At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.

Stand Up

Son [pour apporter un peu de légèreté à ce billet on ne peut plus prétentieux] : Oliver Davis, Kerenza Peacock, Paul Bateman, London Symphony Orchestra, Flight, Concerto for Violin & Strings: I, 2015.

Dans un monde qui frise la dystopie, où des propos graves sont prononcés et des actions graves menées, nous souhaiterions si fort que la science fondamentale puisse rester un dernier rempart de la paix.

Après réflexion, nous avons décidé de maintenir cette cérémonie de remise de médaille cet après-midi, malgré le contexte1, car il nous semble important de continuer à célébrer, justement, comme un pied de nez à l’obscurantisme, la beauté de la science collective qui se fait, avec des scientifiques brillants et humains, comme notre collègue X.

Je disais à P. au matin, avec apparente légèreté : « Ce qui est bien quand on a fait un discours au Sénat la veille, c’est que toutes les autres interventions semblent d’une grande trivialité. »

Il y a peu, je ne savais que faire et j’étais désespérée de ces cartes qui crissaient entre mes doigts et tombaient inutiles.

Oh – j’ai bien conscience que nous ne sommes rien, nous n’avons, je n’ai aucune portée. Mais j’ai mieux compris, je crois, ce que je peux offrir dans mon microcosme : on m’a confié un peu de voix, il serait lâche de ne pas m’en saisir, alors à ma mesure, je saisis et abats les cartes, je prends des décisions, j’attrape par le bras et entraîne ce laboratoire, je suis prête à le sortir de sa léthargie, dans des salles de conseil et de séminaire, je jauge les têtes plongées dans les sciences comme des autruches, mais surtout une fourmillière d’envies et d’idéaux à insérer dans des pipelines intelligents, parce que c’est cela que nous savons faire : réfléchir ensemble et résoudre des problèmes séculaires ! Et si on ne me dit pas merci, si on me paternalise encore de tous côtés – nous travaillerons aussi sur ce biais de genre –, je lis distinctement dans l’air que c’est ce qu’il faut faire.


On ne saura pas ce que ça me coûte. Que cette grande semaine terminée, devant la tombe de Marguerite Duras, longuement j’ai regardé le ciel bleu, pur, vidée de toutes les forces que j’avais données, d’avoir été ce que pourtant je ne suis pas et n’étais pas née pour, dans une solitude cosmique au cœur du collectif. Me demandant encore si cette semaine, j’ai été juste au monde, et à moi-même ; et il n’y aura personne, jamais, pour me répondre.

  1. Ce jour-là, les scientifiques du monde entier se mobilisaient dans le mouvement Stand Up for Science, pour afficher notre soutien aux collègues américains, et pour défendre les sciences, les humanités et la liberté académique comme piliers d’une société démocratique.  ↩︎
Stand Up. It’s (spring)time. Mars 2025.

Au bureau, au Pavillon de l’Aurore

À califourchon sur la rambarde de ce petit pavillon, en surplomb du jardin à la française de cette partie intimiste du Parc de Sceaux – dans ma mégalomanie précieuse, je me sentirais presque princesse. Le chahut de mes garçons qui se coursent sur leurs vélos en contre-bas me rappelle que j’ai passé l’âge d’être princesse [reine, alors ?]. Je grignote des morceaux de L’usage du monde, les traits épais soulignant des cheminements balkans croqués sur le vif, je prépare mon intervention au Sénat du lendemain, j’examine des figures que m’envoie J., nuages de points reconstruits au front d’onde sphérique. Lorsque je tourne la tête, j’aperçois cette lumière, la découpure crème sur le mur qui pose ma silhouette, la lumière, la même qui dore sans exception les surfaces de la Terre tous ces derniers jours, rasant de près la pierre, révélant l’éclosion des minutes suivantes, lumière tendre, brillante, éclatante. Ce secret chuchoté : depuis trois semaines, le monde a changé de lumière.

Son : Oliver Davis, Kerenza Peacock, Huw Watkins, Paul Bateman, London Symphony Orchestra, Voyager, Concerto for Violin & Strings: I, 2015.

La lumière, au Pavillon de l’Aurore, mars 2025.

