Le couple infernal [Acte I, scène 7]

Fin d’après-midi, le long de la Nationale 20 (ils sont descendus du RER).
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE marchent d’un pas pressé. L’AUTRICE pragmatique et plutôt détachée, L’ÉDITEUR de plus en plus agité et ému.

L’AUTRICE : Puisque je te dis que je veux seulement discuter avec cette éditrice littérature. Et puis quand bien même je travaillerais avec elle, c’est quoi ton problème ?

L’ÉDITEUR : Tu ne comprends pas. C’est de l’ordre de la névrose pour un éditeur, de perdre un auteur. Un auteur, c’est précieux. Moi je ne suis rien, sans toi. Rien.

L’AUTRICE : Mais tu ne m’as pas perdue, je n’ai jamais dit que je ne travaillerais pas avec toi ensuite. Je vais discuter avec elle.

L’ÉDITEUR : Tu ne te rends pas compte, je sais très bien comment ça se passe. Mais je ne veux pas t’influencer. (Geste racinien, avec main devant les yeux.) Oui, discute avec elle, je t’ai mise en contact, c’est très bien.

L’AUTRICE : Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui va se passer ?

L’ÉDITEUR : Mais Electre, je lui sers un diamant sur un plateau, bien sûr qu’elle va s’en saisir, elle va te bichonner, te convaincre, te séduire. Elle aurait tort de ne pas le faire, c’est ce que je ferais, moi, à sa place. Vous ferez un beau livre ensemble, et c’est très bien. Et moi…

Ils se sont arrêtés le long d’un restaurant désaffecté, à côté d’un feu. Les voitures freinent puis démarrent, beaucoup de bruit.

L’ÉDITEUR, sanglots dans la voix : Et moi je te lirai quand ce sera sorti. Va discuter avec elle et vivre tes rêves. C’est ce que tu veux faire depuis trente ans.

L’AUTRICE est appuyée sur le mur du restaurant, elle observe. L’ÉDITEUR sort un mouchoir de son sac.

L’ÉDITEUR, entre les larmes : Tu veux écrire de la fiction. Tu vas lui parler, ça va très bien se passer, et tu n’auras plus besoin de moi. Va avec elle et oublie-moi.

L’AUTRICE, en contemplation : C’est très beau, ce que tu me fais. (Sourire un peu navré.) Mais je refuse de jouer dans ton drame.

Son : Warner Bros Studio Orchestra, Play It Sam… Play « As Time Goes By », in Casablanca, Original Motion Picture Soundtrack, 1942

Humphrey Bogart & Ingrid Bergman, dans Casablanca, 1942

Le couple infernal [Acte I, scène 5]

Fin d’après-midi, dans un RER B vers le Sud parisien, pas trop plein (heureusement).
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE debout à côté d’une fenêtre, s’engueulant pour l’édification de toute la rame.

L’AUTRICE : Je ne comprends pas pourquoi tu prends ça à cœur comme ça.

L’ÉDITEUR : Je découvre que j’ai été un mauvais éditeur absent, que tu n’aimes pas la couv’, le titre, que je n’aurais pas été sensible à la poésie de ton texte… Ça fait beaucoup.

L’AUTRICE : Je n’ai jamais dit que tu avais été un mauvais éditeur ! De toute façon, comment est-ce que tu peux me faire croire que tu es sensible à la poésie de mon texte [si tant est qu’elle existe, ne nous emballons pas, NDLR], lorsque tu biffes mes « trains suspendus comme des jardins de bois » ? Et que tu transformes mon « à choisir je préfère vivre peu mais beau, bref mais intense » en « peu mais avec brio, brièvement mais intensément » ?

L’ÉDITEUR : Tu résumes tout mon travail d’édition en deux formules !

L’AUTRICE : Les meilleures. Étienne Klein a cité l’une dans son émission, Pierre Barthélémy l’autre quand il m’a interviewée pour son article.

L’ÉDITEUR : Oui, c’est sûr que si Étienne Klein et Pierre Barthélémy…

L’AUTRICE : Tu es jaloux, c’est tout. (Les portent du RER s’ouvrent à la station.) C’est ta station.

