L’encadreuse de la rue Losserand

J’ai couru, parce que comme toujours en retard. Je l’avais prévenue, elle avait gardé sa boutique ouverte un peu plus longtemps. Je sonne, elle vient m’ouvrir et le chien aussi. Et immédiatement, je me dis : « Ça y est, je peux me détendre. » Chez elle, on est dans un autre temps, un autre monde, la boutique sent le bois, la colle, le papier. Le chien, il est comme elle. Apaisant et nonchalant, mais en même temps précis. Elle sourit devant la petite peinture du grand Jules (Flandrin) que je lui apporte. Elle pose une Marie-louise, une baguette de chêne, un verre anti-reflets et comme j’acquiesce, m’annonce de sa petite voix guillerette et douce : « Ça va être très mignon. »

Je pensais à Jules (le fils) qui m’a appris chaque coup de pinceau, de crayon et de pastel, me racontait Henriette Deloras (sa mère) et Jules Flandrin (son père) et leur clique, les Bonnard, les Matisse, Paris et Corenc. À son clocher qu’il ne voulait plus quitter, la façon tarée dont il conduisait sa petite voiture sur les routes de Chartreuse, toutes les lettres échangées, les messages qu’il laissait sur mon téléphone, une fois que j’avais quitté Meylan. Sur le répondeur, je l’entendais siffler pour faire la conversation aux merles. « Ma petite fée, » qu’il m’appelait. Entre le collège et mes quarante ans, je crois n’avoir jamais réalisé le trésor que j’avais en cette relation. Jamais je ne me suis posé de questions ou ne me suis interrogée d’avoir tant été chérie. Et c’est très bien, probablement.

Un jour, sa compagne m’a écrit. « Tu m’avais demandé de te contacter s’il arrivait quelque chose à Jules. »

J’ai retrouvé ensuite une série d’estampes japonaises qu’il tenait de son père –qu’il avait commentées de sa plume espiègle, un grand pastel à lui de femme nue qui m’avait plu, et cette petite huile de son père. J’ai tout fait encadrer.

L’encadreuse de la rue Losserand, elle sait pourquoi chacun vient avec son œuvre à mettre sous verre. Son regard, ses choix de couleur et les mots qu’elle prononce sont une extension de l’histoire. Comme si elle venait apporter cette closure que nous cherchons dans la démarche, et que par ces gestes artisanaux, séculaires, elle parvenait à sublimer le souvenir pour nous permettre d’avancer.

Maman chatte et petit Julo, Jules Flandrin, circa 1932

Bruxelles corporelle

Bruxelles comme une parenthèse corporelle : mon corps se lève à l’aube, prend l’un des premiers Eurostars avec la nausée, les métros, Arts-Loi, Pétillon… prend une dizaine de cafés avec une dizaine de collègues dont mes oreilles et ma bouche prennent les nouvelles mensuelles dans un chaleureux rituel.

Dans son bureau tout décoré pour Noël et des photos de ses trois fils, S. me confie les problèmes sérieux sur leur expérience radio au Groenland ; je tais mon étonnement et mon émoi en constatant que nous les avons rattrapés avec nos détecteurs dans le Gobi. [Ce temps me paraît inconcevable et pourtant c’était presque hier, où nous piaffions d’impatience avec nos antennes dans un garage pendant que covid continuait ses affres.]

S. me parle de son rythme de vie, de ses enfants, me montre des films d’éclairs en trois dimensions et des profils longitudinaux de gerbes avec deux bosses, comme les chameaux.

