L’équipe

K. déguste son foie de veau aux cidre comme si elle allait s’évanouir de béatitude. Quand je lui demande s’il y a des bas dans sa thèse : « Ah oui, les fameux bas… je ne les ai jamais vus, je dois être un peu idiote, je m’amuse tellement ! »

M. au matin, dans mon café hipster, quand je lui demande comment elle se sent en ce moment : « Mais super, ça se passe super bien, je m’éclate dans ce que je fais. »

J., qui vient de commencer il y a trois semaines, assis à côté de moi avec sa planche de jambon de parme : « Bah franchement, je t’avoue, je ne pensais pas que j’allais prendre autant mon pied dans ma thèse ! Je suis trop content ! »

Et les autres nouveaux venus, et C, V, S, F toujours magnifiques, les chercheurs et ingénieurs sur lesquels on peut compter, cette équipe pleine d’entrain, que j’entraîne dans mes cafés, mes restaurants, les résultats qui se construisent avec leur brio et l’intensité complémentaire de leurs esprits, les sujets qui se répondent que nous avons choisis avec O. et R..

J’aime que nous soyons cette effervescence. Le domaine s’y prête. La phase de l’expérience s’y prête. Vous êtes ceux qui posez les premières vraies pierres de G.. Bientôt, je suis sûre, nous irons fêter la détection avec nos antennes des premiers rayons cosmiques.

Le rayon Sciences

La grande salle des Actes en Sorbonne un jour d’assemblée de la Faculté de théologie, le 5 mars 1717. Tirage photographique d’une gravure de Nicolas Edelinck, d’après un tableau de Nicolas Vleighels.

Sous la pluie d’automne,
descendant la rue de la Sorbonne,
sortant de la salle des Actes
où se réunissaient les dirigeants de l’Université,
comme dans un tribunal,
causant science, médecine et ingénierie
le long de longs pupitres antiques au bois gravé,

je me réfugie à la Librairie Compagnie,
mais comme toujours,
le rayon Sciences est caché dans le sous-sol,
au fond d’un couloir.

Il pleut.

On me dit que le livre que je cherche est chez Gibert,
alors je prends d’interminables escalators,
parce que comme toujours,
le rayon Sciences est caché au 5ème étage,
au bout de dédales bordéliques.

Ensuite j’achète un flat white à emporter
dans un café hipster,
il pleut,
et je feuillette dans le RER
4000 ans d’astronomie chinoise.

« I’m done being vulnerable, »

J’annonce ça à S., et j’aimerais être comme elle me conte, pleine d’hormones d’accouchement, force tranquille décuplée, ce qu’elle est déjà de nature. La force primaire que j’avais acquise dans les bois, comme je le craignais, elle se morcelle au contact de la France et ses couches multiples de philosophie psychanalytiques, de ses préciosités et complexités recherchées. Je suis vulnérable, car en attente, suspendue et accrochée aux temps qui me rapproche des attentats. Janvier 2025 : les fins et les débuts de tout.

Son : Mozart / Arr. Grieg for Two Pianos, Piano Sonata No. 16 in C major, K. 545, interprété par Martha Argerich et Piotr Anderszewski

En Pennsylvanie, fin septembre 2023.

Autrans, David et Amélie

Autrans, Vercors. Dans des chambres de colonies de vacances, lino et moquette usée, projecteur mourant, pas de connexion internet, brume et montagnes invisibles, la prospective quinquennale a réussi la prouesse de monter le gratin astrophysicien dans l’un des lieux les plus inadaptés et inintéressants de la France.

En marge de l’événement pro, David Elbaz illumine la soirée en contant le ciel au grand public. Et je me rappelle en l’écoutant que c’est sous ce ciel grenoblois que tout a commencé.

Je chuchote cette révélation dans la pénombre de la salle de conférence, alors que David brille dans le spotlight, à un collègue que je connais depuis deux heures à peine. Alors que je lui déversais l’instant d’avant mon non-enthousiasme pour cette cuvette montagnarde, pour mes années adolescentes terreuses et glauques… « Je viens de me rendre compte que c’est ici que j’ai eu ma vocation. »

Et David, que je croise avant sa conférence par hasard, qui m’interpelle dans un couloir désert. « Je t’ai aperçue par la fenêtre en descendant du taxi. Je me suis dit : c’est amusant, parce que ce matin, j’étais au comité national du livre, et on a examiné le tien. On l’a mis en première priorité. Ça fonctionne drôlement bien, tu as trouvé un style qui n’est pas gratuit. Et le fait de raconter notre science, tu y es carrément. »

Deux heures plus tôt, j’avais abruptement quitté les ateliers de prospective prétextant un call zoom, alors que je venais de recevoir un message de mon éditeur contenant mon livre mis en page.

Je n’ai encore rien écrit sur tout ça. La couverture. Les épreuves mises en page. À personne je crois que je n’ai pu dire, écrire, ce que ça fait.