Au bureau (mais pas trop), dans le Périgord noir

S. m’appelle alors que je suis dans une conserverie, à choisir des anchauds et des cous de canard farcis. Elle me parle AGDG, CDD plateforme et tickets LSST, dans sa diction puissante et italienne, je suis bien trop curieuse pour lui avouer que je suis en vacances, je prends l’appel, dégaine mon ordinateur et note tout ce qu’elle me transmet. Sur son conseil, j’appelle dans la foulée M., son chef.

Le soir bleuté s’installe sur le Périgord noir, P. conduit sur les petites routes surplombant la Dordogne, K. écoute une histoire dans son casque ; sur le siège passager, j’ai mon téléphone coincé dans l’épaule gauche, mon macbook sur les genoux, et la chienne de M. aboie dans le fond. Il me dit qu’il faudra qu’il aille la nourrir, demande avec douceur comment se passe ma direction, confirme les efforts (inespérés) qu’il fera pour notre laboratoire, et entend pour la première fois les besoins financiers, propose des solutions qui prennent leur place exacte.

Tout se passe très bien, dis-je avec sincérité à propos de la direction – et tant que je me sens soutenue par le haut, je gérerai sans problème l’intérieur. Quelques échanges de fleurs de part et d’autres, il me remercie à nouveau pour mon livre. Puis cet inattendu : « Ah, et bravo pour ton portrait dans [quotidien connu]. C’était super, et on était tous très fiers pour le CNRS. » Je réponds – que répondre d’autre ? – : merci, ma maison d’édition fait un super boulot, et si ça peut servir, tant mieux.

Ensuite, K. m’aide à préparer un lit de mâche pour le caillé de chèvre pris à la ferme, je bats une vinaigrette à la ciboulette et moutarde violette, dépose des cerneaux de noix, des grattons de canards, et nous tartinons de belles tranches de pain avec du foie gras. Sous la douche, j’écoute la table ronde du Sénat sur les Femmes & la Science de la semaine dernière. Plus tôt dans l’après-midi, le naufrage annoncé de J. m’avait passablement inquiétée, alors j’avais appelé Da., depuis les routes périgourdines à ses vieilles pierres aixoises, pour savoir si sa semaine était assez peu chargée pour qu’il l’aide à avancer. Notre échange téléphonique, puis les bouts de messages à forces émoticons a la simplicité des esprits connectés.

C’est drôle, la vie, j’écris à mon équipe de direction, en en-tête du bref compte-rendu que j’ai griffonné de mes appels. Je profite de tout, des bisons au manganèse dans l’émotion fêlée de larmes, de déjeuner sur la Vézère dans le froid et la tranquillité, de la petite main de K. qui m’entraîne dans les colimaçons du château de Beynac, des ruelles médiévales en morte saison, de nous dire avec P. notre sérénité. Et de la multitude d’interactions pertinentes dans lesquelles j’ai la chance de construire, pierre par pierre, ensemble, les châteaux de demain.

Son : Cette belle chanson, écrite par Jérôme Attal pour Michel Delpech : Des compagnons, interprété par Michel Delpech, in Sexa, 2009. Je me rappelle avoir lu dans les savoureux #writerslife de Jérôme Attal que Michel Delpech l’avait pris dans le contexte des compagnons de guerre, alors que ce n’était pas son intention, mais qu’il n’avait pas osé le détromper. Le billet a disparu, dans un vieux carnet sans doute.

19-10-1957 – Beynac et Cazenac, Dordogne, 1957

Est-ce que je sais, moi, quand je joue ?

Ce qui devait arriver arriva. À force de jouer à l’astrophysicienne, à la femme chercheuse, à la directrice, à la porte-parole du projet international G, à l’autrice… , sur les ondes et devant des journalistes. Ce jeu que je jouais contrainte et forcée, parce que mon attachée de presse m’avait déniché toutes ces belles plateformes, et que mon éditeur me disait de ses yeux bleus : « c’est un peu ton job », ce jeu-là. Jeu qui me désolait il y a encore trois mois, dans le travestissement que cela impliquait.

Jouer ! Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? Est-ce qu’il y a un moment où je cesse de jouer ? Regardez-moi : est-ce que je hais les femmes ou est-ce que je joue à les haïr ?

— Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre, Kean, 1953

dit Edmond Kean à Anna Damby, dans cette affectueuse joute anti #metoo (à première vue, à discuter…), qui m’a toujours délectée.