L’ÉDITEUR : Je t’accompagne.

Son : un peu de pop pour changer, avec Mika, Happy Ending, dans l’excellent Life In Cartoon Motion, 2007

Woody Allen & Diane Keaton in Manhattan Murder Mystery, 1993

Le couple infernal [Acte I, scène 1]

Soir, sur un pont parisien, sous un crachat fin, à la sortie du Festival du Livre, après table ronde et dédicaces organisée par L’ÉDITEUR pour le livre de L’AUTRICE. Un succès.
L’ÉDITEUR, en costume et avec des yeux bleus, L’AUTRICE, dans l’une de ses cinquante-huit robes.

L’AUTRICE : Bon, il faut que je t’avoue quelque chose.

L’ÉDITEUR : Tu es amoureuse de moi.

L’AUTRICE : Euh non. Enfin… non. La couverture de mon livre ne me plaît pas. En fait, pire : elle me débecte totalement, elle fait couverture de Science & Vie, je la déteste.

L’ÉDITEUR : Quoi ? Mais je la trouve magnifique, cette couverture. Tout le monde était convaincu quand on l’a présentée. Pourquoi tu n’as rien dit ?

L’AUTRICE : J’ai cherché à comprendre pourquoi j’avais fermé ma gueule. Je n’ai pas osé, tu étais très occupé, je pensais que ça allait retarder la sortie du livre, je ne voulais pas faire ma chieuse [je me suis rattrapée depuis, NDLR]. J’avais accepté que l’emballage m’échapperait, mais qu’en l’ouvrant, les gens trouveraient mon texte, qui lui, (inspirée et lyrique) me correspond dans toutes ses fibres. C’est ça qui comptait, j’avais pris mon parti, tu vois. (Un temps.) Sauf que personne ne l’ouvre, ce livre, à cause de la couverture. Et ceux qui l’ouvrent sont déçus : ils s’attendent à un livre d’astro, et ça n’est pas ça.

L’ÉDITEUR : Je tombe des nues. On ne sort rien sans l’accord de l’auteur, tu m’aurais appelé et on aurait réfléchi ensemble. Et tu ne peux pas dire que le livre ne se vend pas, ça ne fait que trois mois. Tout le secteur est en berne.

L’AUTRICE : Trois livres par semaine et 989 millionième au classement sur Amazon ? Même Antoine Petit a fait mieux avec ses mémoires de Président du CNRS.

Il pleut plus fort. L’ÉDITEUR hèle un marchand à la sauvette et lui achète un parapluie marine à l’effigie de tours Eiffel et de cœurs. Il les abrite tous deux.

L’ÉDITEUR : C’est un peu dur tout ce que tu me dis. Tu attaques le cœur de mon travail, ce que je fais, ce que je suis.

L’AUTRICE : Bah pourquoi ? Je n’attaque rien, je te dis juste que j’ai eu cette série de révélations hier soir. Que tu m’as abandonnée à la fin de l’écriture du livre, que je n’aime pas la couverture ni le titre, que j’ai dit amen à toutes ces expressions horribles que tu as voulu rajouter. Rien contre toi, hein. Mais c’est quand même assez sidérant que moi, je sois retombée dans mes vieux travers semi-japonais de ne pas ouvrir ma gueule, sur quelque chose d’aussi important que mon premier livre. Et franchement, c’est pas parce que j’étais amoureuse.

Bruit de la pluie sur le parapluie. De loin, ils ont l’air d’un couple. L’ÉDITEUR, bouleversé. L’AUTRICE, naturelle, i.e., impitoyable.

L’ÉDITEUR, avec douceur : Tu es en train de gâcher tout ce beau travail qu’on a fait ensemble. Moi je le trouve sublime ce livre, ton texte choral, inventif, je le lis et le relis avec plaisir, et à chaque lecture, je découvre une nouvelle profondeur…

L’AUTRICE, pragmatique, autiste, égocentrique ou encore bulldozer [whatever it means pour le metteur en scène sexiste] : Je réfléchis à un autre livre. Je veux écrire de la fiction. Tu m’avais dit que tu pouvais me faire rencontrer une éditrice littérature. Quand ?

