Oops I did it again

En 2008, j’ai perdu une copine de thèse, à cause d’un post que j’avais écrit ici, et qu’elle avait découvert. Ce n’est pas très difficile, quand on me connaît, de taper quelques mots-clés et de chercher ce carnet. J’avais évoqué une scène et décrit certains de ses traits de façon peu flatteuse. Elle s’en était fortement émue. Je la comprends. Ce n’était pas très classe de ma part.

En 2010, j’ai perdu un collaborateur et ami suite à un autre post que j’avais écrit ici et qu’il avait découvert. Le post évoquait un huis clos pendant un shift en Argentine, et le frottement que les manies des personnes que l’on apprécie pourtant au quotidien peuvent créer. Il s’en était fortement ému. Je le comprends.

J’ai appris, depuis, à faire très attention aux propos que je publie ici. Cependant, la question du degré d’auto-censure subsiste. Et je sais très bien que je suis en train ces derniers temps de flirter avec les limites, voire d’être carrément dans la zone dangereuse. Lorsque j’écris sur les problèmes de la collaboration, sur les propos de la candidate à la direction de mon laboratoire, et aussi lorsque j’écris sur mes enfants, et puis peut-être surtout lorsque je révèle des pans trop intimes – mes réflexions sur la maternité –, je clique et déclique plusieurs fois, et ce parfois à plusieurs jours d’intervalle, le bouton « publier ».

Écrire, ce n’est pas anodin. Je m’imagine qu’écrire ici, sous couvert d’anonymat est gratuit. Mais les deux exemples ci-dessus démontrent le débordement que cela peut causer dans la vraie vie. Et c’est cela qui me terrifie dans le lent effacement de la frontière entre la science et mon écriture. Je sais parfaitement que j’aurai des critiques ou des remarques de collègues qui interpréteront mes propos d’une façon ou d’une autre, à la sortie de mon livre. Écrire, c’est offrir à un lectorat de quoi mâchouiller, digérer, et puis recracher à sa sauce, chacun avec sa salive. Les mots que je ponds vont vivre des vies propres et je ne maîtriserai rien à ce qu’ils deviendront.

Je n’ai pas envie de sacrifier ma carrière scientifique à l’autel de mes phrases. Mais parfois, l’appel de l’esthétique, du storytelling et de leur partage est si fort. Le billet Le carceri d’invenzione, je l’ai mis et démis en ligne tant de fois, car je me doutais qu’il causerait problème – et finalement, il cause problème d’une façon totalement inattendue. (Oops I did it again...)

J’aime écrire dans l’ellipse, dans l’effleurement, en cartes postales et en esquisses, je pourrais n’évoquer que les élans et les belles personnes, que les positivités. Mais si je n’écris jamais sur les choses dures qui importent, est-ce que ma démarche est juste ? Bien sûr que j’ai appris cette leçon fondamentale de ne plus jamais faire de portrait en négatif, et même si je pense que la littérature est intéressante grâce aux écrivains qui ont eu le cran de le faire, je n’ai pas envie ni besoin de me lancer là dedans. Pourtant, faut-il toujours rester dans ce qui est politiquement correct, ne jamais entrer ici dans ce qui peut crisper, interroger, perturber ? Ne jamais rien révéler de moi ce qui compte ?

En 2010, j’étais à Chicago, et j’avais longuement discuté avec mon extraordinaire mentor, Andromeda, et son mari compositeur et guitariste classique. Tous deux m’avaient dit de continuer à écrire, que ce que les mal-pensants pensaient autour de moi importait peu. Cela faisait écho à cette phrase que j’avais (comme par hasard) trouvée dans un livre de Nancy Huston que je lisais alors :

Le monde est un beau gibier pour les esprits qui sont friands de thèmes littéraires. Il est difficile de faire comprendre à ses amis proches que tout est nourriture pour l’imagination d’un écrivain […]. Si j’étais à votre place, je continuerais d’écrire, j’expliquerai aux amis plus tard ; de toute façon, il y a de fortes chances que vous ayez à vous excuser.

— Zelda Fitzgerald, lettre de 1947, citée in Nancy Milford, Zelda, Avon, New York, 1971, traduction : Nancy Huston.