À force de le jouer. Vous savez comment ça se passe [avec moi] : l’habit, il finit par s’incruster dans la peau, et plutôt tôt que tard. Peut-être parce que dans tout cela, la part de celle qui écrit n’a pas fini au vestiaire, que PB l’a révélé de façon fracassante dans son article, pour que je puisse l’aborder sans craindre le strip-tease. Peut-être parce qu’on m’a rappelé que le sourire s’entendait à l’antenne, peut-être parce que j’ai en parallèle accueilli N. au laboratoire, et en me demandant comment le marquer, me suis rappelé Maya Angelou – que seule l’émotion reçue reste gravée. Peut-être qu’au contact successif des personnes qui m’entourent et celles que j’ai croisées, les lignes se sont posées, et j’ai su, mieux, ce que je pouvais apporter, ce que je pouvais être, en accord avec ce qui m’habitait.

Il y a trois mois, j’étais petite et dans le noir, et cela me paraissait insurmontable, de jouer, encore moins d’être, toutes ces étiquettes que j’avais désirées ou acceptées. Aujourd’hui tout se répond, en dehors et à l’intérieur de moi, et me semble d’une étrange justesse.

À force de le jouer, je suis devenue tout cela. Autrement dit, tout est devenu… naturel ? Y compris le partage de ces parties de moi à qui voudra dans le public, avec toutes mes erreurs et mes hésitations, mes émotions, mes défauts. Qu’importe, je ne me cache plus et tant pis pour mes limites cérébrales, j’exprime, je me plante, je ris, et je donne. C’est un peu ça, je crois, être femme, être autrice, être chercheuse et être humaine.

Son et images : Pour remonter le niveau de ce billet en format dégoulinade avancée, la grâce espiègle et la musique viscérale de Martha Argerich, interprétant de Chopin, la Polonaise N°6 As-Dur op. 53, « Héroïque », 1965. [Note : pas lu Emmanuel Carrière, qui paraît-il a écrit sur cette séquence, et qu’il me semble non advenu d’invoquer pour justifier ce moment de musique, de féminité et de partage.]

Les fauteuils

Perplexe devant les échantillons de cuir et de bois pour habiller les fauteuils de l’amphithéâtre quasi-centenaire de notre institut, en cours de rénovation cette année. Le rouge pétant est moderne mais peu subtil. Le bordeaux rappelle la couleur historique, prudent et trop sage.

Je blague (à moitié) : « Pétant ou sage, ça ne correspond à ma direction. Je voudrais quelque chose de moderne mais qui respecte les racines, et avec une touche de créativité. »

Nous partons sur une alternance de trois nuances rouge-Electre, un damier discret sur le bois miel aux contours arts déco. Si jamais je n’imprime rien d’envergure à ce laboratoire d’ici la fin de mon mandat, il restera toujours la couleur des sièges.

[Je m’interroge obscurément tout de même : faut-il une thèse, une habilitation à diriger des recherches, et être spokesperson d’une manip internationale pour faire décoratrice d’intérieur d’un labo d’astrophysique ?]

Son : Madness, One Step Beyond, in Complete Madness, 1982

Albert Besnard, La première d’Hernani. Avant la bataille, 1903

Quand l’Inde rencontre l’Eurasie

Je propose à N. de dîner au Comptoir et il m’y conte volontiers ses récits de mission dans le XinJiang à cheval, à regarder tranquillement un loup dans les yeux, croiser un cavalier à toque et à plume qui déchiffre sans hésitation les cartes satellitaires illégales… Il m’explique l’usure éolienne des grains de sable, sur la peau ou les pierres lisses du Gobi, les plis de la croûte terrestre dans cette région où l’Inde rencontre l’Eurasie. Je ne suis pas encore assez rodée pour être purement politique et tenir un dîner machiavélique, et je n’ai pas assez de points stratégiques à pousser en ce début de mandat pour le barber avec ça. J’explore cependant toute la liste que j’avais préparée, au détour des émotions, des convergences sur nos élans/mode de vie et de recherche. Les pions sont poussés – peut-être de quoi changer certains futurs de façon drastique, et nous verrons bien comment se joue la suite.

Ce que je voulais de ce dîner, je l’ai eu. La connexion professionnelle à l’intérieur de la ligne de bascule, où, sans aucune ambiguïté, nous pouvons constater nos résonances multiples – et lui de glisser en souriant, à notre énième convergence complice « Il va falloir qu’on arrête, ça va devenir louche. »

Et aussi, quand il me déroule, à ma demande, ce qui l’a amené à prendre la direction de ce grand institut du CNRS, cette affirmation, alors que je n’ai pour ma part rien explicité : « Toi et moi partageons ceci. Nous n’avons pas accepté ces fonctions parce que nous les aimons. Mais parce que nous sommes conscients qu’en les prenant, nous ferons ça mieux que d’autres. » Écho quasi mot-pour-mot à ce que me disait Ralph et qui m’a convaincue d’accepter.