Son : Natacha Régnier & Yann Tiersen pour une interprétation pleine de poésie de la chanson de Georges Brassens : Le parapluie, 2001

Les Parapluies de Cherbourg Affiche Cinéma Originale, 1964

Le couple infernal [Préambule]

Dimanche calme (13/04). Au lieu de m’atteler à des argumentaires pour des changements de corps au CNRS, je m’enfonce dans mon canapé avec Rosa Montero. Ça tombe bien, elle y évoque Walser et sa quête vaine d’un éditeur qui voudra bien publier son œuvre, et cite L’auteur et son éditeur de Siegfried Unseld.

Je saisis le titre dans mon browser et me voilà plongée dans un monde nouveau, auquel pourtant je goûte depuis deux années maintenant en idiote-naïve-dilettante, sans conscience de la profondeur historique et névrotique du rapport. « Relation tumultueuse, » « Couple infernal, » voilà ce que titrent les articles et les pages de socio.

La relation auteur-éditeur est l’objet de tous les fantasmes dans l’imaginaire collectif. Il n’y a rien là que de très logique puisque ce couple extraordinaire donne corps à des œuvres qui marquent en profondeur la société et que des binômes devenus fameux l’ont incarné, Proust et Gallimard, Beckett et Lindon, Gracq et Corti, et avant eux déjà Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel.

Au début, comme dans toutes les histoires, tout est au mieux. L’auteur […] remet un texte qui a été retenu pour publication […]. L’éditeur a choisi son auteur, avant ou après la réalisation du manuscrit, et l’artiste en est transformé. Il a désormais « son » éditeur, un possessif à la fois charmant et source de bien des malentendus, on y reviendra, car si lui n’a qu’un éditeur, le plus souvent, le professionnel du livre, de son côté, a des dizaines voire des centaines pour ne pas dire des milliers d’auteurs.

Sylvie Perez […] insiste sur le caractère fort de ce lien unique, comparable en tous points à des relations de couple […]. La journaliste recourt sans fin dans son ouvrage à cette rhétorique des oscillations du cœur évoquant toute la gamme des comparaisons possibles, des lunes de miel aux divorces en passant par la paix armée ou la relative indifférence.

— Olivier Bessard-Banqui, De la relation auteur-éditeur. Entre dialogue et rapport de force, A contrario, 2018/2 n° 27

Ailleurs, la confirmation que le mien est bel et bien l’éditeur parfait :

Si l’éditeur est souvent un premier lecteur professionnel, s’il accompagne en effet de près l’auteur dans l’écriture, il ne devrait idéalement pas pour autant jouer un rôle trop important dans l’écriture. Mais plutôt agir à titre d’accoucheur (encourager, rassurer, donner confiance, proposer des pistes de réflexion, faire pression ou au contraire lâcher l’auteur pour qu’il avance, se concentre, y croie), quitte, de temps à autres, à faire des propositions concrètes pour un personnage ou une phrase, mais seulement de temps à autre.

— Caroline Coutau, L’éditeur et son auteur, A contrario, 2018/2 n° 27

Il y a un frisson à découvrir que ce rapport est documenté, et la main courante posée au 19ème siècle. Le « mien » [possessif charmant et source de malentendus, Olivier Bessard-Banqui], celui aux yeux bleus, m’avait révélé quelques bribes de cet univers au cours de nos promenades. Un croisement de sultan des mille et une nuits et du bling bling aux notes immobilières : les éditeurs font psys, coursiers, courtiers, livreurs de fleurs et de pressing, les mères d’auteurs accueillies dans les maisons de vacances en bord de mer, les auteurs et leurs manoirs, les tablées d’huîtres, la ligne cadeau d’un éditeur dans la Maison d’édition. Wow, m’étais-je dit, en y croyant à moitié, et seulement pour une poignée d’auteurs phares.

Fascinée, je navigue dans les textes qui dressent les piliers antiques de la dramaturgie que je suis en train de vivre. Voici, avec un peu de retard, la série de Pâques.