Dans mon livre, il y a deux histoires difficiles qui seront contées. Elles ne me concernent pas, et j’ai l’accord des protagonistes pour les écrire. Je les raconte de façon assez douce, factuelle, sans commentaires, sans donner de leçon, sans propos belliqueux ou politique autour. Mais d’une certaine façon, je dénonce des faits qui ont eu lieu dans deux communautés très puissantes. Il est très possible que les scientifiques ne retiennent que ces deux petits paragraphes sur deux cents pages. Est-ce que cela va me mettre au pilori de la science ? Je m’imagine que je serai protégée car le livre est en français, mais c’est une illusion. Est-ce que je suis en train de faire une erreur ? Car il faut me rendre à l’évidence : ce n’est pas un roman que j’écris, et je sais très bien que ma démarche est un témoignage de ces choses qui se passent dans notre communauté. Je me sers de ma plume, de ma voix, pour porter un message. Est-ce que c’est cela que je veux faire ? Me battre pour cette cause-là, et de cette façon ? Est-ce que cela en vaut la peine ? Le backlash peut tuer et ma carrière scientifique et mon projet neutrinos et mon livre et toute perspective d’écrire.

Cette éternelle question, que je re-visite à tant de niveaux et dans tant de situations : faut-il me taire ?

Bande son : un peu de légèreté et de peps, non pas avec Britney Spears (cf titre), mais avec One Direction, What Makes You Beautiful, in Up All Night, 2011 et Katy Perry, Roar, in Prism 2013.

Le Carceri d’invenzione

J’avais rédigé ce billet il y a quelques jours, avant de partir en mission, puis l’avais mis hors ligne. Trop dangereux, et c’est tellement plus rassurant de ne conter que les élans et les cartes postales. Mais c’est aussi ça, le storytelling de la recherche, avec ses hauts et ses bas. Ça me rappelle aussi que finalement, il faudra encore et toujours continuer à se battre.

Giovanni Battista Piranesi, L’arche gothique, de la série « Le Carceri d’invenzione« , ca. 1749–50.

Comme cela m’agace, d’être encore affectée, à mon âge, après tant d’années de carrière et après avoir épongé tant de crasses, par des frictions et des tensions dans des interactions. Ça doit être mon côté bisounours, mais en vérité, à quoi sert de faire ce métier dont le socle est la collaboration et l’échange d’idées, si c’est dans une atmosphère désagréable ? Si chacun n’est pas considéré et respecté, voire même, si l’on n’y trouve pas le plaisir d’une interaction complice ?

J’essaie de lisser les choses lorsque je ne suis pas la personne concernée, et mon rôle me le permet à différents égards. Mais lorsque c’est moi qui me prends des coups et que je suis seule dans une foule qui se tait, bien qu’elle partage mon point de vue, je trouve cela difficile.

J’aimerais être capable de balayer du revers de la main les aigreurs et frustrations que suscitent certaines violences verbales et autres erreurs de communication. Je voudrais arrêter de m’empêtrer dans des filaments d’émotions inutiles, qui viennent polluer ma réflexion sur la direction à prendre maintenant. Que faire devant ces problèmes récurrents, comment gérer les personnes compliquées dans la collaboration, quelle est la meilleure stratégie pour notre projet, avancer avec ou sans elles ? Voilà les vraies questions.

Diriger une collaboration avec intelligence, c’est, j’imagine, arriver à mettre sa propre émotion de côté dans les décisions et les réactions, tout en entendant celle des autres. ?

Au fond, il y a des moments où j’aimerais que quelqu’un me donne la solution et me dise ce que je dois faire et comment. Ou peut-être simplement qu’on me dise : « C’est bien ce que tu fais et comme tu le fais ». Et dans mes rêves les plus fous : « Merci » ? Et ça me fatigue tellement que je ne sais pas si je tiendrai jusqu’à ce que l’on détecte des neutrinos de ultra-haute énergie.

The vengeful generation

Hayao Mizazaki, 風の谷のナウシカ (Nausicaä de la vallée du vent), 1984

Le lendemain matin, je rejoins ma grande N. dans un café de Philly, et nous reconnectons quelques heures. Elle pose cette question comme une litanie : « How did we get there? » Elle me raconte avoir récemment été touiller son passé (celui d’il y a vingt ans, comme par hasard), et avoir découvert cette fille si seule, paumée et qui voulait faire de la physique mais qui pensait qu’elle n’y arriverait peut-être pas. (Comme par hasard, bis.) Et qui s’est battue. (Comme par hasard, ter.) Je dis : je crois que je suis arrivée là parce que je voulais prouver à tous ceux qui me disaient que je n’y arriverais pas qu’ils avaient tort. Elle opine : « Exactly. We are the vengeful generation. » Et maintenant ? Nous concluons que nous n’avons plus rien à prouver, et juste à apprécier l’endroit où nous nous trouvons. Nous nous escalaffons : voilà le problème. Ça ne nous est jamais arrivé ! Être confortablement installées et simplement profiter de la vue ? Non, nous avons toujours eu besoin d’un projet, de directions qui nous animaient. Nous pleurons toutes les deux quand je lui raconte ma journée pleine de tristesse et d’espoir. De par notre culture commune, elle saisit, sans que j’aie à le verbaliser, le concept japonais des âmes et des fantômes qui veillent. Elle me sert fort dans les bras et me dit : « Alors c’est formidable, tu sais où tu vas maintenant. »

Bande son : Radiohead, High and Dry, in the bends, 1995.