Au contact de ces personnes qui dirigent dans la plus grande intelligence, avec curiosité, humanité et pragmatisme, le rappel de ce vers quoi il faut tendre. On ne peut s’arrêter et s’aigrir à la solitude de la verticalité, cette réalité-là, il faut l’embrasser, elle fait partie de la panoplie de direction, et c’est très bien. Car la connexion, il est possible, au demeurant, d’aller la chercher ailleurs : le monde continue bien au-delà de mon laboratoire.

Son : Dire Straits, Sultans of Swing, 1978

Cavalier aux confins du Pamir. © Maxime Crozet

Une journée Étienne Klein (verso)

10h30 : Discussion budget de rénovation de notre coupole d’observation, avec mes deux responsables bâtiment.
11h45 : Déjeuner avec l’équipe de direction – tu es speed, me dit-on, tu marches vite, tout le temps. Et comme ça ne suffisait pas, croiser F. fort mécontent d’une décision que j’ai prise.
13h : Ligne 6 vers la Maison de la Radio. Toujours la solitude de la verticalité : je reçois des coups variés, les encaisse, tiens l’équipe, la maille des égos de chercheurs, je souris, écoute, pose-dépose mon énergie ; mais lorsque je suis fragile parce que j’affronte mes challenges propres, personne pour me dire ces deux mots : « Bon courage. »
13h20 : Je marche vite (speed, il paraît) et ça s’exfiltre de mes yeux, les larmes de tristesse et de petite rage – comment donner de la joie à l’antenne alors qu’on est blessée et que l’orgueil en soi bout comme de l’eau volcanique ?
13h25 : Well. On fait ce qu’il faut. On ferme les yeux une fraction de seconde, on les essuie du dos des mains, on pousse cette respiration, et la porte du café des Ondes.
14h45 : À l’antenne, Étienne Klein me demande : « Qu’est-ce que la direction de votre laboratoire a changé pour vous ? » Je ne réponds pas : « La solitude de la verticalité. »
16h10 : En sortant de chez Étienne Klein son livre à la main, je suis à deux pas de mon laboratoire. Il y a un mois et demi, j’aurais été y trouver du réconfort, rire, me mêler, échanger dans la gratuité d’un café. La cheffitude, ça brise toute appartenance. C’est à moi de réconforter la foule. Moi je peux crever à l’intérieur, tant que je tiens la façade intacte.

16h10 : Sans hésitation, je prends la direction de mon autre maison (d’édition).

The Mad Hatter Tea Party, by John Tenniel – DR
Sir John Tenniel, Alice’s Adventures in Wonderland by Lewis Carroll, 1865

Une journée Étienne Klein (recto)

10h30 : Étienne Klein et sa voix caverneuse dans mon téléphone : « Dans cette émission, on pourra prendre le temps d’expliquer, de dérouler le propos. C’est une conversation. »
13h30 : Étienne Klein au café des Ondes, entre dandy et chapelier fou, assis devant son café, ses notes et mon livre.
14h : Détendue dans le studio d’enregistrement, accompagnée du dandy et de son équipe sympathique – je songe : finalement, un petit côté Capitaine Crochet et son fidèle second Mouche.
14h10 : Après une plantade monumentale sur KM3Net [l’antagonisme entre les mots que l’on balbutie et les craintes de mal faire pour la communauté], le terrain connu : GW170817, multi-messagers, blazars…
14h30 : Étienne Klein lit pour l’auditoire : « à choisir, je préfère vivre peu mais beau, bref mais intense. » Est-ce que le domaine scientifique dans lequel nous plongeons résonne avec notre caractère ? Suis-je violente ? Je réponds : non. Puis : j’aime être bouleversée.
15h : Le délice infini de prononcer sur une radio nationale que je suis tombée amoureuse de Karl Schwarzschild.
15h15 : En régie, ils tentent de me rassurer. Étienne Klein de me conter : « Oppenheimer se taisait pendant 10 secondes, en tirant sur sa pipe. Et quand il réfléchissait, dans ce silence, il se passait quelque chose. Il ne faut pas s’empêcher de réfléchir à l’antenne, il faut montrer que c’est ça, la science, pas du rabâché récitatif. »
15h20 : En sortant de l’ascenseur, il pointe mon livre qu’il tient sous le bras : « Moi, je suis convaincu que c’est ça qu’il faut faire. » Quoi donc ? « Écrire l’émotion de la science. C’est ça qui permettra de toucher les gens et de les faire revenir vers elle. »
15h20 : Traversée de Paris dans son Alpha Roméo, il me parle Cavaillès, femmes et science, de ses cordes vocales, de son premier livre.
15h50 : Crochet chez lui pour qu’il m’offre son livre – un atelier-loft tapissé de ses toiles colorées. Je repars en emportant son émouvant chapitre sur Lise Meitner et ses mots ceints d’une curieuse certitude : « Je suis sûr qu’il va marcher, ton livre. »