Aujourd’hui, je me rends chez mon éditeur, et j’y reste trois heures – qui me semblent cinq minutes – pour qu’il m’explique la suite des aventures éditoriales. Dans l’atrium, je croise Amélie Nothomb ; elle me dit tranquillement bonjour.

David Elbaz et Matthieu Fauré, Alma, Ed. Alisio, à paraître le 16/10/2024

Always

J’arrive un peu trop tôt, mais R. m’attendait, attentionné, gentleman, m’offre du bon café, des gâteaux, et plus de trois heures de son temps pendant que la nuit tombe dans les longs vitrages de son bureau. Il m’explicite la situation, la géopolitique, les enjeux, me dit : au final ce n’est pas ton problème, c’est le mien. Puis il m’écoute longtemps, avec cet air fatigué et doux qu’apporte l’empathie. La conversation passe d’un sujet à un autre, tous profonds, chacun malgré tout derrière cette barrière que nous ne levons pas, car il reste R. et moi je ne suis qu’Electre. Je ne suis pas toujours d’accord avec ses commentaires, surtout quand il me dit : « Je pensais que nous aurions une autre conversation avant que vous n’avanciez dans cette direction. »

À cet instant, je suis sur la défensive, mais je m’arrête, car ça ne sert à rien, je botte plutôt en touche : Wait, does it mean that I can contact you whenever I need help? Bien sûr, me répond-il. J’enchaîne, même si je sais que j’ai l’air d’une gamine et que ces dégoulinades dérangent souvent les gens : Merci de ton soutien et d’être là.

Il a le regard et la voix très doux quand il répond : Always.

James Stewart dans It’s a Wonderful Life, 1946

Histoires belges

Mon escapade belge est toujours d’une curieuse irréalité : du levant au couchant, une journée gratuite à glaner des sourires, de la science et des histoires, entre les enfilades de kilomètres et de trains.

Lorsque j’arrive au labo, K. et N. sont déjà installés devant leur café. Ils m’embrassent avec une camaraderie touchante, et pendant une heure K. me raconte l’ours polaire qu’il a vu au Groenland, sans doute mort de faim ensuite car parti dans la mauvaise direction, vers 500 km de glace déserte. N. et moi martelons que non, qu’il a probablement fait demi tour et est rentré vers les côtes, sinon c’est trop triste ! Il raconte le creusage des trous dans la glace, l’avion de cargaison antarctique à hélices vieux de cinquante ans, les motoneiges et les cabines de pêcheurs pour dormir. Il fait défiler toutes les photos, et il sait – depuis le paragraphe de mon livre que je lui ai donné à lire, que tout cela m’émoustille au plus haut point. Le terrain.

À déjeuner, I. en grande forme, me raconte ses débuts dans la science. À Bucarest, son prof de physique lui propose, ainsi qu’à deux autres étudiants issus de milieux ruraux, un tour d’instituts d’astrophysique allemands et français, à l’œil. Ils embarquent dans sa petite voiture et passent l’été sur les routes et dans des sous-sols en compagnie de machines Xerox. Pendant que le prof discute à Bonn, Munich, Heidelberg, Meudon, la mission des étudiants est de photocopier jour et nuit des Astrophysical Journals et autres livres de Longair, inaccessibles en Roumanie post-Caucescu. Ils entassent le tout dans la voiture, pleine jusqu’au toit et jusque sous les pieds, de piles d’articles dans des sacs poubelle noirs. À Paris, en prenant un sens interdit, ils se font arrêter par la police, qui, voyant le véhicule bourré d’une cargaison suspecte, les prend à bout portant… Elle termine sa pizza et son histoire dans de grands éclats de rire : la tête des flics découvrant les pages d’Astronomy and Astrophysics, et leur souhaitant finalement un bon séjour en France.

Hans de Beer, Kleiner Eisbär, wohin fährst du? NordSüd Verlag, 1987

La solitude de la verticalité

Ai suivi en fin de semaine une formation intitulée Manager les comportements difficiles. Rien de vraiment nouveau : le triangle de Karpman, les étapes de la manipulation, les escalades dans les conflits, … Intéressant cependant de retracer les derniers mois à la lumière précise de ces outils ; j’ai posé cette question à laquelle je n’ai pas eu de réponse : Comment gérer la solitude de la verticalité devant les comportements difficiles ?

Electre, Egisthe, j’imagine qu’il faut être l’un et l’autre tour à tour, ne jamais s’enfermer dans un personnage. La purification et le compromis, toujours pour la collectivité, et parfois (souvent ?) malgré les temporalités individuelles. Mais pour l’une comme pour l’autre, la solitude arrive tel un éther, dans l’air que l’on respire, dans le vide qui permet le transport des ondes électromagnétiques, neuronales ou visio-conférencières, dans le bruit des pas dans des couloirs professionnels : arme, outil, condition heureuse ou malheureuse, inéluctable réalité.

