Pascale

Ai terminé au petit matin, à 4h30, cet étrange chapitre. Maintenant l’attente – de celui aux yeux bleus (mon éditeur) qui dira si oui ou non ce délire a sa place dans le livre. Je ne suis pas douée en attente, le manque de sommeil et l’anxiété m’alanguit, hérisse mon humeur.

Faire de la physique. Voilà ce qu’il faudrait. Devant la triste image qu’ont les gens de leadeuse organisée, inspirante et énergique, la seule réponse, finalement, plutôt que de m’en plaindre serait d’agir. Je n’ai pas envie d’être Jésus – mais respectée comme physicienne. Au demeurant, ils ont raison : il n’y a rien à respecter, puisque je ne calcule plus, ne code plus, et que, paraît-il, je ne comprends rien aux détails techniques de mon expérience.

Journée lente de Pâques toute consacrée aux garçons et à moi-même. Mes enfants sont formidables – je remarque qu’ils prennent soin de moi, de ma fatigue, de mon humeur changeante, ils boivent ce que je leur partage, et me fichent la paix. Ils ont tant de créativité en eux, à composer leur musique, écrire leur roman, à me dire : « Si je ne l’avais pas composé, mon morceau n’existerait pas, et je ne pourrais pas ressentir son émotion. C’est pour ça que je compose. » Je leur fais découvrir les dédales infinis de la bibliothèque universitaire, les rangées de livres à la Escher qui recèlent de trésors de la littérature française. Nous repartons avec Eluard, Verlaine, Duras et les essais de Gracq recommandés par J., dans un sac Monoprix qui me scie l’épaule.

Sur un banc, pendant que les garçons font des voltiges en trottinette, d’une traite je lis Le Vice-consul de Duras. Aspirée naturellement dans une continuité de langueur, oh le rythme chanté des phrases, chaque page comme un poème dur, et la triple couche d’ellipses sous la chaleur humide de Calcutta.

Hier soir, la dame kazakhe qui fait le ménage chez nous, nous avait invités à la pièce de Pâques de son église. Reconstitution de la Cène, trahison de Judas, crucifixion. C’est assez bien fait et j’écoute d’une oreille chaque apôtre conter son personnage, pendant que l’autre partie de mon cerveau songe à Feynman et aux ondes gravitationnelles. Le sermon final du prêtre, qui joue Judas, est hérissant (« Si vous sortez d’ici sans croire en Dieu, vous irez en enfer comme moi, Judas, et c’est horrible. »). Dans la voiture au retour, je fais mon propre sermon dégoulinant aux enfants, au son de Chopin par Martha Argerich.

« C’est vous qui décidez de ce que vous êtes, ce que vous faites, dans le flot des circonstances extérieures, malgré et grâce à la sérendipité de la vie, c’est à vous de construire ce qui vous semble juste. Vous déciderez si vous voulez croire en un dieu, si vous voulez être heureux, malheureux, de votre cheminement. Mais rien ne vous l’impose, c’est votre liberté. » Je doute qu’ils en comprennent grand chose, mais je leur dis tout de même, puisque je les ai bassinés avec Sartre et Beauvoir toute la semaine : « Je crois que ça ressemble à ça, l’existentialisme. »

À la fin de ce long week-end de quatre jours, douchés, nourris, chocolatés, nous sommes tous les trois très fatigués. Mais je crois très heureux.

Son : Frédéric Chopin, Prélude No. 6 in B Minor, in 24 Préludes, Op. 28, par Martha Argerich, 1986.

Leonardo da Vinci, Ultima Cena, 1494-1498, à l’église Santa Maria delle Grazie, Milano

Richard in love

Richard Feynman et son Surely You’re Joking Mr Feynman, est la raison principale pour laquelle j’ai choisi d’aller à Caltech pour mon postdoc. Mais on m’a raconté de drôles d’histoires à Caltech. Et Mme C. aussi, m’a raconté bien des choses. J’étais prête à le dépeindre comme un horrible womanizer dans mon chapitre – et je me décide tout de même à re-vérifier mes sources. Je tombe sur un article de Sotheby’s qui met en vente ses lettres d’amour à sa première femme. Son premier et grand amour, décédée à 25 ans de tuberculose, alors qu’il travaillait à Los Alamos sur le projet Manhattan. Jusqu’à la fin, aveuglé malgré son amour, ou par son amour, il lui aura écrit d’être plus « gentille », d’arrêter de pleurer et de se plaindre… Ce n’est que dans son avant-dernière lettre qu’il finit par comprendre.

My Wife:
I am always too slow. I always make you miserable by not understanding soon enough. I understand now. I’ll make you happy now.

