Varsovie [0]

Je pensais ghetto, cicatrices de guerres et de communisme, gris et soviétique.

La moiteur continentale colle mon jeans à mes cuisses et mes doigts de pieds à mes ballerines. Le quartier de la faculté de physique est un dédale d’immeubles des années 50, à la hauteur blanche et courbe envahie de verdure, balcon discret où sommeille un petit chien, jardinets à l’ombre de grandes grilles
le silence

les herbes folles et la brique, un café hipster secret qui évite mon effondrement dans le sommeil
attaquée ces derniers temps par une grande fatigue physique, la chaleur, les nuits courtes
Je m’arrache des draps frais du studio moderne aménagé sous les combles, vue sur les toits de tôle, je prends un tramway pour aller discuter stratégie avec O. et XP.
c’est le prélude – prélude à la grande messe annuelle de la collaboration G.

Son : Max Richter, The rising of the sun, in Testament of Youth, original motion picture soundtrack (pas vu le film), 2015

Varsovie, la courette d’un immeuble années 50 à l’architecture communiste jolie, juin 2025

Emotions of Normal People

Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1,
Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.

Rouge, objectifs précis et détermination
Jaune, charmant et franc en fonction de la situation
Vert, bienveillance et altruisme
Bleu, méthode et perfectionnisme

Charmante déesse aux ivresses pénitentes ;

Bulldozer aux golfes d’ombres,
Qui bombille autour des puanteurs cruelles,
Cycles, vibrements divins des mers virides,
Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2

Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.

Son : Birdy, People Help the People, in Birdy, 2011

  1. Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
  2. Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959

Nançay : bruits, voix et sons

En vrac, je pensais à cette mission sur le terrain il y a trois semaines, à l’Observatoire radio-astronomique de Nançay1. L’étrange couchant blanc dans un champ de vieilles paraboles radio et les midges qui nous bouffaient le visage, pendant que Tony nous interviewait.

Tony m’avait contactée pour me parler d’une « création sonore » qui passerait sur une chaîne de radio nationale. Un documentaire avec une approche/accroche artistique/émotionnelle autour des particules et de l’Univers. Et cette proposition : y être la voix traversante. On a beau être ensevelie dans l’imposture et la certitude d’avoir un timbre criard et une mauvaise diction, c’est une combinaison de mots qu’on ne peut pas refuser. Voix. Traversante. Je serais pieds nus et en tunique blanche, errante dans une présence diffuse, sans corps, particule ondulatoire, quelque chose comme ça. [En fait criarde et mauvaise diction, mais on a les rêves mythologiques qu’on peut.]

La nuit tombée – après une journée à enregistrer des spectres, à visser des boîtiers mal fermés – dans cette pizzeria de Vierzon, O. causait à G., M. était intelligente et réservée, et Tony, je découvrais alors que nous avions le même âge, me disait sa crise de la quarantaine, amplifiée par le fait de ne pas avoir d’enfants ; il s’était créé une bulle autour de nous, j’avais accepté de plonger dans l’intensité de son regard. Il avait sorti de son sac mon livre boursoufflé, constellé d’annotations et de post-its colorés. « On regrette presque à la fin qu’il n’y ait pas eu plus de ces moments de fiction. On sent vraiment que c’est là que tu tends. » Il se tait, je me tais, M. est silencieuse, et je laisse couler en moi cette suspension.

Au retour, sur l’autoroute jusqu’à deux heures du matin, j’avais écouté en boucle la musique mystérieuse qu’il avait composée pour le documentaire. Il me l’avait envoyée et conseillé de m’en imprégner, avec ces mots : « D’une certaine façon, vous vous accompagnerez l’une l’autre. »

Son : T. H., Au delà de l’atome I, 2025.

À l’Observatoire radio-astronomique de Nançay, d’immenses instruments métalliques écoutent le bruit radio de l’Univers depuis les années 1960.
  1. Nous y avons une petite installation pour tester nos antennes dans des environnements moins bruités qu’à Paris. ↩︎

Take Me Out!