Son : À voix nue, Jérôme Lindon 2/5 le 18/10/1994 sur France Culture, entretien édifiant avec Jérôme Lindon, éditeur et ami de Samuel Beckett, s’exprimant avec humilité, finesse et pragmatisme sur les Éditions de Minuit, sa relation aux auteurs qui va de la gratitude à la jalousie en passant par une certaine distance, son rapport à la littérature, son flair quand il développe le Nouveau roman, en donnant l’air que ça s’est fait tout seul.

L’écrivain irlandais Samuel Beckett (1906-1989) avec son éditeur Jerome Lindon le 11 juillet 1985 © Louis Monier. All rights reserved 2025 / Bridgeman Images

The Architect

Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.

Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011

La respiration après la jubilation

Samedi. Je suis partie pour une table ronde au Festival du Livre – retrouver la volière aux livres bruissants. J’ai clos le portail de bois sur la glycine coulante. Traversé la rue, les rues, marché entre les maisons dans un faisceau pâle – quelque chose de voilé s’était levé.

Puis j’ai compris. Dans la nuit, j’avais soumis mon papier.

Mon papier des bois, fruit de mes calculs pennsylvaniens.

Je garde ça pour moi – strictement. Parce que qui comprendra jamais la symbolique de ce papier ? Qui saura la symbolique multiple et la rupture de ce papier ? Pourquoi, pourquoi et pourquoi je devais l’écrire ?

Je me rappelle au printemps dernier, l’envol des oisillons, lorsque j’ai terminé mon manuscrit, et soudain le cerveau libre, ai embrassé de nouveau la science. C’est curieux, n’est-ce pas, cette oscillation ? J’ai soumis mon papier et d’un coup, dans la pâleur de l’air, je sais qu’une place s’est faite, et c’est maintenant que je peux enfin mûrir et écrire un autre livre.

C’est le printemps. Il faut tout jalonner, tout comprendre, tout visionner – et puis : plonger dans la folie. La respiration après la jubilation.

Son : Christopher Willis, David’s Writing, in The Personal History of David Copperfield (Original Motion Picture Soundtrack), 2020.

Sur la façade de notre maison, dans ma ville de banlieue parisienne, avril 2025

La volière des réalités irréelles

L’inauguration du Festival du Livre – immense volière sous laquelle les livres ont plié leurs ailes le temps d’un soir, avant leur frénétique envol sous l’assaut du public. Là-haut, la lumière fait son cinéma sur les baleines vert-de-gris alors que se déroulent les films du monde de l’édition au niveau du sol, en bruissements de coupes à bulles, de catogans et de chèches sur vestes colorées, et de franges et cheveux longs sur bottines à talons. Du français et de la française bobo-litté-arty qui se sont transportés pour ces grandes retrouvailles depuis leurs Maisons – ateliers parisiens industriels transformés en bureaux-lofts de différents calibres, intimités et surfaces.

J’y croise des réalités comme des flux d’irréel : mon collègue A. et ses fins du monde cosmologiques, Jérôme Attal en chair et en os qui me lance avec douceur : « Mais oui, c’était merveilleux ! »… Mais moi, celle qui m’intéressait, c’était elle, aux cheveux miel, lettrée, fine, celle qui porte le prénom de l’héroïne d’un de mes vieux romans. J’avais cette compulsion à l’aborder, il fallait que nous nous parlions, comme si je voulais savoir ce qu’il était advenu d’elle depuis que je l’avais écrite.