I understand at last how sick you are. I understand that this is not the time to ask you to make any effort to be less of a bother to others. It is not the time to ask any effort at all from you. It is a time to comfort you as you wish to be comforted, not as I think you should wish to be comforted. It is a time to love you in any way that you wish. Whether it be by not seeing you, or by holding your hand, or whatever. […]

I will come this week and if you don’t want to bother to see me just tell the nurse. I will understand darling, I will. I will understand everything because I know now that you are too sick to explain anything. I need no explanations. I love you, I adore you, I shall serve you without question, but with understanding.

I am sorry to have failed you, not to have provided the pillar you need to lean upon. Now, I am a man upon whom you can rely, have trust, faith, that I will not make you unhappy any longer when you are so sick. Use me as you will. I am your husband.

I adore a great and patient woman. Forgive me for my slowness to understand. I am your husband. I love you.

— Lettre de Richard Feynman à Arline Feynman, 6 juin 1945

Sa femme Arline décède dix jours plus tard. Il raconte dans ses mémoires son périple pour arriver à son chevet depuis Los Alamos, après avoir crevé sur la route je ne sais combien de fois, quelques heures à peine avant la fin. Et c’est un mois plus tard que la première bombe atomique détonne dans le Nouveau Mexique.

Ensuite, pendant seize mois, Richard continue d’écrire à sa femme morte.

C’est bien plus intéressant ainsi, que d’étiqueter quelqu’un avec un hashtag #metoo, d’explorer sa complexité, son vécu, sa vie construite dans le flot sociétal.

Richard et Arline Feynman, au sanatorium d’Albuquerque

C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants [3]

« En somme, tu te fais chier, » conclut ma sœur, que j’appelle au milieu de sa nuit, les mains dans la vaisselle. Elle n’a probablement pas tort, ces derniers temps, à part ce chapitre qui luit comme une galaxie naine dans un vide cosmique, je n’ai rien à me mettre sous la dent, c’est la grande disette vibratoire. Pire : toutes mes interactions professionnelles sont de l’ordre de la crispation ou du naufrage, les problèmes pleuvent les uns après les autres, et j’ai absolument zéro aura, rien ne fonctionne, au mieux je ne sers à rien, au pire je rajoute de la friction.

P. est parti se requinquer à Paris, manger du saucisson et du fromage, installer l’arrosage automatique dans notre jardin – et travailler avec son doctorant.

C’est heureux : je peux pleinement utiliser mes garçons pour faire semblant de vivre un roman. Dans la journée, ils sont pleins de bonne volonté, et suivent les trames du quotidien que je leur ai tracés, pour ne pas me laisser déborder. Le soir, nous nous installons sur le lit de A. et c’est l’heure des partages.

Hier, c’était un chapitre de Surely You’re Joking Mr Feynman! en anglais dans le texte. Aujourd’hui, c’était des bouts du Rivage des Syrtes, des paragraphes à la volée pour camper le paysage, les lagunes, la froide amirauté de pierres dans la brume, la guerre figée avec le Farghestan, la rencontre avec Vanessa. Demain, ce sera Kean. Leur curiosité est piquée, ils ne veulent pas que je m’arrête. K. (six ans) affirme qu’il va lire tout seul la suite des mémoires de Feynman. A. veut savoir si la guerre va se remettre en branle dans la mer des Syrtes, et je me dis que s’il était meilleur lecteur (dans deux-trois ans ?), je lui fourrais Gracq entre les mains, et lui conseillerais de sauter toutes les descriptions pour aller se rendre compte lui-même*.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt enneigée, et pour cheminer avec eux à travers tous ces mondes, et retrouver de quoi m’abreuver, me nourrir.]

*J’ai bien conscience du sacrilège. Les descriptions dans le Rivage : évidemment l’essence onirique de ce texte, sans lesquelles il serait littérairement plat comme un pavé de Tolkien. Mais si mon fils s’intéresse à Gracq, je suis prête à accepter qu’il n’en lise qu’une page sur cinquante.

Madison, Wisconsin

Pourquoi suis-je venue à Madison, déjà ? Pour passer une journée dans le bâtiment de physique à parler à quelques collègues sans résonance particulière ? Pour me réveiller à 5h du matin et manquer de vomir en lisant un mail de trois pages ? Pour passer l’aube dans des calls à m’enfoncer dans d’autres problèmes, sous la lampe Tiffany de ma chambre d’hôtel ? Pour marcher dans la tempête de neige, les doigts gelés sur mon cappuccino avec l’envie de pleurer ? Pour perdre un samedi en transit à l’aéroport de Chicago, et passer des appels pro urgents dans le brouhaha ambiant des annonces de portes d’embarquement ? Nous échangeons factuellement rapidement avec O., mais je me tais sur mes états d’âme – il a bien d’autres choses à gérer, et c’est ainsi que notre relation fonctionne de façon si saine.

