Faust et Jane Austen sur une friche radioactive

Son – nécessaire pour avoir l’intégralité de l’expérience sensorielle : Taylor Scott Davis, Magnificat: III. Et Misericordia, suivi de IV. Deposuit, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Doucement, les flocons viennent se déposer sur l’étendue bleutée, grise, désolée. Au cœur de cette friche radioactive, une tâche orangée : la petite cheminée en pierre de taille et ses flammes dansantes, le fauteuil Régence encadré de bois sombre, le tapis de laine aux motifs floraux, le buffet en noyer avec ses cabinets vitrés. Et – comme la vie est étrange – je suis en compagnie de Faust.

Mon Cosmic Rays and Particle Physics de Gaisser a depuis longtemps chu par terre, mais Faust m’assure qu’il ne s’est pas abîmé – le tapis aura amorti la chute. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, suspendus dans les flocons, les flammes et la radioactivité ; à converser dans l’inconfort de ce sofa anglais. Quand la scène se met en mouvement et que le déroulé s’accélère, j’écris hâtivement :
« C’est le moment où le buffet bascule et que toute la porcelaine tombe en éclatant sur le sol. »
Il rit : « D’accord. Il va falloir s’en occuper. »
Et moi : « J’espère que mon livre n’est pas abîmé, c’est l’exemplaire de la bibliothèque. 
— Ne t’inquiète pas. Il est intact, avec toutes ses équations. »

Je contemple la scène, la friche bleutée à perte de vue, à mes pieds le verre et la porcelaine brisés, le reflet des flammes dans le satin de ma robe, le reflet des flammes dans ses yeux. J’écris : « J’ai l’impression d’être dans un livre de Jane Austen. » Faust s’enquiert : « Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? »

Dans ma cuisine pennsylvanienne, K. me demande de lui faire un tatouage de bonhomme de neige. Sur le plan de travail, mon Gaisser est ouvert à la page 113, « Cascade equations ». Je ne l’ai pas refermé quand on m’a enjoint de le faire. Je mouille le bras de K. et surmonte le bonhomme d’une étoile d’or. Je me dis confusément : « Oh mon Dieu, je suis en train de vivre-écrire un roman de Jane Austen, avec Faust, au milieu d’une friche radioactive. »

Je retourne brièvement au pied de la cheminée crépitante. Faust est toujours là. Cette présence certaine, rassurante, la chaleur enveloppante au cœur de l’hiver. J’écris : « C’est fabuleux, bien entendu. »

Caspar David Friedrich, Klosterruine Oybin (Der Träumer), huile sur toile, circa 1835.

Chicago [3] : Christmas layers

Le soir, je migre vers le Nord sur le Mag Mile et fais semblant de me perdre, alors que je sais parfaitement où mes bottes me mènent. La nuit est glacée, effrayante et chatoyante de Noël, de trompettes rouges et or dressées sur State Street. Je débouche sur les dentelles gothiques qui couronnent les blocs du Chicago Tribune et du Wrigley Building. En bas la rivière encaissée entre les épis de maïs et une série de ponts rouges métalliques, prêts à se fendre et paralyser la ville pour laisser passer les bateaux.

Je marche d’un pas ferme, accompagnée de tous les fantômes de moi-même. Il y a toutes les moi qui ont marché dans ce froid festif : dure, solitaire, snob, orgueilleuse, narcissique, perdue sans jamais l’être, pleine d’espoir, persuadée comme aujourd’hui de me diriger dans la bonne direction, que ma vie était exactement comme il fallait qu’elle soit.

Est-ce que s’accompagner des vieux soi serait le secret pour ne pas se sentir seule ? J’en ai écrit, des lignes de code à cette époque, et noirci de grands cahiers avec des équations. J’avais toujours dans la poche quelques papiers de Jon Arons. J’avais toujours mon carnet Moleskine pour les notes de ce journal, et pas encore de smartphone. J’étais très amoureuse de P., et entre lui, l’écriture, et ma théorie des pulsars, cela constituait l’ensemble de mon monde. Je pensais, avant même Noël, que j’avais déjà tous mes cadeaux.