Elle se retrouve seule soudain, et comme je la vois hésiter dans cette grande foule de papier, je la saisis, lui déroule la première excuse – son mari, mon éditeur, la relecture qu’elle a faite d’un chapitre… ça prend, évidemment. Quelque chose de juvénile dans son regard, dans le sourire qu’elle me tend, ses yeux lui dévore un peu le visage. Nous échangeons des banalités qui n’en sont pas du tout, nous sommes dans un spotlight, toutes deux, au centre de la volière, de tout en haut je vois cette tache que nous formons et je pense : « Non, tu n’es pas la P. que j’ai écrite, et pourtant j’aurais pu t’écrire, la force et la fragilité se battent dans ta posture. Tu es touchante dans ce que tu ne livres pas, et pourtant ça déborde – dix minutes de plus et tu me dirais… » mais il faut garder leur fard à nos personnages, ne pas les déshabiller, les garder sapés de leur mystère. Une annonce sur haut parleur nous sauve, je demande l’heure, elle me répond et : « Je vais rentrer, je crois, j’en ai un peu marre. » Nous nous tournons toutes les deux vers celui qui nous importe, pour des raisons différentes – mon éditeur aux yeux bleus. J’ai un peu l’impression de la lui rendre comme un bijou égaré dans la foule : « Je crois que quelqu’un te cherche… »

C’est moi finalement la première qui récupère mon manteau rouge et me fonds dans la nuit. Devant les rangées de limousines, je repère Y., le libraire qui a fait le lancement de mon livre et m’a offert Céline, une boîte de chocolats japonais, et un tremplin vers la confiance.

Je rentre, ligne 1, ligne B, il n’y a de réel que les stations qui passent dans l’encadrement des vitres. Dans une lumière parallèle, il me semblait avoir encore dans la bouche le goût de café glacé et j’étais à Nice ou à Lecce, dans la rouille forgée d’appartements de pierre, courettes fraîches au soleil plaqué dans les balcons en hauteur, volets de bois, fine poussière – le ciel éclatant dans un Sud secret.

Lorsque je pousse mon portail, de retour à ma ville de banlieue, la glycine, l’oranger du Mexique, le jasmin, les pervenches le muscari, et les boutons de roses pourpre, tout a la texture jaune sous le lampadaire. Mais le parfum décuplé dans l’air, sensuel et humecté.

Son : Johann Sebastian Bach, Sviatoslav Richter, Prelude and Fugue: No. 8 in E-Flat Minor, BWV 853, 1970.

La volière aux livres réels et irréels, avril 2025
Entre Paris, Nice et Lecce, à la lumière rasante, avril 2025

Cônes de lumière fluorescents

L’or sur les quais de la Seine, les nuits veillées par des tableaux polychromes à trois kilomètres, et ce monde parallèle, étrange, je suis dans les « fluorescences de l’imaginaire » (Montero, La folle du logis). Je suis cette folle du dernier étage et les réalités ont une perméabilité rassurante – tout en étant d’une disjointure totale lorsque la nourriture est servie. Le temps, déjà, est un mystère. Dans le cône de lumière, le passé, le futur se naviguent comme des grands fleuves. Or tout n’est pas permis : un jour le quota de sommeil dit la vexation d’être de cellules à la régénération nécessaire. Et surtout les mots oubliés sur la route, colliers rompus aux perles éparpillées, quand on n’écrit pas – même en vivant dix vies parallèles, on ne vit qu’à moitié (donc cinq ?).

[Mais ma chère, est-ce que ça a un prix, la beauté pure ? Est-ce qu’il ne faut pas payer pour elle les cellules mourantes, les phrases oubliées au tombereau des livres avortés, est-ce qu’il ne faut pas succomber à ce stade, toute entière, sans amarres, à l’éphémère naufrage ?]

Tous les êtres humains, je crois, entrent dans l’existence sans bien savoir distinguer le rêve de la réalité et, de fait, la vie d’un enfant est en grande partie imaginaire. Le processus de socialisation, ce que nous appelons éduquer ou mûrir ou grandir, consiste précisément à tailler les fluorescences de l’imaginaire, à fermer sa porte au délire, à amputer notre capacité à rêver tout éveillés. Et malheur à celui qui ne saura pas colmater cette brèche dans le mur de séparation : il sera probablement pris pour un pauvre fou.

Eh bien le romancier a le privilège de rester un enfant, de pouvoir être fou, de garder le contact avec l’informel.

— Rosa Montero, La folle du logis, 2003

Son : Philip Glass, Les enfants terribles – Arr. for Piano duet: III. The Somnambulist, interprété par Katia Labèque, Marielle Labèque, 2020.