I. me fait monter à son appartement art déco, me présente toutes les peintures de sa mère, son chien qui boîte, et quand je repère une photo dans son village natal, elle dit en souriant : « C’est bizarre de me dire que je suis la seule encore en vie. De ma famille, il ne me reste plus qu’un cousin, j’ai enterré mon oncle cet été. C’est pour ça, aussi, tu sais, que souvent je suis à cran. »

J. est de retour à Bruxelles pour quelques jours. Il est parti à Amsterdam pour prendre un poste très important. Il m’emmène dans une brasserie de luxe bruxelloise. Les cinq services arrivent accompagnés de bières que J. explique avec le lexique de l’émerveillement. J. : bon vivant, généreux, directeur de son institut à 32 ans, d’une pertinence et d’une patience remarquables, il a toujours soutenu mon projet, continue à faire de la science avec son armée de doctorants, à être présent pour chacun, et à prendre cette longue soirée pour dîner, écouter, partager son expérience.

Dans mon hôtel au style industriel assumé mais un peu trop froid, je corrige les slides de mon doctorant et ses figures. Toute la journée j’ai échangé avec lui dès que j’avais quelques minutes – il a une belle résistance à la pression des résultats à sortir. Au matin, j’ai 4h de sommeil dans le corps et mon train une demie heure de retard ; je me console avec une gaufre. Pendant que l’Eurostar avale les kilomètres par centaines, nous échangeons encore, je corrige, il implémente, il corrige, je commente. Sa présentation est à 15h.

À 11h, j’arrive dans ma rue, en chattant avec mon doctorant sur mon téléphone. J’ai trois réunions devant moi, une soirée team building, et des semaines chargées qui se suivent dont je ne comprends plus les imbrications.

Et d’un coup, j’éteins tout, j’annule tout. Je dis à mon doctorant que c’est très bien et de se débrouiller pour le reste. J’écris à O. que c’est chaud désolée.

Je ne sais pas où j’ai posé mon corps, mon cerveau, mes yeux, mes oreilles, les bouts de science et de vie que j’ai avalé en boulimique. À première vue, je crois que tout s’est translaté d’une seule pièce.

Par contre, mon sac est resté dans l’Eurostar.

Dernière silhouette de mon sac avant sa disparition dans le Domaine des sacs oubliés par Electre, Bruxelles, nov. 2024

Curieux, le froid qui s’engouffre à l’aube des fêtes, à l’aube de l’hiver, à l’aube de la sortie de mon livre.

La dernière entrevue avec mon attachée de presse et mon éditeur m’a rappelé que les genres ne se mélangent pas, que j’ai écrit un livre de science et que le style, la narration importent peu. Ce qui importe, c’est tout ce qui est artificiel pour moi : le bling bling de l’univers violent. J’ai accepté ce pitch-là et je le vends, je l’ai joué, je le jouerai et le vendrai dans les entretiens.

Dans les entretiens, je serai astrophysicienne. Celle imaginée par le public.

Mais ce n’est pas cela que je veux être.

Ce n’est pas cela que je veux être, et ce n’est pas non plus directrice de mon laboratoire que je veux être. Un chercheur au café, me glissait « Tu l’as voulu. » puis voyant ma moue, a corrigé « Tu as consenti en tous cas. » Oui. J’ai consenti.

J’ai consenti et c’est trop tard, mais ai-je encore une fois été faible ou me suis-je cru surpuissante ? Les deux probablement.

Le froid, cette impression que je vais encore une fois traverser un désert. Désert de glace, désert d’écriture, car si je ne suis pas lue, à quoi bon écrire, et puis de toute façon, à quoi bon écrire car comme disait Sylvia : Can I write?

Can I write? Will I write if I practice enough? How much should I sacrifice to writing anyway, before I find out if I’m any good? Above all, CAN A SELFISH, EGOCENTRIC, JEALOUS, AND UNIMAGINATIVE FEMALE WRITE A DAMN THING WORTHWHILE? Should I sublimate (my how we throw words around!) my selfishness in serving other people- through social or other such work? Would I then become more sensitive to other people and their problems? Would I be able to write honestly? Then of other beings besides a tall, introspective adolescent girl? I must be in contact with a wide variety of lives if I am not to become submerged in the routine of my own economic strata and class.

