.
En sortant du onsen, le cerveau vide, à attendre tranquillement que O. sorte du côté hommes, je découvrais ces lignes de Gracq, dans Lettrines. Plus tard, le dernier dimanche, sur le chemin de l’aéroport, je m’étais arrêtée à Hamariku-koen, et j’avais pris un matcha accompagné d’une sucrerie pour relire ces mêmes lignes – et le reste des pages aussi, d’ailleurs [Merci, J.].
Comme un organisme, un roman vit d’échanges multipliés : c’est le propos d’un des personnages qui fait descendre le crépuscule et la fraîcheur d’une matinée qui rend soudain l’héroïne digne d’amour. Et comme toute œuvre d’art, il vit d’une entrée en résonance universelle — son secret est la création d’un milieu homogène, d’un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens.
— Julien Gracq, Lettrines, 1967
Quand je suis revenue et que j’ai vu mes chapitres 12 puis 9 se déposer comme des ailes qui se referment dans un bruissement et une herméticité parfaits, je repensais à ces lignes. Je disais à P. : « Il va falloir resserrer tous les boulons sur l’ensemble, car c’est exactement ce que je voudrais faire : que chaque mot, chaque phrase résonne avec le reste, que tout soit là pour une raison. Et l’iceberg précieux dans tout cela, c’est qu’il ne faut pas que ça se voie. Il faut que ça ait l’air de rien, qu’on ne remarque aucune des coutures, des boulons, que tout ait l’air d’un tenant sans qu’on ne s’y arrête. Il faut que les efforts soient invisibles. C’est ça, la force, la beauté, la puissance. »
Ensuite, je relis quelques bribes de mes premiers chapitres et je rigole de moi-même. Bien sûr, il y a trop de coutures, de boulons, de grossièreté pour que je n’arrive jamais à quelque chose d’aussi rond. Genre, « je vais faire comme Julien Gracq ». Mais LOL.