En quinze ans, les choses ont gagné en richesse et en complexité. Cet émerveillement à l’approche des fêtes, je ne l’ai pas perdu. Je crois que j’ai toujours tous mes cadeaux en avance, et le velours des rubans dans le creux de la gorge. Mon vœu, peut-être : superposer les énergies et les chances de tous ces fantômes du passé et du présent, les monter en interférences constructives, et rendre un peu de tout ce que j’ai reçu et reçois, à ceux qui m’accompagnent.

Son : Tom Walker, For Those Who Can’t Be Here, dans cette version délicate avec Kate Middleton au piano, à l’Abbaye de Westminster, Noël 2021. On la sent toute raide dans sa robe rouge, mais je salue le courage de se mettre ainsi à nu et en danger : d’être la Duchesse de Cambridge, la personne la plus scrutée du monde, d’avoir mon âge, d’être probablement dans sa crise de la quarantaine, d’être si digne, et d’accompagner Tom Walker par sens du challenge et du devoir, chapeau.

Chicago Public Library et le L suspendu, au pied du Fisher Building. Décembre 2023.

Chicago [2] : mesures

J’émerge de la Blue Line à Jackson, et la première chose que que vois est le Fisher Building, sans aucun doute le plus beau gratte-ciel du monde, dans sa parure ocre, ses moulures neo-gothiques : là où je me suis installée pour mon post doctorat, il y a quatorze ans.

J’avais oublié ce froid incisif, immédiatement il me mord les joues et ce qui me reste de doigts. Je me réfugie à Intelligentsia, au pied du Monadnock Building, me réchauffer avec un latte, et passer un appel stratégie avec O. Je cours déposer ma valise au Hilton, et j’y suis accueillie comme une princesse, dans un hall digne des grands films de Noël américains. Puis je saute dans un bus direction l’Université ; je suis en retard pour déjeuner avec A. Il se met à neiger.

Revenir ici, c’est prendre la mesure de tout ce que j’ai construit. J’écris à un ami cher : la dernière fois, c’était en 2015, je me battais pour faire naître mon projet G. et mon fils avait six mois. Aujourd’hui, je suis dans la Blue Line en train de suivre le monthly call de l’expérience, et des antennes prennent des données en France, en Argentine, en Chine.

Mais bien avant cela : tout s’est passé ici. Tout a pris forme ici. Et dans ce qui me mord il n’y a pas que le vent, il y a toute la joie, la douleur et la solitude qu’il y a eues, l’exponentielle de ma carrière, de ma vie. Je me suis mariée ici, j’ai décroché des postes prestigieux et mon poste permanent ici. Ici, j’ai commencé à devenir celle que je voulais être – humainement, professionnellement.

Son : The Blues Brothers, Sweet Home Chicago, 1980. (What else?)

Chicago [0] : prélude

La veille de partir, je suis une loque. J’ai mal au crâne, une chape sur les yeux, l’angoisse nauséeuse des horreurs arrivées à d’autres, l’anxiété des frictions dans la collaboration G., une panoplie d’excuses pour traîner dans mon lit, et fuir dans des sommeils visqueux.

Je me disais que j’étais rattrapée par une année et demie à ne pas dormir, ou alors que j’avais fini par choper quelque chose – covid ? grippe ? Ce n’est que plus tard, quand ça s’est soudainement levé, que j’ai compris. C’est toujours le même schéma [voir ici, ] depuis que j’ai quitté cette ville. Quand je m’y rends à nouveau, j’ai une peur sourde de l’avoir perdue. Que la ville m’ait oubliée dans son évolution – et moi dans la mienne. Je m’en rends malade.

J’atterris à Chicago dans le plus grand désordre. Je converse sur quatre fils à la fois, de science, de stratégie, de vie ; j’essaie de suivre sur mon smartphone la messe mensuelle de ma collaboration G., où plein de résultats formidables sont présentés, j’ai deux réunions qui s’entre-choquent que je dois tenir dans le train depuis l’aéroport.

Mes retrouvailles avec Chicago ont la tournure que je craignais : j’ai le sentiment de passer à côté de tout. Dans la Blue Line vers Downtown, j’essaie de trier cet inconfort, de ne pas me formaliser des frustrations du travail, de tirer encore quelque chose de ce moment.

À Jackson, j’émerge du sous-terrain de la Blue Line.
Et Chicago me happe et m’arrache la tête.

Lumière !

Zao Wou-Ki, Ciel – 12.01.2004, 2004, Huile sur toile, 250 x 195 cm, Collection particulière.