J’imagine que je suis venue à Madison pour découvrir, entre deux rendez-vous, les jolis chiffres d’un vote lointain, à Paris, qui tracent des rails sur mon avenir pour les cinq prochaines années.

Des messages aimables pleuvent dans ma boîte et tout cela me touche. Mais c’est étrange, le décalage temporel et spatial dans lequel je me trouve. Rien n’a de corps et j’échange à peine avec mes collègues, dans des fils ténus et virtuels. Parfois je me demande si j’existe vraiment, si cela est une fable, un conte que j’ai inventé dans ma tête, comme ce chapitre dans lequel je me suis réfugiée. Et probablement, c’est bien aussi, de temps en temps, de perdre corps, pied, tête, de ne plus vraiment exister.

La tempête de neige commence tout juste, à Madison, Wisconsin, mars 2024

Profession romancier

Au début de cette lecture, je trouvais Murakami faussement humble, trop japonais de sa génération, et je me disais que rien dans son processus d’écriture ne me parlait vraiment. Il le décrit comme un hasard, dit ne pas en souffrir, j’entends dans sa vision de l’écriture et de la vie cette façon si japonaise de ne pas s’appesantir sur le courant des choses, de laisser filer et de prendre sans trop questionner, et ne pas expliquer (悪いけど、しょうがない、頑張ろう). Et si j’apprécie cela dans une certaine mesure, je me dis que dans l’écriture, cela ne me suffit pas. Je ne sais pas si c’est une question de genre (h/f), mais dans mes oscillations hormonales et bipolaires, je me sens évidemment plus proche de Sylvia Plath, Nancy Huston, Marguerite Duras, qui écrivent comme si elles allaient en vivre ou en mourir…

Il y a tout de même ce chapitre sur la nourriture nécessaire pour écrire. Amusant : il y parle de Hemingway. Il y parle d’innombrables tiroirs où il stocke son matériel, au fil des journées et des contemplations. Et à la lecture de ces pages-là, je me dis : oui.

Alors, si vous aspirez à écrire un roman, regardez autour de vous avec le plus d’attention possible. Telle est ma conclusion aujourd’hui. Le monde peut paraître ennuyeux mais, en réalité, il est plein de pierres précieuses brutes, fascinantes et énigmatiques. Les écrivains possèdent un œil particulier qui leur permet de découvrir ces merveilles. Et ce qu’il y a de fantastique, c’est qu’elles ne coûtent rien. Si vous avez un regard acéré, ces joyaux, vous pourrez en choisir autant que vous le souhaiterez, en récolter autant que vous le voudrez. Il n’y a pas de plus beau métier, vous ne croyez pas ?

— Haruki Murakami, Profession écrivain, 2015 (traduction Hélène Morita)

« Il n’y a pas de plus beau métier, vous ne croyez pas ? » Je crois qu’il y en a un autre qui arrive au même rang : celui de chercheur. Pareil, il crée une description du monde à partir de l’observation et de la digestion de l’esprit. De façon différente, il permet de tendre collectivement vers la construction de la Science. Ce dont on ne se rend pas toujours compte, c’est que l’un répond intimement à l’autre, à chaque instant. La Science ne servirait à rien si nous ne la fabulions pas, et si elle n’était pas contée dans sa création. L’écriture ne survivrait pas sans l’élan humain sous-jacent qui nous pousse à comprendre le monde par une méthode scientifique.

Note : Depuis tous ces derniers mois où je lis et écris de façon quasi-compulsive, j’ai pris l’habitude de venir énoncer ici des inepties pseudo-philosophiques. Je m’auto-fatigue moi-même. J’imagine qu’il faudrait plutôt adopter l’attitude japonaise et être un peu plus humble dans ma non-compréhension infinie de ce monde. Regarder, contempler au mieux, et poser sur du papier ce qui m’apparaît, sans interprétation ni analyse.

Cavité Fabry-Pérot

Quel vide. Et quelle solitude. Des kilomètres de jours sans vibration, dans le bruit blanc désertique d’un cerveau inanimé et anémié.