— Sylvia Plath, The Unabridged Journals of Sylvia Plath, orig. published 1982

Tout est dit, pardon, tout est écrit ; comme toujours avec Sylvia.

Alors, cette mauvaise écriture, y a-t-il seulement un sens à essayer de l’entretenir ? À ne pas être lue mais à cracher ici pour continuer à étaler ma bave de mots dans des filaments visqueux ? Trop lyrique, précieuse, baroque, lorsque le partage n’existe plus, lorsque je suis seule à causer, est-ce qu’un jour j’écrirai ce livre qui sera publié et surtout lu, ce livre qui n’est pas juste un instrument de science ? Est-ce que j’ai une quelconque poésie en moi qui va au-delà du narcissisme, est-ce que ça résonne ailleurs ? Est-ce que comme toujours, je ne suis que montée sur mes grands chevaux, avec mes grands mots et mon mélo, à croire que j’habille des clichés avec une quelconque touche d’originalité ?

Chère Sylvia, je ne sais pas si j’aurai le courage ni la force d’être tout ce à quoi j’ai consenti et ce qui est attendu de moi. Et au milieu de tout cela, de réussir à être ce que moi, je souhaite, ce que je désire être, et qui ne bénéficie à personne. À personne d’autre qu’à moi-même.

Chère Sylvia. Si tout est raté, il y a toujours ça : les serviettes, le calfeutrage tout autour de la porte, le four comme ami, et pop. Ce moment où la pensée rencontre le geste. Si tout est raté, ma chère, la bipolarité nous sauvera de tout.

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Dans l’objectif et la lumière

La coiffeuse au matin me voit arriver en retard, décousue et éparpillée, avec trois sacs, une housse contenant une panoplie de robes, elle me met des patchs sous les yeux, dompte et lisse mes cheveux, ainsi que mon stress disproportionné.

J’accueille Franck entre plusieurs fonctions que je dois remplir – pourtant, j’avais libéré mon agenda pour cette séance. Quand je le rejoins, il a installé, dans la quiétude historique du bâtiment voisin, loin de l’agitation de mon laboratoire, de grands parapluies argentés et des lumières, des branchements et une longue toile rouge-Electre (coïncidence ?).

Franck, tout de suite, je l’aime beaucoup. Il a une gestuelle à la Woody Allen, timide, hésitante, courante, et soudain « Oh ! » il s’arrête, à l’endroit exact où la lumière s’est posée parfaitement sur ma joue. Son regard émerveillé, le trésor trouvé, à cet instant, je me fige pour qu’il puisse créer librement. Dans cette démarche où il cherche le rayon juste sur le grain de ma peau, et puis le rebond de mon âme, mais sans aucune insistance, sans qu’à aucun moment, je ne me sente fouillée, par petites touches de pinceau et de claquements d’appareil – j’ai oublié qu’il s’agit de faire mon portrait pour une couverture de livre.

Quelque chose de nouveau et d’enivrant : de prêter mon contour au cadre, à la couleur, à cet œil noir et vitré qui me capture. Je ne suis pas photogénique, mais ce n’était pas le propos, ce qui importait c’était le rouge-Electre en arrière-plan et son contraste avec ma robe graphique, mon pull noir, l’angle de mon visage, le bois, et les gestes simples qu’il me demande d’imprimer, et sa chorégraphie douce qui permet d’entrer dans un autre degré de songes. Il me parle avec pudeur de son piano à queue, de Mendelssohn et de la Fantaisie de Schubert.

Je pensais détester l’exercice, et il me terrifiait. Finalement, c’est une poésie de plus à inscrire dans l’aventure éditoriale.