Egisthe (François Chaumette) et Electre (Geneviève Casile), Acte II Scène 8, Electre de Jean Giraudoux, mise en scène de Pierre Dux, Comédie Française, 1971. Éditions Bernard Grasset, 1987.

Septembre

Je note pour ne pas oublier : ce début d’automne, orteils gelés dans les ballerines et la caresse grise quand on ouvre les volets, le premier marron et les chemins éculés de l’école.

Je m’entoure au rideau du soir de mes deux petites têtes brunes, bouillottes dans le grand lit, et je leur lis : une heure et demie de Novecento, d’une traite – sur la fin la voix comme une éraflure. Et j’ai bien fait, parce qu’un texte comme ça, ça se prononce à voix haute. Ils rient et ils ont les larmes aux yeux, et nous sommes transatlantiques tous les trois des centaines de fois. Le lendemain, je mets Petrucciani dans la cuisine, et nous nous disons : c’était peut-être un peu comme ça, quand il jouait, Novecento. Je leur lis aussi Ann of Green Gables – en japonais. Et nous allons leur acheter des chaussures en cuir à prix d’or, des cahiers de musique, des pains au chocolat amande et moi un cortado au lait d’avoine. A. me parle de sa nouvelle prof de piano avec un sérieux appréciatif ; une adorable américaine vient avec ses deux petites filles parler anglais aux garçons, au matin je lave et démêle longuement les cheveux d’une poupée de K. avec du Mir Laine. Ils me rappellent Pâques dernier en Pennsylvanie, d’un coup comme s’ils avaient senti le fil tendu, la façon dont ils se connectent à moi, m’entourent et m’aident dans la maison avec discrétion et affection, et se mettent à se tirer eux-mêmes vers le haut. Douce trêve.

O. est dans le Gobi à tester les antennes. Il m’envoie une photo : « Voilà la « Electre’s Room » » pour la prochaine fois où je me joindrai à eux. J’en piaffe d’impatience et je prends patience.

Je sais que maintenant, c’est le moment où l’on se recentre, où l’on se reconstruit dans l’automne et la France, c’est le moment des intensités apaisées où j’abats les tâches jour et nuit, le moment de calme après les mélodrames Netflix de l’été dans la collaboration G., le moment où mon livre s’édite en arrière-plan. Le moment où je pense et prépare la suite. Les suites. Toutes les suites, surtout celles dont je n’ai aucune idée et qui ne se préparent pas. Je consens à tout ce que la vie me réserve. J’espère juste qu’elle y a mis un peu d’écriture.

11 septembre 2023 dans ma ville de banlieue où j’étais en transit, échappée de mes bois, enfoncée dans une crise existentielle, tarée et connectée comme jamais ou comme toujours. D’un 11 septembre à un autre, les immenses vagues bipolaires des intensités et des apaisements, toutes formidables.

Au bureau, à l’observatoire du Petit Marais

Pluie et éclaircie
tous les trois sous l’abri de bois
Les garçons armés de jumelles
A. identifie les noms et les chants d’oiseaux
Tuit Tuit Tuit Tuit
la sitelle torchepot
K. sur son carnet à croquis
dessine un grèbe huppé
Moi j’envoie
mes neutrinos
aigrettes et hérons
via des codes en Python
dans le flan de montagnes argentines

Son : Dinah Washington, September In The Rain, in September In The Rain, 1961

Une grande aigrette et un héron cendré à l’Observatoire du Petit Marais, septembre 2024

La part de celle qui écrit

Aymeric : Est-ce que quelqu’un qui a lu vos livres plusieurs fois de manière attentive peut vous connaître mieux que quelqu’un qui vous fréquente ?
Amélie Nothomb : Bien sûr ! Mais infiniment mieux. Il me connaîtra plus profondément.

Interview Brut, d’Amélie Nothomb, 2024

Je refuse, personnellement, de me définir essentiellement par la trame de mes mots – par cette partie cérébrale qui sort du bout de mes doigts. Je suis multitude, et me connaître, c’est autant me lire que me fréquenter, que collaborer avec moi, ou marcher ensemble sur les quais de la Seine. Je formulerais la chose en négatif, plutôt : il est vrai qu’une personne n’aura jamais accès à mon entièreté sans m’avoir lue. Il lui manquera toujours la clé.

Très intéressant, d’ailleurs, tous les proches à qui je donne la clé pour leur permettre cet accès-là, et qui décident de ne pas s’en saisir. Je crois que connaître quelqu’un dans de nombreuses facettes, c’est un investissement, et c’est dangereux. Tout le monde n’a pas le temps, ni les épaules pour. Et réciproquement, pour la personne qui mène la multi-vie de l’écriture, il est important d’avoir des mondes cloisonnés où se réfugier. Tout ne doit pas être perméable pour éviter les naufrages globaux. D’où ma terreur de voir les mondes de la recherche et de l’écriture fusionner sur un livre, et dynamiter le grand mur que j’avais tenu pendant dix-huit ans.

Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland, Scarce Crowell Edition, 1893