Bob Hoskins et Dustin Hoffman dans le jubilatoire « Hook », dir. Steven Spielberg, 1991.

Beaucoup d’eau et un neutrino de ultra-haute énergie ?

Le jour suivant, autour de la même table, V. nous décrypte le muon de ultra-haute énergie détecté par KM3Net. Prouesse méditerranéenne, des filins instrumentés de capteurs de lumière à 3500 mètres de profondeur ; en 2023, ils voient s’allumer plusieurs milliers de leurs détecteurs en une monstrueuse traînée, le passage d’une baleine cosmique – non, une particule subatomique, un muon, cousin de l’électron, et particule fille d’un neutrino. L’énergie reconstruite par les scientifiques est faramineuse : 100 à 1000 fois celle observée jusqu’à présent pour le probable neutrino père. Mais que de zones d’ombres : s’il s’agit d’une particule qui pleut régulièrement du cosmos, pourquoi IceCube, le détecteur jumeau au Pôle Sud, qui opère depuis dix ans dans la glace, n’a-t-il jamais rien détecté de la sorte ? Il doit alors provenir d’un événement violent exceptionnel. Or dans la direction d’arrivée de cette particule, quand on scrute le ciel sous toutes ses coutures lumineuses et multi-messagers, il n’y a rien qui frappe le regard ou les esprits. Rien d’excitant, rien qui colle.

Semi-excitation scientifique, donc : quelque chose de jamais vu est trouvé, mais on ne sait pas encore l’interpréter. En contraste avec l’autre excitation de la découverte dont les pièces du puzzle s’imbriquent parfaitement (GW170818, GW150914, le plan Galactique avec IceCube…), parfois tout est d’une grande limpidité et c’est la plus grande émotion.

Là, l’émotion, c’est l’excitation fébrile et perplexe – le lot plus routinier du scientifique. Je me tourne vers R. : « What’s your take? » et la petite foule, ma joyeuse équipe, l’entend poser son idée qui éclaire mon cerveau en un jet de lumière. Plusieurs fois ces semaines que ça s’allume ainsi : l’envie depuis les entrailles de remettre les mains dans le cambouis de la science et la voix des neurones qui susurrent Electre, tu ne peux pas t’en empêcher, tu es une physicienne, déguise-toi tant que tu veux, en directrice, en autrice, en mère, en impostrice, nous veillerons à ce que ça s’allume toujours pour te harceler.

Je m’exalte bruyamment de l’interprétation et R. dit : « Alors, quand est-ce qu’on écrit le papier ? J’ai tous les outils pour faire les simulations. » Je dis que je vais m’y atteler, et V. de me suivre.

Dans la nuit, alors que je rentre, V. me parle au téléphone de ses projets de revenir sur Paris : « Je passe une demie journée avec vous, et on va avoir deux papiers. Je suis de plus en plus persuadé que c’est ça que je dois faire. Travailler avec toi, avec R. » Je réponds que attends, l’idée est de R. et je n’ai rien fait du tout. Et lui, ce cadeau en enfilade de mots [parfois on se demande ce qu’on a fait pour mériter les gens] : « Mais c’est toi, c’est toi qui impulse l’équipe, c’est toi qui nous rassembles et qui fais germer les idées, c’est pour ça que c’est bien et qu’on y est bien. »

Son : Borrtex, Coalescence, in Coalescence, 2019.

The KM3Net Collaboration, Nature, 376, Vol 638, 2025