Son : Franz Schubert, Fantasy in F Minor, D. 940 (Op. 103), For Piano Duet, interprété par Maria João Pires et Ricardo Castro, 2004

Quelque chose de Ed Hopper parfois, dans le traitement de la lumière chez Franck – mais je n’y connais rien en photographie. Ici, Edward Hopper, Chop Suey, 1929

La beauté protégée

De retour de la Comédie française, dans la zébrure des phares sur le périphérique, je songe à Roxane et à cette défaillance de recevoir de la beauté, à vous seule destinée, créée pour vous, un peu par vous.

J’ai vécu cette défaillance.
C’est une défaillance. Une attaque cardiaque. Un manque d’air et de sang et la propulsion dans un autre univers qu’on ne savait pas. Plus jamais on n’est la même, après cela.

Et probablement de l’avoir vécu, je devrais être comblée, être certaine d’avoir touché l’essence de la vie.

Cette essence, elle ne peut être que courte et éphémère, comme chez Cyrano, interrompue fort à propos deux fois par la mort. Il doit y avoir un obstacle qui rend ces défaillances impossibles à filer, ces battements impossibles à soutenir dans le temps. Ces beautés offertes, elles doivent l’être dans l’ombre et dans la surprise, dans des langueurs transitoires et tragiques. Dans des étiolements mais qui ne choient pas dans la routine, dans les forces puisées dans des attentes vaines, dans une sérénité métastable aux chatoiements soudains. Dans les constances inconstantes.

Voilà ce qui a été vécu, et qui ne pouvait être sinon. Pendant si longtemps je n’ai pas compris, comment les empreintes de nos mains fluctuaient de leur encre. Le rôle joué par celle qui fermait les passerelles. Pourquoi j’avais été mise dans un placard pieds nus, après avoir été nourrie comme une princesse grecque.

C’était la version moins dramatique que la mort.

Nous pensions – tu pensais – sauver le quotidien. Être de ceux raisonnables qui prennent la ligne classique de droiture. En réalité c’est le grand théâtre de la vie qui se jouait en nous, en dehors et au cœur de nous, sa façon à elle de protéger la beauté, de garder intact l’éclat des sons, la lumière des mots entrelacés d’images. Nous pensions subir la réalité et c’est la grâce de la pièce qui a coulé sur nous.

J’ai compris maintenant, et je chéris cette distance qui protège la défaillance, celle qui a été, celle qui dans le futur reste quantique, probabiliste. La distance qui permet de donner corps sans corps, à des mots sans mots, à des messages qu’on sait existants mais que l’on n’ouvre pas, afin qu’ils restent sous forme d’esprits et de pétales.

À l’ellipse.
À l’éphémère qui ne l’est pas, mais l’est par nécessité.
À la beauté qui nous lie, à l’instant où on la rencontre, car nous sommes alors l’un pour l’autre notre première pensée.

Pennsylvanie, février 2024

Menino

Yo-Yo Ma et Kathy Stott.
Menino de Sergio Assad dans son arrangement violoncelle – piano
et le Cantique de Nadia Boulanger
Il dit en français [Yo-Yo Ma est né à Paris et y a vécu jusqu’à ses sept ans] : je dédie ce concert à la collaboration, et à la musique qui se construit sur les épaules des géants, la passation… Ils jouent Fauré, qui a enseigné à Nadia Boulanger, qui a enseigné à Kathy Stott.

C’est leur dernier concert ensemble, et ils ont choisi avec soin, dit-il, des morceaux qui évoquaient des moments forts.

Menino, délicat ciselage de nostalgie et de folklore ; Sergio, je l’imagine les yeux clos devant le lac Michigan à perte de vue, assis, vide, sur sa chaise. Puis le moment où, une guitare entre les bras, dans cette posture courbe et tendre, il se mue en musique.

Je transmets le message de Yo-Yo Ma à Andromeda, qui me répond Wow, Sergio est très touché.

Et ainsi, depuis ma place au 2ème balcon, à côté de l’oreille toujours appréciative de A., ce bout de fil insolite tendu de la Philharmonie de Paris à l’autre bout du monde, d’auditrice et interprète au compositeur ; de création à envolées et réception.