Je rentre dans les rues gelées, je suis épuisée, comme si l’épuisement des autres finissait par m’écraser, épuisée physiquement, mentalement, je cherche à m’accrocher à ce qui a du sens : ces colonnes de densité, les processus de perte d’énergie, les termes sources que j’ai griffonnés sur un papier dont il faudrait calculer l’intégrale. Je me sens très rouillée dans la physique mais ce fil-là est salvateur. Je suis au milieu du naufrage familial, des mails de l’école encore, dans des complexités et tristesses ambiantes. Je suis prête à me laisser couler, à arrêter de surnager, laisser filer la lumière. J’écoute le Requiem de Fauré du début à la fin – c’est si pur mais ça n’aide pas.

Et soudain, ce message qui surgit comme un sursaut gamma : « Quel feu d’artifice cette avalanche de billets sur ton carnet aujourd’hui ! J’espère que tes autres lecteurs apprécient autant que moi l’éblouissement que créent toutes ces touches de couleurs illustrant ton chemin dans la vie. Merci ! »

De quoi me figer au milieu de la rue gelée. Gelée. Mais si brûlante de l’intérieur. Je ne sais pas s’il est même possible d’expliquer l’effet que fait un tel regard, une telle lecture et un tel retour sur mes textes. C’est comme si, dans ce partage et cette résonance, en cet instant-là, mon existence prenait tout son sens. Comme si je pouvais maintenant mourir car mon but était atteint. J’aurai écrit et j’aurai été lue. Que demander de plus ? L’ai-je seulement mérité ? Non. Et pourtant je suis là, alors il faut faire, être, écrire encore mieux. Continuer à vivre et à aller vers les lumières. Je ne me trompe pas de direction, je crois.

Son : Le leitmotiv de la journée, impossible de s’en lasser, toujours la même grâce avec Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

La physique gracieuse et lyrique

Simulation d’empreinte radio mesurée sur un réseau dense d’antennes : le bel anneau Cherenkov comme un trait de pinceau.

J’ai les mains froides et une sorte de grâce qui descend dans l’échine, la lumière du matin qui dore le Old Main de l’Université centenaire, l’herbe blanchie parcourue d’écureuils, et mon cappuccino, entre autres, qui me réchauffe les veines. Alors un peu plus tard, quand mon adorable et brillantissime V. partage son écran et commence à expliquer ses trente pages de calculs à base d’émission radio pour une particule seule, l’accélération non-linéaire, sa convolution sur les densités extraites de simulations de M., les interférences, la distribution de Gaisser-Hillas qui ne fonctionne pas – j’ai presque envie de pleurer tellement ça me parle et me touche. Je me dis : c’est ça la physique, dans tout son lyrisme et sa grâce.

Une fois la réunion terminée, je me surprends à attraper un bout de papier pour poser trois équations. Comme je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et les garder pour moi-même, j’envoie une ligne à V. :
« Nan mais franchement, c’est teeeeeellement exaltant de bosser avec toi ! »
Et sa réponse :
« C’est gentil, mais c’est parce que j’ai été formé par les meilleures ! »

Son : Le summum de la grâce avec Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target

Pour ne pas terminer la journée sur une note trop sombre –l’ombre, j’ai décidé d’arrêter pour le moment, rien de tel que la lumière, et s’il faut j’achèterai tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target pour éclairer cette vie. Pour terminer ma journée sur une note lumineuse, disais-je donc, deux remarques :

  1. Cette angoisse associée à A., et les crises d’angoisses de l’été dernier, les ombres associées à ma vie quotidienne et familiale, plus rien ne semble m’empêcher d’écrire. Rien ne m’assèche, bien au contraire. Chaque chose qui m’arrive, chaque chose qui me travaille, tout pousse et dégouline au bout de mes doigts, comme autant de mauvaises herbes ou de jus de chaussette. Plus j’écris, plus la gymnastique des mots se développe, et plus j’ai besoin d’écrire. Je n’ai jamais été aussi persuadée qu’écrire est mon essence.
  2. Mais j’ai fini par comprendre que la science m’est aussi nécessaire, car elle allume une partie différente de mon cerveau. Elle m’apporte l’équilibre parfait, me permet de funambuler entre jubilation et respiration. Et je ne crois pas avoir pris le temps de conclure ici, bien que cela fait quelques mois : cette crise existentielle de la quarantaine est terminée. Mieux : elle a abouti.