LIGO Hanford Observatory : un interféromètre de Michelson en forme de L dont chaque bras mesure 4 km et contient des cavités Fabry-Perot sous « ultravide », dans le but de détecter des ondes gravitationnelles. Dans l’interféromètre, des ondes électromagnétiques (de la lumière) en phase (qui ondulent « en rythme ») sont émises, et séparées en deux faisceaux qui sont ensuite rassemblés. Comme les ondes sont en phase, on devrait observer à la fin de jolies franges d’interférences, i.e., des zones de luminosité alternées, où les plus lumineuses correspondent à des ondulations électromagnétiques qui se sont ajoutées. Si des ondes gravitationnelles perturbent la longueur d’un des bras où passent les faisceaux, le signal lumineux rassemblé sera modifié, portant ainsi la signature d’un événement. Les cavités Fabry-Pérot sont des cavités encadrés de deux miroirs, qui permettent des réflexions supplémentaires des ondes électromagnétiques pour amplifier le signal d’interférence.

Journey

Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je croyais que c’étaient les tracas professionnels – heureusement, O., magnifique, qui toujours me fait pivoter vers l’angle juste des choses. Mais en fait ce n’était pas le professionnel. C’est cet autre monde dans lequel j’ai mis le pied et qui me grignote comme une madeleine. Je suis dans une semi-réalité. J’y suis je crois depuis ce soir d’hiver où j’ai ouvert un paquet ruisselant de notes. Le rappel de cet endroit qui n’existe pas et qui n’existera jamais et qui pourtant me hante et me hante. Alors je l’habille d’un jardin à la Gracq, de plantes roses et vertes, je me perds dans de la mécanique quantique et des interféromètres, j’en nourris tout un chapitre, et à chaque instant de mon existence, c’est comme si, sans que je n’en aie conscience, un fantôme de moi-même vivait dans l’autre dimension. Cette étrange dissociation, proche de la divagation, me donne une sensation d’avoir perdu corps, d’être diaphane, de ne rien comprendre à ce qui arrive, m’arrive, de ne rien saisir de l’existence. Je ne sais plus si je suis les phrases que j’écris, la physique que je lis, la musique qui perle sous ma peau, j’ingurgite de grands latte fleuris pour me faire croire que je me nourris, mais je suis si faible que dehors, j’ai l’impression que les rayons printaniers vont me faire fondre. Et c’est le prix, je crois, pour sortir ce chapitre féerique.

Aaron Becker, Journey, 2013

L’illustration complète de ce billet, à contempler en plein écran : Aaron Becker, Journey, 2013

Le processus d’écriture [2] : l’iceberg

Au cours des longues heures de route vers le Sud puis vers le Nord, lorsque la nuit s’est faite et les petites oreilles endormies, je disserte sur mon livre. P. m’écoute faire ma maïeutique, ponctuée de moments de silence dans lesquels je me plonge pour digérer les conneries que je viens d’énoncer, avant de me lancer dans une nouvelle vague d’enfonçages de portes ouvertes. [Je me dis, quelque part en arrière-plan : c’est grâce à cette écoute merveilleuse, à la fois active et non intrusive que je suis devenue la personne que je suis.]

On parle de Hemingway et de son processus d’écriture en iceberg : n’écrire que la pointe et laisser le lecteur broder sur le reste immergé. Hemingway le pratiquait à outrance sèche, ses phrases si dures, brèves, rincées jusqu’à la fibre. La découverte de ce format m’a bouleversée, à seize ans, quand Mrs Cox, ma prof de lettres anglaises, nous l’a décortiqué avec son Canary for One.

Je dis que je n’ai aucune envie d’écrire à la Hemingway, je tiens trop au lyrisme pour cela. Mais l’ellipse, encore une fois, il n’y a que ça de vrai. Alors cette épiphanie : ce chapitre 10 que mon éditeur dit si réussi, c’est un iceberg. Je n’ai pas le droit de faire de l’ellipse dans mon style puisque mon éditeur me martèle que le lecteur va avoir du mal et que je ne dois pas oublier qu’il s’agit d’un livre de science. Mais l’ellipse, elle est ailleurs. Elle est dans le fait que pour écrire ce chapitre, j’ai lu un roman, deux essais, une pièce, un nombre incalculable d’articles scientifiques et biographiques, autant de bouts de carnets de Karl, passé des nuits à re-dériver des équations, et surtout, j’ai vécu et interagi. L’incroyable nourriture qui a construit ce chapitre, c’est la partie immergée. Car à la fin, seules une dizaines de petites pages en sortent, bien arrangées, bien construites, bien étayées, avec des informations sélectionnées et déposées sur un fil conducteur simple. Mais ce qui donne sa richesse et sa profondeur au texte, c’est, je pense, que moi, autrice, au moment de l’écriture, étais consciente de tout le foisonnement qu’il existait à chaque nœud, à chaque mot. Lorsque que je choisis de citer Karl sur cet instant de sa vie, je sais qu’il y a eu tous les autres dont je n’arroserai pas le récit. Lorsque je choisis d’expliquer l’équation d’Einstein avec certains mots, je sais dans les coulisses le jeu de ses termes. Mais à la fin, c’est au lecteur de construire son propre chapitre, et d’élaborer à partir de ces quelques indices.