Matin. Dans une tristesse sourde, sur le tracé délicat de la bascule vers la colère, j’entre dans mon café hipster, échange sourire et macchiato avec la barrista – et miracle : secourue par le smash de guitares de Franz Ferdinand qui passe en bande son. Je m’empresse d’envoyer le morceau à Da. qui me répond : « Pas mal pour réveiller les esprits embrumés, je connaissais pas, j’aime bien ! » Et moi : « Tu connaissais pas ? Ça doit être générationnel ;-p » Lui : « T’es conne, suis pas si vieux ! » Puis « Le titre [Take Me Out], c’est un message subliminal ? Faut qu’on aille déjeuner un de ces quatre. » La suite de la matinée dans d’autres interactions enthousiastes avec chercheurs et chercheuses, dans le bâtiment fraîchement rénové de l’Institut Henri Poincaré, briques et fenêtres à meneaux : un petit goût de Londres, et en quittant l’amphi en douce au milieu d’un talk pour aller récupérer mes enfants, je m’arrête devant les rangées de lampes Tiffany. J’aime ce qui m’apparaît dans la vie, lampes, sons, gens, lieux, mots et équations, dans leur beauté et leur viscéralité. Je ne crois pas à la hiérarchie des genres artistiques et des classes sociales ; je suis prête, toujours, à me nourrir, à chercher à comprendre pourquoi c’est apprécié et ce qui anime les gens. [Même si malgré tout ça, ma culture reste quasi-nulle :palm-face:] Je ne crois pas que cela fasse de moi un magma éclectique indéfini et hypocrite. Et si c’est le cas, tant pis pour les qualificatifs, parce que c’est beaucoup trop intéressant.

Son : [en direct de Glasgow, du rock écossais des années 2000] Franz Ferdinand, Take Me Out, dans l’album éponyme [d’après l’archiduc d’Autriche], démentiel de bout en bout, Franz Ferdinand, 2004.

Les lampes Tiffany, dans une vitrine à quelques rue du Luxembourg, mai 2025

Wadaiko et déphasage

Le Japon, ce n’est jamais neutre. Je me martèle la réflexion dans la tête, au cas où ça me servirait pour la prochaine fois. La renaissance dans des rizières en escaliers dévalant vers la mer [avril 2023], la connexion limpide avec O. à partager des soba [avril 2024], ou la spirale fuselée dans des nuits d’interminable aliénation [septembre 2008, déjà]… jamais neutre.

Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)

Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.

Deux moments à noter :

1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »

Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025

◎ Japan Children’s Prints Study Group, 1996

Le prix des fuseaux

Le premier rayon rase la sphère, c’est de la pure géométrie, la rotation d’une arc-seconde à peine qui fait passer de la zone d’ombre à la zone qui frémit. Les passages piétons couinent, les conbini font frire leur korokke, les portes des trains s’ouvrent et se ferment : c’est nous qui avons l’honneur d’ouvrir l’incrémentation infinie : un nouveau jour sur la planète.

Se lever les premiers sur la Terre, c’est être au travail quand le reste du globe sommeille, assister aux premiers bâillements européens, les premiers mails qui tombent, dont le rythme augmente en averse drue. Pendant quelques heures, la présence pleine sur deux fuseaux, et lorsque 21h sonnent ici, posant une chape momentanée sur le laboratoire, il faut encore surfer sur la vague occidentale jusqu’aux petites heures de la nuit.

Je comprends qu’ici, on perde pied et s’enfonce dans le noir comme dans l’intarissable flot des tâches, on ne respire plus. Je pensais à la quiétude inverse de mes après-midis dans les bois pennsylvaniens, quand l’Europe avait clos ses ordinateurs. Ça m’avait permis de créer scientifiquement, littérairement, mais aussi de m’inventer en nouvelle personne.

Jeudi après-midi, notre comité d’évaluation faisait face à une rangée de jeunes scientifiques japonais pour recueillir leurs opinions et répondre à leurs questions. Un postdoc nous demandait comment nous gérions l’équilibre vie/travail.

Comme les autres, j’ai témoigné et déblatéré des conseils oiseux qui ne s’appliqueront jamais à cette culture. La seule réponse honnête aurait été celle-ci : « C’est fucked up mon ami, le monde instantané a fait de vous les esclaves du temps et des flots. La culture du travail au Japon est définie par sa longitude. Moi-même, si j’habitais ici, je deviendrais (encore plus) folle. Il n’y a pas d’équilibre possible ici. Tu te bats contre le grand moulin de la Terre. »

Son [pour insuffler de l’espoir au rythme fou] : Biorhythms: I, Oliver Davis, Royal Philharmonic Orchestra, Julian Kershaw, Kerenza Peacock.

Les piliers miaulant de la mer

Mon éditeur m’a passé le dernier Sylvain Tesson en guise de 1378e cadeau, avec cette note : « Pour Electre, des pierres incrustées dans l’écrin de la mer, à défaut d’un chaton. ». Après lecture, lui ai répondu : « Franchement, j’aurais préféré que tu m’offres un rubis, je trouve pas ça au niveau. » Et lui : « Mais non, bêta, la dédicace n’est pas de moi, elle est de l’auteur ! »

Le récit de grimpettes d’aiguilles dressées dans l’eau, un peu partout dans le monde. Certes ça commence par celle d’Étretat, en référence à mon amour de jeunesse, Arsène Lupin. Là s’arrête pour moi l’élégance.