UDel

À UDel, le campus et les ruelles de la ville qui l’abrite ont le charme de la Côte Est. F. m’accueille généreusement avec son fort accent allemand, sa bonhomie et son expertise radio. Son équipe a l’air si heureuse. Les doctorants du département à qui je fais longuement la conversation ont l’air si heureux. Je me sens très habitée quand je donne mon colloquium et que je présente cette photo d’antenne dans le désert de Gobi dans le couchant, qui date de la veille. Mais aussi quand je présente des résultats pionniers de modélisation de signaux radio dont j’ai eu l’intuition. Le soir, F. et son équipe m’emmènent dans un bar tout en bois et en briques, déguster des burgers, et continuer à parler science et vie. Très naturellement, nous dégainons nos macbooks parmi les bols de frites et comparons les spectres que nous mesurons en Argentine. Dans cette discussion technique pointue que je n’aurais jamais pensé pouvoir tenir il y a encore quelques mois, j’ai une joie secrète à ce que F. me parle comme si, comme lui, j’avais passé ma carrière à faire de la radio-détection. Tout ça, c’est aussi grâce à P. qui est entré dans une frénésie d’épluchage de données, et qui comme dirait O. « abat un boulot de malade pour la collaboration », produisant une panoplie de codes d’analyse, avec lesquels j’ai aussi pu jouer. Je dis : ce projet, c’est une drôle d’histoire de famille.

Mission sur le terrain oct. 2023 : antenne du prototype de G. dans le désert de Gobi au couchant. F.M. tous droits réservés.

CP1919

En me documentant sur la détection du premier pulsar ‘CP1919’ pour le nouveau chapitre de mon livre, je découvre la composition de Max Richter Journey (CP1919). L’œuvre s’inspire de la découverte par Jocelyn Bell Burnell de cet astre clignotant comme un phare avec une période de 1,337 secondes. Elle superpose des pulsations musicales sensées évoquer ces objets dans le cosmos.

Les pièces de Max Richter que je connais sont assez sombres, mais captivantes. Les deux premiers mouvements de Mrs Dalloway, dans Three Worlds: Music from Woolf Works, celui avec la voix désuète de Virginia Woolf suivi de cette rengaine mélancolique comme une promenade au jardin, sont bouleversants.

Donc ce n’est pas forcément un problème d’appréciation du compositeur, de son œuvre ou de résonance avec ses pièces, qui fait que je reste assez dubitative de Journey (CP1919). J’imagine qu’il s’agit d’une évocation de l’Univers et de notre place dans tout cela, l’élévation en l’absence de gravité, etc. Mais je ne trouve pas dans cette musique ce qui me touche quand je sonde et explore le cosmos au jour le jour. Tout est trop sombre, trop lourd, ces pulsations m’enfoncent dans le noir plutôt que de m’entraîner dans des flots de lumières et de particules.

C’est un peu toujours ce que je reproche aux films de science fiction qui évoquent l’Univers : que ce soit Interstellar, 2001, Gravity… C’est si sombre, si lourd, si effrayant et toujours perturbant. Alors que finalement, nous pouvons contempler tout cela les pieds bien sur Terre, dans des paysages somptueux. Et que ce qui nous est donné à observer, à examiner, à triturer dans tous les sens sont des feux d’artifice ou des colosses merveilleux. C’est tant de beauté et d’énergie, tant de souffle. Et les équations, les codes numériques et les explications que nous arrivons à greffer à tout cela : la preuve de l’incroyable puissance, logique et créativité du cerveau humain ; et parce que cela s’est fait au fil des siècles et en collaboration, la preuve –ou l’espoir– de l’intelligence de l’Humanité, tout simplement.

Sur notre place dans l’Univers : c’est ce souffle-là qu’il faudrait exprimer.

Clairement je préfère Disorder, de Joy Division, qui ont aussi mis CP1919 en avant, dans la couverture de leur album Unknown Pleasures (1979), avec cette illustration. 80 périodes du signal radio de CP1919 mesurées à Arecibo (Puerto Rico). Extrait de “The Nature of Pulsars,” by Jeremiah P. Ostriker, Scientific American, January 1971. Et je préfère aussi l’énergie de Four out of Five, de Arctic Monkeys, 2018, qui ont utilisé le son du pulse de CP1919 dans leur chanson mystérieuse (uniquement dans la version vidéo).