Mon chapitre 3 a été le premier sur lequel mon éditeur s’est enthousiasmé, et a posteriori, je me rends compte qu’il a été nourri de façon similaire. Ce qui change dramatiquement cependant, entre le chapitre 3 et le 10, c’est qu’il s’est passé huit mois, dans cette année de ma vie où les jours comptent triple. Ce qui était timide, non assumé, et presque par accident dans le chapitre 3, c’est de la construction maîtrisée, dans le flot magique de la sérendipité de la vie, qui habite le chapitre 10.

Si ce sont là les ingrédients pour écrire bien, que va-t-il se passer maintenant que j’ai besoin de dormir et que je veux poser/reposer mon âme ? Aurai-je assez de nourriture pour la constitution de tous mes icebergs ? Si je vois moins de personnes, si je lis moins, voyage moins, cours moins, si je suis moins illuminée et allumée et tarée, est-ce que c’est encore possible de sortir des choses dans leur justesse elliptique ?

Faire l’apologie de l’ellipse dans des propos pseudo-littéraires ras les pâquerettes, dans une série de billets-roman-fleuve de trois kilomètres de long, c’est aussi ça la classe.

L’Observatoire neutrinos IceCube, situé à la Station Amundsen-Scott du Pôle Sud, constitué d’un bloc de glace de un kilomètre cube instrumenté, sous la surface, de filins sur lesquels sont accrochés des photomultiplcateurs. L’illustration représente une simulation dans laquelle un neutrino traverse l’instrument et allume des signaux sur les détecteurs. Crédit photo : IceCube Collaboration/NSF

Mazaalai

Lecture de Mazaalai, d’Élise Rousseau, fraîchement sorti, mis entre mes mains par mon éditeur : comme j’avais besoin de cet apaisement, le désert de Gobi dans une camionnette en compagnie de naturalistes français et mongols. La piste d’un ours sur des milliers de kilomètres de cailloux et de sable. Je suis replongée dans l’une de mes propres missions [ici et les cinq billets suivants], sur la piste des neutrinos, avec nos antennes dans le coffre, les quatre-quatre de nos collègues chinois, côté Gansu et Qinhai, sur ce même désert de Gobi qui ne connaît, lui, pas de frontières. La lumière déclinante sur les roches grises tirant sur le violet, parfois or, le vent. Le minéral absolu à perte de vue.

Neuf alligators-supernovae dans les wetlands de Savannah

Le premier, c’était une surprise, entre une écluse et un monticule herbu, en marbre noire et lisse, le dos battu par une spartine qui ployait sous la brise. On se demandait même s’il était vivant.

Le second flottait dans l’eau, parmi les roseaux ocres, dos sombre et long, et les yeux comme des protubérances qu’on repérait à distance.

Le troisième et le quatrième étaient une mère et son petit, tout au bord de la route. La femelle mesurait bien cent vingt centimètres, son protégé à peine cinquante. Quand nous nous rapprochons, elle ouvre son œil de verre – l’un de ces calots noirs de la cour de récré – et surtout la gueule. Nonchalamment. On peut compter ses dents.

Le cinquième était un jeune, mais déjà émancipé, au visage finement dessiné, accoudé sur une branche au milieu d’un étang fleuri, déposé sur une nappe de ciel bleu. Très photogénique et pittoresque.

Le sixième n’était pas loin : un mâle énorme, affalé sur une butte verte, lourd, puissant, noir, et au mouvent lent. La respiration lui soulève imperceptiblement le ventre. Quand il remue une patte, nous nous réfugions dans la voiture.

Le septième était déguisé en feuilles mortes de l’autre côté de la rive boueuse.

Les huitième et neuvième : des rondins bruns à contre-jour sur une digue de boue et de sable. Les pauvres, étant loin et arrivant tard, ont eu une attention et des cris de joie limités.

Si l’on rapporte la taille des wetlands en bordure de Savannah à un cube d’Univers de 300 mégaparsecs de côté, le taux d’occurrence des alligators est similaire à celui des supernovae à effondrement de coeur : une dizaine par jour.

Gators 3 et 4, Savannah, mars 2024
Gator 5, Savannah, mars 2024
Gator 6, Savannah, mars 2024