Je ne conçois pas ces défis lancés à soi-même sur les géographies. Ce besoin de dompter la terre et ses aspérités, sans autre but qu’une quête de sensations égoïstes.

Le minéral extrême, je ne sais plus l’apprécier que si j’ai une légitimité à le traverser. En mission sur le terrain dans le désert de Gobi, en Argentine, dans une forêt en Sologne, les doigts gourds sur mes connecteurs d’antennes, les cheveux sales et les lobes d’oreilles plein de sable, je foule le sol avec un but : collecter des messages de l’Univers. C’est dans cette non gratuité que naît le vertige d’être, d’être en ce point de la Terre à cet instant, ce (x, t) qui prend alors sens dans la grande équation.

Sinon, c’est plutôt bien écrit, fluide, pas cliché, avec une certaine poétique, des réflexions pas idiotes. Et surtout ceci, surgi à la fin d’un chapitre :

Les choses arrivent parce qu’elles ont été écrites.

— Sylvain Tesson, Les piliers de la mer, 2025

J’ai pensé aux fictions, aux réalités, aux chatons, aux pierres, et à toutes leurs permutations apparemment commutatives. C’était donc ça, la véritable dédicace.

Le couple infernal [Acte III, scène 3 : finale]

Dans les locaux de la Maison d’édition, L’ÉDITEUR travaille dans son bureau tout de verre. L’AUTRICE frappe à la porte déjà ouverte.

L’ÉDITEUR, lève les yeux de son écran : Alors ?

L’AUTRICE : Bah alors rien. C’était très intéressant, j’ai appris plein de choses. Mais elle ne pourra se prononcer que sur un texte déjà prêt. Et puis perso, je ne suis pas sûre d’avoir eu un crush.

L’ÉDITEUR : Ah ?

L’AUTRICE : C’est bon, tu peux te détendre. Après, si tu peux me mettre en contact avec d’autres éditeurs littérature dans d’autres maisons d’édition, pour voir…

L’ÉDITEUR : D’accord. Il y a X. chez Z. à qui tu pourrais parler.

L’AUTRICE : Ah ça y est, tu n’es plus névrosé et jaloux ?

L’ÉDITEUR : Non, j’y travaille. (Il fouille dans son sac.) Mais je t’ai apporté quelque chose.

L’AUTRICE : Attends, il faut arrêter avec tes cadeaux, là. Tu m’as déjà offert une huile d’olive à cent euros le litre, du poivre du Congo à cents euros le grain, des chocolats de chez Jean-Charles Rochoux (cent euros le gramme), des gravures anciennes chinées aux enchères (cent euros le centimètre)… Mes enfants t’appellent Tonton C., ils pensent que leur mère est une femme entretenue. P. est hyper cool avec ça, mais l’autre jour, il a demandé au chat Mistral s’il fallait qu’il s’inquiète que sa femme revienne avec des cadeaux à chaque fois qu’elle voyait son éditeur.

L’ÉDITEUR : C’est parce que je suis accroc aux enchères et je n’ai plus de murs chez moi pour accrocher les tableaux, il faut bien que je les offre à quelqu’un. (Il lui tend une boîte.) Tiens, c’est pour toi.

L’AUTRICE : Euh. (Elle ouvre la boîte et découvre une bague avec un diamant.) Euh… C’est très beau, mais ça va pas le faire.

L’ÉDITEUR : Je l’ai trouvée aux enchères, tu sais que j’y achète des bijoux tout le temps, et il faut bien que je les offre, je ne peux pas les mettre moi-même.

L’AUTRICE : Et ta femme ?

L’ÉDITEUR : Elle me dit qu’elle en a trop. Écoute, c’est pour te signifier ton appartenancete séduire… t’exprimer que j’apprécie beaucoup de travailler avec toi.

L’AUTRICE, catégorique : Oui mais là c’est trop. Tu te rends compte ?

L’ÉDITEUR : T’inquiète pas, c’est pris sur le budget cadeau de la Maison.

L’AUTRICE, soulagée : Ah bon !… (Moue.) Hein, quoi ?

L’ÉDITEUR : Non, bien sûr, je l’ai achetée moi-même.

L’AUTRICE : Je préfère. Et ta femme, elle est au courant ?

L’ÉDITEUR : Bah oui quand même, elle sait que je fais ça tout le temps, surtout que j’ai un stock de bagues que j’ai chopé aux enchères.

L’AUTRICE, déçue : Ah.

L’ÉDITEUR : Elle te plaît ?

L’AUTRICE : Oui, beaucoup. Dis-moi, je réfléchis à ce deuxième livre, et je pensais à un essai narratif, autour de déserts, de géographies, d’antennes, avec un peu de science.

L’ÉDITEUR : Ça m’a l’air intéressant. Tu ne voulais pas écrire de la fiction ?