Sons : Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Menino, in Obrigado Brazil, 2003
Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024

Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott & friends

Au bureau, en transit à Prague

Moins profane, déjà, de lire Duras à Prague.
Et ce pont dans la brume qui monte du fleuve, en grandes bouffées riches, les morceaux de glace qui flottent, polystyrène ou piquant de l’eau
la lumière caressante derrière ces volutes, éclairant le château en surplomb – je ne connais aucun nom de monument à Prague.
J’ai fait un saut en ville, juste pris mon cappuccino au lait d’avoine dans un petit café antique, comme il était nécessaire. Je n’allais pas passer 6h à l’aéroport avec un Costa Coffee…
Prague. J’étais déjà venue avec A. – une histoire de pari, je ne sais plus lequel. Elle ne m’avait pas charmée alors. Là, elle m’est mystique, sortie de l’eau avec des démons et des anges européens. Quelque chose de froid, sophistiqué, piqueté de gothique. Juxtaposition bizarre parmi mes translations. Mais je prends tout, vous savez ; le fil conducteur qui maintient mon cerveau : les 5 documents et les lettres en retard de mon ERC. Autour, mettez-moi dragons chinois ou tchèques, chevaliers en armures colorées, cafards de tous horizons, brumes ou sécheresse, je prends, et les écrirai pour les savourer plus tard, je promets.

Six heures de transit à Prague, brume et ERC avec un cappuccino au lait d’avoine, nov. 2024

Écriture en boucle : réflexions d’un ChatGPT vivant

Le risque de pondre des billets en série pour vider son cerveau, en se relisant à peine, c’est qu’on quitte l’« exercice d’écriture » et pour tomber dans le journal intime à vomir qui conjugue bisounourserie, autocomplaisance et style lourd… [Je déconseille aux rares lecteurs de ces pages de lire les billets qui précèdent, sauf besoin d’un vomitif.]

Je crois d’ailleurs qu’en écrivant ce livre « de science », j’ai travesti mon écriture – si jamais j’en ai vraiment eue une. J’y ai cassé tout ce qui était elliptique et étrange… pour « ne pas perdre le lecteur » et faire plaisir à mon éditeur. « Tu exagères, » me dirait-il. Et il aurait raison.

Un jour, il faudrait qu’au-delà de bavouiller ici en qualifiant pompeusement la démarche d’« exercice », je me jette un peu plus sérieusement dans la littérature, et que je lise, que je lise.

J’ai l’impression dans ces pages d’être en vase clos, de me répéter, d’alterner entre trois tournures et modes d’expression. En relisant mes anciens billets, je m’auto-alimente. Ce carnet est un ChatGPT vivant.

Note 1 : D’ailleurs, Chat GPT me répond « Votre réflexion soulève des points essentiels sur l’écriture et l’authenticité. Écrire de manière répétitive peut mener à une stagnation et éloigner de sa voix personnelle. Explorer et renouveler son style est crucial. L’idée de plonger dans la littérature est inspirante et pourrait enrichir votre écriture. Le parallèle avec un « ChatGPT vivant » souligne le risque de schémas prévisibles. »

Note 2 : Le titre de ce billet a été proposé par ChatGPT. Voilà.

Salvador Dalí, L’énigme sans fin, 1938. Huile sur toile, 114,3 x 146,5 cm, Madrid, Muséo Nacional Centro de Arte Reina Sofia

L’aventure éditoriale [3]

Ce matin, je travaille quatre heures côte à côte avec mon éditeur. Il sent bon. Il a les yeux bleus. Il me demande tout le temps si j’ai lu des auteurs dont je n’ai jamais entendu parler. Il m’accorde mon dernier caprice de conjugaison grammaticalement incorrecte.

« De retour à Buenos Aires, O. me lançait : toi t’es vraiment cool en mission. »

La correctrice a corrigé d’un passé simple. Mon éditeur l’avait aussi déjà modifié lors d’une première passe, mais je l’avais repris. Je tiens à mon imparfait.