À tous ceux qui m’ont ramassée à la petite cuillère, qui m’ont écoutée ou lue – y compris ici – rabâcher encore et encore les mêmes inepties lourdes, sans fond et sans sens, à ceux qui m’ont nourrie dans mes errances et m’ont accompagnée avec tant d’amitié, de constance et d’amour – merci.

Son : Heather Nova, London Rain (Nothing Heals Me Like You Do), 1998.

Malargüe Magic

Gare de Bruxelles Midi, circa 1949

Jeudi matin, c’est thé, café et pains au chocolat dans mon bureau avec O. et T. pour élaborer la suite du projet G. O. m’avait confié qu’il redoutait que la discussion soit compliquée. Je l’avais rassuré : mais non, T. a admirablement changé d’approche depuis nos conversations à Malargüe.

Et la discussion est formidable. Je vois la physique et les stratégies rebondir entre nos trois cerveaux, tout est complice, tout est fun. Lorsque T. sort quelques instants, O. en profite pour me lancer un regard entendu :
« Ça se passe vraiment très bien, non ?
— Carrément. Je te l’avais dit. »

À midi, je pars avec mon poster sur G. pour Bruxelles, parler avec des huiles. J’ai décidé de ne pas me laisse pas démonter, ni par le bazar à la gare, le retard du train, la course dans le métro bruxellois, la fatigue et les kilomètres, la déception de rater la réunion avec ma petite équipe parisienne… À la pause café, dans le bâtiment bruxellois tout en moulures, J., a priori ennemi juré du projet G., me hèle de loin comme si j’étais son amie de toujours.
« Electre ! Trop content de te revoir ! C’est bien dommage, je ne reste pas dîner, parce qu’on aurait pu bien rigoler ensemble, comme à Malargüe. »
Je lui retorque :
« Eh mais je ne reste pas non plus, je rentre dîner à Paris parce que c’est quand même bien meilleur… »
À ma grande surprise, il devient semi-sérieux :
« Justement, je me disais que j’irais bien te voir à Paris pour qu’on discute ensemble autour d’un dîner. Le contenu de ces deux posters – mon projet, le tien – il faudrait en faire quelque chose ensemble. On ne peut pas continuer à travailler de façon disjointe. »

Quand je repars vers Paris, trois heures plus tard, j’ai droit à un échange parallèle des plus loufoques avec T. et sa doctorante. Ils m’écrivent depuis le RER, assis côte-à-côte, mais indépendamment, que leur TGV est annulé. Pendant que je cherche et lui propose des options, T. m’annonce que la réunion de travail de l’après-midi avec O. et l’équipe a été agréable et productive. Sa doctorante me tartine son excitation : « C’était un super meeting, et je suis tellement contente de ma thèse, de mon projet, de cette ambiance, des perspectives ! » Il y a quelque chose chez elle qui me soulève de joie – je la remercie, mais je n’ai pas le temps de broder.

J’ai des soucis de mon côté : mon train pour Paris est annulé. Le suivant me fera arriver en retard au dîner d’équipe. J’appelle O. pour le prévenir, et son ressenti de la réunion finit par boucler l’ensemble : « Je ne sais pas ce qui s’est passé à Malargüe, mais là, ça n’a plus rien à voir. Le meeting s’est super bien passé, dynamique très positive, on a bien avancé. Et je le sens vraiment bien pour la suite ! »

J’attends le prochain train sur le quai de Bruxelles-Midi. Il fait froid, je suis dans un état second, de manque de sommeil, d’overdose de kilomètres, du flux chatoyant des conversations et des informations. Que s’est-il passé à Malargüe ? Est-ce que j’y ai touché une singularité et changé le cours du temps ? Est-ce que j’ai modifié des branchements, fait circuler des courants différents ? Est-ce que j’ai transformé tout le monde en pierre et n’est-il qu’une question de temps avant qu’ils ne se réveillent de leur enchantement ? Je n’ai probablement rien à voir dans l’histoire, et ce sont les idées nouvelles que nous avons brassées avec O. qui ont pris graine, ainsi que, surtout, le fruit du travail de toute la collaboration que nous récoltons.