Seguso V. D’Arte, Venetian Murano Art Class Post Modern Scupture, Collection of Judy Youens, mid-20th Century.

SPF 50

Avec le retour du soleil, j’ai sorti ma crème SPF 50, celle achetée en Pennsylvanie. On parle toujours du parfum de vacances, de l’été, de la mer. Moi j’étale sur ma peau les bois, les longs trottoirs de dalles de ciment où s’incrustent les mauvaises herbes, les bras des arbres en grands hugs de verdure, les allers-retours dans cet espace et ce silence, les lunch boxes des enfants et les ronds d’écureuils, le goût du café Elixr et une perception des distances réduites, allongées, tout amplifié même les bouteilles de vinaigre de cidre – par grandes goulées, en respirant à peine, j’écrivais mon livre, je construisais mon projet G. et son étape suivante, j’allais transatlantique et jusqu’aux bouts du monde. Quoi qu’il se passe, quoi que cela devienne, on ne m’enlèvera pas ce que j’ai pensé alors qu’elle était, ce que j’ai aimé en elle. L’Amérique.

Son : En écho au son et à l’odeur de ce billet : Détente adiabatique : Goldmund, Scott Moore, Emily Pisaturo, Léo Delibes, Flower Duet (Goldmund Rework), 2022

College Town de Pennsylvanie, août 2023

La suite

Au café hipster ce dimanche, avec mon grand latte au lait d’avoine – P. a héroïquement emmené les garçons au Parc de Sceaux – avec mon nouveau sac en cuir de directrice, mes lapis logés à la base du cou, je rédige des demandes de financement pour des consortia et le laboratoire, planifie les réunions de la semaine prochaine. Les choses une par une et avec le degré juste de préparation, d’implication, de transparence. Et d’humanité j’espère. On dira ce qu’on voudra. Je crois que c’est très bien.

Je le sais.
Mais ce que je voudrais : c’est me perdre dans des chapitres de vents, d’eaux et de sables. J’ai des sensations passantes, des vagues qui me prennent, mais me ramènent pourtant au rivage, il faudrait faire cette place, cette place dans le flot de la vie, pour me laisser emporter pour de bon, pour lancer la croisière.

Mon éditeur me dit qu’on en parle quand je veux, sans pression, de ce deuxième livre.

Mais il oublie sa leçon : « Electre, écrire, c’est une entreprise solitaire par essence. » C’est ce livre solitaire-là qu’il faut que j’attrape, celui qui gémit et souffle par bouffées. Et lorsque je l’aurai saisi, il ne faudra pas en parler. On ne sait pas la fragilité de ces émanations-là, il suffit d’un mot, d’un regard raté et tout s’écroule, et il faut alors une confiance en soi au-delà de tout autre miroir pour pouvoir avancer.

Si je suis prête à me tenir droite dans des tempêtes paternalistes du boys’ club de la science, parce que j’ai fini par connaître ma valeur, en écriture, il me faudra encore être adoubée de multiples façons avant que je ne puisse avancer, attifée de mes doutes en bracelets cliquetants – avant de pouvoir me dire que cette écriture, telle qu’elle sort de mes veines, aurait (?) une réelle (quelconque ?) valeur.

Enfin, ce n’est pas la question. J’ai passé les deux dernières années à écrire pour être lue, dans de formidables successions d’existences parallèles. Alors maintenant, une vie sans cette composante-là me semble d’une incomplétude criante. Il faudra y revenir, coûte que coûte ; je refuse de vivre à moitié, ça ne m’intéresse pas.

Son : un peu de Taylor Swift, parce qu’on peut être un phénomène économique mondial et écrire de la poésie viscérale. Taylor Swift, Clara Bow, in The Tortured Poets Department, 2024. À écouter en lisant le texte, sinon c’est moins intéressant.

Vue sur Londres depuis Hampstead Heath, dec. 2024. À cet endroit-là, j’enfilais des cailloux sur des lignes écriturales suivantes, mélangés à des rocailles d’interactions fébriles, et le fantôme de Sylvia Plath à quelques rues de là ; comme souvent, je ne savais que trop bien et pas bien quoi faire de moi-même.