L’AUTRICE : Je reste ouverte aux différentes options. Tu crois que ça pourrait marcher ? Il faudrait quelque chose de vraiment populaire, cette fois-ci. Une couverture flashy, un titre shiny, et un contenu qui colle à tout ça, ras les pâquerettes. Sinon, tu me parlais de vacances dans ta villa dans le Sud, tu crois que c’est un endroit dont tu pourrais me laisser les clés pour écrire ? Et puis, on pensait acheter un pavillon un peu plus grand, est-ce que cette Maison a des courtiers attitrés et peut s’engager pour abonder l’apport initial du prêt ?

L’ÉDITEUR, perplexe : T’es sérieuse, là ?

L’AUTRICE, rires : Non, bien sûr. (Sérieuse et songeuse.) Je ne sais pas encore ce que je veux écrire, même s’il y aura forcément une part de délire fictionnel. (Elle touche la bague dans son écrin.) Je ne suis pas certaine que je puisse accepter ta bague, qui est magnifique par ailleurs. (Un temps.) Mais tu sais, en attendant…

L’ÉDITEUR, malicieux : En attendant, je pourrais être ton éditeur préféré.

L’AUTRICE : Voilà. Et je pourrais être ton autrice chérie.

L’ÉDITEUR : Voilà. Et si je t’invitais à déjeuner ?

L’AUTRICE : D’accord. (Aux frais de la Maison ?) Mais je voudrais manger quelque chose de vraiment bien, hein, sinon ça ne m’intéresse pas.

Ils prennent leurs sacs et sortent. L’AUTRICE revient dans le bureau, où est restée la boîte contenant la bague.

Selon l’intention que l’on veut donner à L’AUTRICE1 :
1. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la laisse.
2. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la glisse dans son sac à main.
3. Elle chope la boîte et l’embarque.
4. Elle ouvre la boîte, s’assoit sur le siège de
L’ÉDITEUR et reste à contempler longuement la bague et son diamant.

Rideau

  1. Si c’est pour un dossier de demande de financement, une présentation à une commission de recrutement, ou un Dialogue Objectif Ressources, si c’est pour de la diffusion des connaissances vers le grand public, une table ronde pour les femmes et la science au Sénat, si c’est pour une tribune pour la science comme dernière frontière de la diplomatie, si c’est une écrivaine, une scientifique, une leadeuse, une directrice, une amie, une collègue, une mère, une connasse, une gentille, ou all of the above. ↩︎

Son : Audrey Hepburn, Moon River (From Breakfast at Tiffany’s) [Remastered 2014], 1961

Audrey Hepburn and George Peppard behind the scenes, Breakfast at Tiffany’s, 1961

The Architect [2]

Éléments d’architecture et de bipolarité – second volet de la série du 1er mai.

Son : [encore et toujours la clarté masculine de la voix d’Hannah Reid] London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013

Mai : d’un coup cette chaleur et les jours fériés qui rendent fou – le mois où la société en chœur perd ses repères.

Moi ? C’est plutôt que j’éponge ma folie en berne. Comme seule nourriture deux cents pages de rapport sur un laboratoire japonais, de l’injection de Gadolinium dans des kilotonnes d’eau pure, des sommeils intermittents du matin au soir, dans les hurlements qui fusent et les portes qui claquent ailleurs dans la maison, j’ai pris le parti d’éteindre le cerveau, puisqu’il est en sous-régime. Dormir, se taire – quand chaque ligne exprimée est une ineptie au mieux, un carnage au pire. Assurer ses obligations, le minimum vital, et le coût drainant des items anodins, entre deux vagues de comas habités de rêves aux symboliques douteuses.

C’est cela le verso. C’est rassurant car il n’y a rien à faire. J’explique : « C’est exactement comme un état grippal, on délire dans son lit, et un moment, on sait qu’on remontera. »

La question toujours est le monde que l’on retrouvera en surface. Lorsque je tâterai les murs, s’ils tiennent encore, ce qui n’aura pas résisté aux meubles renversés, à l’abandon des lieux. Le palais d’Agamemnon est solide, les millénaires et les tempêtes nourrissent de leur patine les colonnes de marbre. Mais c’est fatiguant et si triste, parfois, de ramasser, seule, les débris, les éclats de vase cassé, les pétales de fleur jonchant le sol, les draperies pendantes sur des mosaïques rayées. De migrer le tout, seule, vers le palais de Cicéron, me demander si celui-là brûlera un jour aussi, dans l’incendie d’Argos.

Excuse me for a while
While I’m wide-eyed
And I’m so damn caught in the middle
Yeah I might seem so strong
Yeah I might speak so long
I’ve never been so wrong

London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013

Alexandre Calame, Ruines antiques, Rome, 1845

The Architect

Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.

Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011