Mais je trouve le concept si joli : en novembre 2023, à Malargüe, la magie a opéré pour nous réunir dans cet effort commun, pour que plus tard nous soyons prêts ensemble à détecter des neutrinos de ultra-haute énergie.

Son : Efterklang, Dreams Today, in Piramida, 2012

Les toilettes comme un roman

Je ne sais pas si j’arrêterai un jour de me sentir ridiculement privilégiée à chaque fois que je grimpe les marches de pierres et pousse la porte de mon laboratoire d’astrophysique. Lorsqu’on a rêvé si fort d’en faire partie et qu’on a eu mal à différents endroits pour en arriver là, le sentiment d’irréalité subsiste encore, plusieurs décennies plus tard.

En comparaison, pousser la porte de ma maison d’édition est une aventure nouvelle, qui me fait légitimement retenir mon souffle à chaque incursion. Dans le hall d’entrée, les portraits des grands auteurs m’observent, peu rassurants. Je demande mon éditeur à l’accueil et attends qu’il descende me secourir avec ses yeux très bleus.

Pour meubler ce moment, je me rends aux toilettes : minuscules toilettes n’accommodant qu’une seule personne, avec un sas-lave-mains. Au moment où je pousse la porte, surgit une femme. Regard dur, rouge à lèvres carmin et longue natte noire dans le dos, une sorte de Mercredi en mode cinquantenaire. Elle est surprise, moyennement ravie de se trouver nez-à-nez avec moi dans cet endroit exigu et privé. Je marmonne : « Pardon… » et la laisse sortir. Une série de couvertures et de titres s’imposent et défilent immédiatement dans l’avant-plan de mon cerveau : La métaphysique des tubes, Stupeurs et tremblements

Quel meilleur endroit que les toilettes pour croiser Amélie Nothomb ?

Coriolis Night

Je lui avais proposé : « Retrouvons-nous sur la tombe du physicien qui a théorisé la force fictive, qui est, avec les rayons cosmiques, un ingrédient moteur de la dynamo galactique. »

C’est un jour parisien froid et blanc. Je l’entends arriver, ses pas sans hâte, presque hésitants, sur les feuilles humides. J’étais alors assise sur la stèle voisine, les doigts gelés sur mon laptop, en train de terminer mes transparents pour le grand oral de mon projet devant le laboratoire.

Les quinze heures suivantes sont suspendues, quelque part entre la science et la vie. Le temps de parler particules, la nuit est tombée, transformant mon bureau en un havre de bois doré ; dans la pénombre, nous nous faufilons dans les murs imposants de l’Observatoire, dans la salle Cassini qui égrène le temps.

Vers une heure du matin, nous quittons l’Ile Saint-Louis, et j’avise sur notre gauche le quai de la Tournelle. J’y ai passé plusieurs nuits ces derniers temps, à regarder en boucle la plus belle scène de l’histoire du cinéma. Je l’entraîne : « Viens, descendons là ! » Le quai a exactement la lumière du film : l’or, le cuivre ; et Paris nous entoure, noire et élégante, Notre-Dame brille dans ses échafaudages. Sur cette plateforme de danse, lisse et régulière, dans ses pierres orangées – je monologue, transportée, bien emmitouflée dans mes bottes, mes bas en cachemire, mon manteau cintré, les mains brûlantes. Je raconte la scène : Goldie Hawn en apesanteur, Woody Allen dans sa maladresse touchante, la perfection, et comment là-dessus je viens greffer la description du moment angulaire, du mécanisme d’accrétion et d’éjection, et que mon éditeur m’a dit que ça fonctionnait… Je parle, je parle, et un moment, je m’arrête, parce que je m’aperçois que tout s’est arrêté.

A. m’interjecte, la curiosité fusant de tous ses yeux et ses lèvres :
« Et ensuite ??
— Mais ensuite rien. Enfin, si, tout. Mais pas comme il se passerait entre deux êtres lambda. Simplement ce moment parfait, magique. »

Ma soeur rit : « Pfff… ta vie, c’est vraiment un film ! »
L. me dit tendrement : « Ta vie est un roman, ma chérie. »
Je leur réponds que oui, tellement, et j’aimerais que ça ne s’arrête jamais.

Son et image : Woody Allen, Everyone Says I Love You, 1996, extrait de la scène finale.