« C’est parce ce que, c’est comme si je mettais une distance, tu vois ? C’est un peu dans la durée, je ne veux pas que ça sonne comme un dialogue concret, mais comme quelque chose de passé, flottant, étiré… C’est une espèce de figure de style. »

Il passe la main sur ses yeux, se frotte les tempes, s’appuie dans sa chaise, et lâche : « Oui, je comprends. » J’en suis presque choquée. Hein, quoi ? Tu comprends l’effet pseudo-stylistique que je veux rendre avec ma piètre technique d’écriture d’amatrice ? Il est déjà treize heures, il nous reste encore un chapitre… il dit : « Bon ok, c’est bon, on laisse comme ça. »

Je me moque gentiment de ses « un brin », « un rien », « il s’agit de », « de façon à » dont il a parsemé mon texte. Des « C. »-eries, les appelle-t-il lui-même, mais il me tape sur le bras « tu exagères ! » Je lui dis à multiples reprises que j’écoute (quasiment) toujours ce qu’il me dit, et que j’ai tellement appris avec lui.

La joute est professionnelle, délicieuse, galante. Nos mains s’effleurent sur les pages, sur le stylo qu’on se passe pour les annotations. Il faudrait toujours travailler avec des hommes intelligents, efficaces, beaux et galants. Même quand vous n’avez dormi que quatre heures et que vous êtes pleine de plis et d’épis de cheveux blancs, ils arrivent à vous renvoyer une image élégante [sic] de vous-même.

Et puis trois remarques : i) c’est une étrange parenthèse dans le reste de mes vies, ii) à l’étage de dessous, Amélie Nothomb travaillait dans son bureau en bazar, iii) il y avait sur le bureau l’épreuve non corrigée en format livre. Je l’ai soupesé et j’en ai feuilleté les pages ad nauseum, dans une incrédulité posée. En disant juste avec les lèvres que c’était émouvant, alors que, comme tous les jours depuis quelques semaines, mon encéphalogramme émotionnel restait plat.

Correction des épreuves au bureau de mon éditeur, octobre 2024

Flat white

Claire Forlani et Brad Pitt dans Meet Joe Black, 1998

À la sortie du métro, je m’installe dans un café avec un flat white, à une petite table en métal noir, sur laquelle j’étale mon paquet de feuilles. J’ai une heure et demie devant moi et je compte relire une dernière fois cette chose, avant de la déposer moi-même chez mon éditeur. Je la laisserai à l’accueil s’il est occupé, car ma visite est impromptue.

Je suis au milieu de mon troisième chapitre, quand une voix basse, douce et composée perce la bulle de mes écouteurs : « Il paraît que c’est vachement bien, ce que tu lis. »

Je lève les yeux sur le regard bleu malicieux de mon éditeur. Sa main effleure mon épaule, il va commander un café. Je lui fais de la place, il pose sa tasse, me demande ce que je bois, quel hasard [euh…] m’amène dans ce café.

Et sans transition, je suis en mode boulot, à lui énoncer les incohérences d’édition que j’ai trouvées, je tourne mes liasses de pages à la recherche des annotations. Je me sens si détachée, sans émoi, et pourtant mes mains sont froides et je laisse glisser maladroitement les feuillets sur le sol. [Je ne sais pas si je suis en émoi.]

Il y a quelques mois, j’aurais vécu une telle rencontre comme un agent double : celle à la façade pro, et celle liquéfiée sous les yeux bleus et le romanesque de la situation.

Je n’aime pas avoir arrêté de vivre ma vie comme un roman. Je n’aime pas ne pas me sentir connectée à chaque personne que je regarde dans les yeux. Je n’aime pas que les instants ne m’appellent plus à l’écriture.

Son : Leif Vollebekk, Wait A While, in New Ways, 2019