Gratitudes

Plongeon dans des dossiers oubliés de mon ordinateur, dans des textes d’il y a tout juste vingt ans. Mon moi jeune, étudiante, idiote, seule, incertaine, converse avec un personnage imaginaire.

Parmi les thèmes récurrents : la crainte de ne jamais rencontrer personne pour vivre en couple, car imbuvable au quotidien, et à cause de cette disjointure irréconciliable entre mon monde éthéré poétique et la réalité crue. L’amertume de ne jamais pouvoir devenir astrophysicienne car pas assez douée. Les envies non assouvies de parcourir le monde. L’anxiété de cette page blanche du futur.

Et malgré tout, une telle soif de vivre la vie jusqu’à la fibre, et une volonté viscérale d’aller de l’avant. Une foi fantasque en ma plume, en sa capacité à donner corps à mes rêves.

J’ai une gratitude infinie – pour ces personnes qui m’ont accompagnée, soutenue, nourrie dans ces errances étudiantes, et que vingt ans après je connais et reconnais encore, dans toute leur grâce et les vibrations partagées.

J’ai une gratitude schizophrène, blâmable de prétention et autres inélégances – pour cette gamine de vingt-et-un an qui y a tant cru, à travers les belles rencontres et aventures, mais aussi les larmes, les psychodrames, les incompréhensions et la grande solitude. Contente de la connaître, la reconnaître encore et pouvoir lui dire : « Regarde, gamine, ça a marché. »

Bande originale : Keith Jarrett, I’m Through With Love, in The Melody At Night With You, 1999

Sur le mur de mon studio d’étudiante, sur le boulevard-même où je travaille aujourd’hui [je n’ai jamais cru au hasard], nov. 2003. D. & Electre, tous droits réservés.

Le bruit du ciel

Contact, affiche du film (1997) d’après le roman de Carl Sagan, 1985

La jubilation ! D’avoir les doigts poisseux de données et de codes. De migrer par gigas des fichiers, qui s’égrènent dans ma cuisine depuis le fin fond de déserts chinois et argentins. D’éplucher des temps sidéraux, de découper des fréquences. De cette quête insensée d’impulsions physiques dans la botte de foin radio. De voir, dans la gradation des pixels, le jour qui se lève pour alimenter les panneaux solaires. De les imaginer au pied de nos antennes, debout, droites et sveltes sur le sable. De voir aussi, peut-être, la Galaxie qui se lève, et la cohorte de ses électrons rayonnant en son cœur. La jubilation ; je marche dans les rues la tête dans les lignes de code, des spectres de Fourier imprimés dans le regard.

Toute la journée, je repensais à Ellie Arroway. Magnifique Dr Arroway dans son chemisier blanc, assise sur son pick up avec son casque sur les oreilles, écoutant sans relâche le bruit radio des grandes paraboles du VLA, à la recherche d’un signal extra-terrestre. Alors en fin d’après-midi, j’ai converti les traces de nos antennes en fichiers audio et j’écoute, moi aussi, cette longue trille magnétique, ce bourdonnement des instruments et des astres. La jubilation : j’écoute, toute à l’affût du tintement qui annoncerait la particule cosmique.

Choses odorantes et colorées

La pluie sans discontinuer
La chute des noyaux de gingko à ramasser et à griller
Un tapis de feuilles mortes comme des post-its décollés
Le parfum de Earl Grey
A., sa petite voix de choriste quand il chante Haydn
Au piano la virevolte des notes de Bach
K. ses mains noires de fusain
Naviguer entre des problèmes de compilation mac
Un manuscrit de thèse à rapporter sur les supernovae
Les autobus à répétition sur la route de Kerouac
La funny face d’Audrey Hepburn

La madeleine Saint Michel de Proust

Je suis si fatiguée, et j’ai froid. J’essaie de faire les choses avec application, rayer ma todo liste infinie de bureaucratie, mener mon projet neutrinos avec « autorité et bienveillance » (sic), écrire mon chapitre, écrire d’autres choses aussi. J’essaie, dans mes interactions, d’être aussi juste que possible, de donner de moi ce qui compte à l’instant, ne pas forcer, d’avoir la couleur attendue, tout en étant moi-même. [Me voilà en train de rédiger une séance de yoga-méditation. Urk.]

O. est parti pour la Chine et j’ai un double sentiment idiot de gamine abandonnée et de la porte-parle qui passe à côté de quelque chose, de ne pas être là où cela se joue.

Ce matin, je mange une madeleine Saint Michel que j’ai rapportée de Paris pour les enfants, et j’en ai presque les larmes aux yeux de ce goût de la France. J’écris à un être cher – lui aussi envolé en Chine, qu’est-ce que c’est que cette migration géographique ciblée des gens qui m’importent ? – « c’est donc ça, en fait, la véritable madeleine de Proust. »

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.